Magazine Cinéma

Laisse-moi entrer

Par Deuz
Laisse-moi entrer
Pour être honnête, la raison qui m'a poussé à voir Laisse-Moi Entrer n'est pas le fait que celui-ci soit le remake anglais/américain (production anglaise [la mythique Hammer] et équipe américaine) du film suédois Morse de Tomas Alfredson, aussi plébiscité par la critique celui-ci fusse-t-il, ni même le synopsis de cette romance vampirique pourtant plus qu'originale et intrigante, mais plutôt la présence de Matt Reeves derrière la caméra, ainsi que celle de Chloë Moretz et Kodi Smit-McPhee devant son objectif. Ayant tout simplement adoré Cloverfield, l'un des rares films en found footage bénéficiant d'une mise en scène vraiment réfléchie et d'une photographie digne de ce nom (sans pour autant trahir son concept de "caméra vérité"), j'étais en effet très curieux de voir ce que pourrait donner le talent du protégé de J.J. Abrams dans une réalisation plus "classique". De même, suite à son rôle de dangereuse Hit-Girl dans le survolté Kick-Ass, où elle faisait preuve d'une maturité déconcertante pour son jeune âge, j'étais assez emballé par l'idée de voir Chloë Moretz donner la réplique à Kodi Smit-McPhee, le talentueux gamin anorexique au regard christique du magnifique La Route. Et une chose est sûre : sur ces deux points, Laisse-Moi Entrer a clairement dépassé toutes mes attentes !

Laisse-moi entrer

"Toc toc ! Qui est là ?"


Bien sûr, j'ai été complètement transporté par l'histoire d'Owen et Abby, soit celle d'un adolescent en pleine puberté, perdu dans une crise familiale aussi triste que banale et martyrisé par des camarades de classe à la bêtise malheureusement on-ne-peut-plus réaliste, faisant la rencontre d'une fille étrange qui ne sort que la nuit et marche pieds nus dans la neige (Mon Dieu ! Une hippie !), le tout enrobé par une ambiance sombre et fantastique, dans une ville paumée où des meurtres sordides s'enchaînent à en remplir une piscine entière d'hémoglobine. Mais ce qui m'a le plus agréablement surpris dans Laisse-Moi Entrer, c'est surtout la virtuosité et la grande justesse de la réalisation, la saisissante beauté glacée de la photographie, la force évocatrice et angoissante de la musique, et la subtilité et la grâce des acteurs principaux. Pour le dire simplement : ça faisait un bon petit moment que je n'avais pas vu du si beau cinéma ! Que l'on pense à cette surprenante scène d'accident filmée de l'intérieur d'une voiture, aux nombreuses fulgurances gores et violentes qu'amènent toujours intelligemment le script et la mise en scène, à la tension de certains passages où l'intensité de la musique se joint à la noirceur des images pour nous emporter dans les plus sombres contrées, aux lumières bleutées et orangées qui enveloppent des personnages criant de vérité dans une brume froide et envoûtante, ou à la finesse des dialogues dont l’appropriée simplicité est appuyée par des gestes aussi anodins que lourds de sens... tout, dans le second long-métrage de Matt Reeves, indique que l'on est ici en face de la perfection cinématographique faite film, ni plus ni moins. Comment en effet appeler ça autrement, lorsque l'intelligence et le professionnalisme du cadrage, du découpage, de l'écriture, du montage et de la photographie se lient aussi étroitement à la puissance et l'émotion d'un jeu d'acteurs, d'une musique et d'un drame brûlant et bouleversant ? Apollon et Dionysos s'unissent alors dans un art total, comme le cinéma (peut-être le média le mieux à même de les rassembler de la sorte) devrait plus souvent nous donner la chance de l'expérimenter.

Laisse-moi entrer

"Un, deux, trois... Soleil !"


Après de telles éloges, une question pointe alors inévitablement le bout de son nez : Laisse-Moi Entrer étant un remake, parmi toutes ces qualités précédemment énoncées, les quelles appartiennent vraiment à cette nouvelle lecture du roman d'origine (de John Ajvide Lindqvist) et lesquelles sont empruntées au film maintes fois primé de Tomas Alfredson ? J'ai donc logiquement jeté un œil, voire même deux, sur la première version cinématographique de ce conte horrifique singulier, en m'attachant principalement (si ce n'est uniquement) aux éléments qui ont éveillé en moi tant d'intérêt, c'est-à-dire la réalisation, la photographie, la musique et le jeu des acteurs principaux. En ce qui concerne les trois premiers points, la différence entre les deux films s'avère alors des plus flagrantes : d'un côté, l’œuvre de Tomas Alfredson baigne dans une lumière crue, où même les scènes de nuit sont d'une étonnante clarté, évoquant le froid grisâtre des régions nordiques et rejoignant l'aspect réaliste d'une réalisation volontairement simple et immobile, dans un rythme lent apparentant l'ensemble à un drame social tiré d'un sordide fait divers, et prenant (volontairement ?) ses distances dans des scènes d'action filmées avec la même aridité que ses dialogues, le tout accompagné d'une musique sporadique appuyant discrètement quelques moments forts du métrage ; de l'autre, Matt Reeves nous propose une vision bien plus sombre, avec la prédominance d'un noir intense mêlé aux lueurs artificielles d'une ville étreinte par la nuit, dans une mise en images très stylisée et ponctuée d'idées originales et audacieuses (cette fantastique scène d'accident !), avec un rythme également lent mais visant ici à distiller une atmosphère inquiétante, à laquelle la musique très présente et particulièrement angoissante participe grandement, n'hésitant néanmoins pas à s’accélérer subitement dans des scènes d'action beaucoup plus sanglantes et nerveuses que chez son homologue suédois, encrant ainsi totalement le film dans une tradition horrifique tout en conservant un fort aspect dramatique et romantique. Pour résumer : d'apparence, Morse ressemble un peu à un film social très lent comme on peut en voir fréquemment sur Arte, alors que Laisse-Moi Entrer a tout du pur film noir, avec une esthétique et une réalisation sophistiquées alliant judicieusement tradition et modernité.

Laisse-moi entrer

"Dodo, l'enfant Do..."


Mais peut-on dire, à ce niveau, que l'un des deux partis-pris est objectivement meilleur que l'autre ? Pas vraiment... (Même si, personnellement, j'aurais tendance à voir certaines scènes de Morse comme de parfaits exemples de réalisation ratée, mais je suis sûr que de nombreux esprits bien-pensants sauraient me prouver qu'il s'agit là de procédés artistiques trop complexes pour ma petite tête d'attardé...) Néanmoins, cela prouve en tout cas que certains aspects m'ayant profondément marqué dans Laisse-Moi Entrer sont bien des spécificités de la version américaine qui, vous l'aurez compris, correspond donc visiblement plus à ma propre sensibilité. Par contre, il reste un point sur lequel on peut sans grande difficulté se prononcer : Chloë Moretz et Kodi Smit-McPhee sont indéniablement de plus grands acteurs que Lina Leandersson et Kare Hedebrant, les interprètes suédois de leurs rôles respectifs. Si le petit blond qui joue Oskar, la version nordique d'Owen, s'en sort vraiment pas mal et pourrait presque rivaliser avec le très doué Kodi Smit-McPhee (mais "presque" seulement, car le jeune américain porte en lui une sensibilité troublante dépassant sa fragilité physique apparente et en faisant plus qu'un "bon acteur"), la "vampirette" suédoise Lina Leandersson se fait quant à elle complètement enterrer par l’impressionnante prestation de la belle Chloë Moretz. Là où Lina, avec son physique banal (je veux pas être méchant, hein, mais bon...) et son jeu limité, n'inspire finalement que peu d'empathie et quasiment aucune crainte, Chloë réussit de son côté à dégager un charme aussi enfantin que profondément féminin, nous donnant ainsi envie de la protéger et de la serrer dans nos bras dans ses moments de faiblesse, avant de se transformer subitement en une bête féroce réellement terrifiante (prestation alors appuyée par l'emploi d'effets spéciaux, d'une direction artistique et d'une réalisation que, une fois encore, je préfère à celles de Morse). Et on ne peut ici excuser le manque d'effroi que provoque la suédoise par une quelconque volonté de réalisme affirmé : tout comme l'américaine Abby, la petite Eli (nom de la fillette vampire dans la version originale) grimpe aux arbres et aux buildings, saute de dix mètres de haut et arrache la gorge de ses victimes avec ses dents sur un fond de musique stressante... Mais elle fait juste moins peur, point (et pour son manque de charme ou son jeu moins développé, c'est là une réalité qu'aucun hypothétique mauvais choix artistique ne peut justifier).

Laisse-moi entrer

"Bloody Mary, Bloody Mary, Bloody Mary, Bloody..."


La plupart des critiques sur Laisse-Moi Entrer ont tendance à avoir la même conclusion : celui-ci est à la fois très réussi et complètement inutile (second argument auquel je m'oppose fortement, bien entendu). Elles reconnaissent ses qualités esthétiques et l'incroyable talent de ses deux jeunes acteurs principaux, mais lui reprochent au final, avec seulement deux ans d'écart, de ne rien proposer de plus et de significativement différent par rapport au Morse de Tomas Alfredson (et même d'aller jusqu'à reproduire presque à l'identique certaines scènes du film suédois... qui sont en fait des dialogues ou des passages clés qu'il aurait été bien difficile et inutile de modifier foncièrement). Ils n'y voient donc qu'une simple américanisation d'un chef-d’œuvre qui s'en serait bien passé, juste bonne pour des spectateurs du Nouveau Continent étant globalement peu intéressés par le cinéma étranger. Si l'on peut comprendre leur rejet face à une démarche étant avant tout, il est vrai, celle de producteurs, ce quasi-consensus sur le film de Matt Reeves est cependant, à mon sens, d'une parfaite et consternante mauvaise foi ou, pire, le résultat d'une profonde incapacité à apprécier le cinéma en tant qu'art essentiellement visuel. J'y vois en effet les conséquences néfastes d'une tradition littéraire poussiéreuse, attachant aujourd'hui encore plus d'importance aux mots qu'à l'image (ce qui ne finira peut-être jamais de gangréner notre pauvre cinéma national), ainsi que le syndrome d'un esprit français/européen ronflant et s'auto-glorifiant de sa soi-disant place de carrefour au sein de la culture mondiale, comme un élitisme conservateur se gargarisant bruyamment et pouvant se traduire par la pensée suivante : "Reconnaissons que c'est un petit film bien sympa pour ces bouseux d'américains consanguins, mais nous qui sommes ouverts sur le monde, ça fait deux ans qu'on a vu le vrai, l'original, qui raconte la même chose (bien que d'une manière différente), alors ils vont pas nous la faire, à nous !" Mais si ON PREND CE FILM POUR CE QU'IL EST, et non pour ce que l'on croit qu'il devrait être (dans le cas présent, nombreux pensent qu'il ne devrait carrément pas être), on est alors forcé d'admettre que Laisse-Moi Entrer est un véritable chef-d’œuvre, alliant majestueusement forme et fond dans un passionnant et rare moment de grand cinéma ! Je mettrais même ma main à couper que si celui-ci était sorti, tel quel, en premier, Morse aurait alors sûrement été taxé de remake obscure, pompeux, fauché et à moitié raté (mais en réalité, il faut avouer que celui-ci conserve bien le mérite et le génie de la nouveauté), ce que personne ne peut en toute franchise dire sur Laisse-Moi Entrer. Et si vous n'avez pas encore eu la chance de voir le surprenant morceau de neige grise et rouge que Tomas Alfredson a eu l'intelligence et la primeur de modeler à partir du roman de John Ajvide Lindqvist, je ne peux que vous conseiller de plutôt directement visionner le diamant noir étincelant et captivant que Matt Reeves a minutieusement taillé, transcendant ainsi l'œuvre dont il s'est respectueusement inspiré. IT'S A KICK-ASS MOVIE, BABY !

Laisse-moi entrer

"Un petit cochon pendu au plafond ! Tirez-lui la queue, il pondra des œufs !"


Pour finir, parce que ce film en vaut vraiment la peine et qu'il est toujours difficile de combattre les préjugés (ce qui justifie aussi un peu la longueur de cet article), voici les deux versions différentes d'une même petite scène, dans Morse (première vidéo, à partir de 4 min 50 et jusqu'à 6 min 30) et Laisse-Moi Entrer (deuxième vidéo en intégralité). Je pense que les images parlent d'elles-mêmes mais vous remarquerez, dans l'extrait suédois, le plan étrange où Eli se relève en disant à Oskar de partir, typiquement ce que je considère comme un réel problème de réalisation (c'est quoi ce cadrage ? Et quand on revient sur elle, pourquoi sa position est différente ?), ainsi que la lenteur générale de l'exécution ; alors que dans la version américaine, les effets spéciaux et la musique puissante s'ajoutent à une réalisation et un montage dynamiques à mon avis bien plus efficaces.
Titre original : Let Me In
Réalisé par : Matt Reeves
Date de sortir française : 6 octobre 2010
Laisse-moi entrer
Laisse-moi entrer
Laisse-moi entrer
Laisse-moi entrer
Laisse-moi entrer
Laisse-moi entrer
Laisse-moi entrer
Laisse-moi entrer
Laisse-moi entrer
Laisse-moi entrer

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Deuz 101 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines