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Il avait une démarche ridicule.

Publié le 20 avril 2012 par Lana

 Ils étaient un groupe d’étudiants se rendant du lycée au centre-ville. Tout était normal, il faisait beau, la marche était agréable, la discussion était intéressante et sensée.

 Au loin apparut un autre groupe d’étudiants de la même classe préparatoire. Ils étudiaient les mathématiques de façon intensive, ces sorties leur permettait de respirer et de se déstresser.

 Les deux groupes se sont rapprochés. L’un des arrivants s’est mis à imiter la démarche d’un singe balourd. Personne n’a vraiment compris pourquoi. Personne sauf lui. Il s’est senti tout à coup gauche. Le ridicule l’avait envahi, il allait le traîner de longues années.

 Il n’osait plus sortir sauf en cas de besoin impératif. Marcher était devenu une épreuve. Il lui semblait que tous les passants se moquaient de lui. Il lisait des rictus sur tous les visages. Il baissait la tête, il n’osait plus regarder les gens en face.

 C’était devenu une obsession, il y pensait dès le réveil, il s’endormait avec cette douleur. Il cherchait des miroirs pour observer sa démarche. Les vitrines des magasins faisaient l’affaire. Les gens se demandaient ce que ce type avait à détourner la tête ainsi.

 Certains, quand ils le croisaient, imitaient une démarche de militaire allant au pas cadencé. L’obsession était polymorphe, le ridicule de la démarche était toujours présent mais il prenait différents aspects, démarche gauche, démarche rigide, démarche de pantin.

 Il essayait de corriger sa démarche en permanence mais plus il s’y employait et plus les gens riaient. Mettre une jambe devant l’autre était devenu un calvaire. Qui pourrait croire une histoire pareille ?

 Il avait été aux trois jours pour la sélection avant le service militaire. Il était terrifié à l’idée de passer un an à l’armée. Pensez-donc : regardez-moi ce gus qui marche au pas même en dehors des heures d’exercice.

 Un jour qu’il se rendait à la forêt pour travailler, il a fait demi-tour et est revenu chez lui se coucher. Sa grand-mère était inquiète. Depuis quelques temps elle avait remarqué des signes bizarres. Il marchait seul dans la salle quand ses grands-parents étaient couchés. Un jour elle l’a vu remonter la rue en parlant tout seul. Il disait qu’il était le Christ.

 Il ne s’est pas levé de la journée. Le lendemain, il est resté au lit également. Il n’avait pas dormi de la nuit. Les démons le menaçaient. Il faisait appel à tous les Saints pour qu’ils viennent à son secours. Il priait en permanence. Parfois, il avait la révélation d’être de nature divine. Il partait chasser les démons, tous fuyaient devant lui, il était invincible.

 Quand sa grand-mère se couchait, il l’entendait, alors qu’elle dormait. Elle faisait aussi partie des démons. Mais c’était uniquement la nuit. Le jour elle n’était pas possédée, il ne craignait rien.

 Un médecin généraliste est venu l’examiner. Il lui a dit que son sort dépendait de lui-même. Le médecin pensait qu’il lui suffisait de le vouloir pour se tirer d’affaire. Il ne comprenait pas que les démons ne le laissaient pas en paix. Personne ne le comprenait. Il n’en avait d’ailleurs parlé à personne. C’était un secret. L’avouer l’aurait conduit à subir un châtiment terrible. Des années plus tard, il a pu s’en expliquer avec un psychiatre, il avait encore peur de trahir.

 Son père est venu, il l’a conduit à l’hôpital à Rennes. A l’entrée les gardiens l’ont regardé bizarrement. Peut-être pensaient-ils qu’il n’était pas vraiment fou. Lui se demandait aussi. Il savait qu’il perdait la raison mais en même temps il en était conscient, comme si la moitié de son cerveau surveillait l’autre.

 On l’a mis sous perfusion, il a dormis trois jours d’affilée. Il s’est réveillé dans une salle commune. Il était entouré de fous. Des jeunes, des vieux. A côté, il y en avait un qu’il prenait pour un moine. Il lui faisait peur, la nuit, il priait pour l’éloigner.

 Au réfectoire, on lui a assigné une place. Ses voisins de table étaient en colère. L’un d’eux a dit qu’ils avaient hérité d’un drôle de numéro. C’est là qu’il a compris qu’il était le dernier des derniers. Le méprisé chez les méprisés de la terre.

 Dans le couloir, les patients faisaient les cent pas. Lui aussi marchait et c’était cent coups qu’il recevait à chaque allée et venue. Il avait amené avec lui son obsession. Peut-être était-ce elle qui l’avait conduit ici. Il avait vécu quatre ans avec. Il avait abandonné ses études car elle ne l’autorisait plus à se concentrer. Le monde se diluait, la réalité devenait floue. Les autres étudiants ne lui montraient plus aucun respect. Ils riaient sans se cacher. Il avait fait quatre ans d’études sur les cinq qu’il lui fallait pour passer le diplôme.

 Il est parti en stop vers Paris. Tous ont essayé de le dissuader de partir mais il savait qu’il avait un destin à accomplir. Il a dormi dehors à Paris. Le lendemain il est allé voir un ami d’enfance qui l’a hébergé quelques jours. Il a cherché du travail et en a même trouvé comme technicien dans une usine automobile. Il ne pouvait plus être ingénieur, il n’avait pas le diplôme.

 Il ne s’est pas présenté eu travail, il est parti avec un copain vers la Bretagne. En arrivant chez son père, il lui a dit qu’il souffrait de dépression. Son père l’a amené voir un psychanalyste. Le psychanalyste l’a écouté puis a conseillé à son père d’aller voir un psychiatre. Il n’a pas donné d’explication.

 Trente-cinq ans plus tard, il est toujours un peu préoccupé par sa démarche mais ça va mieux, il y pense de moins en moins. Il essaye d’en parler à sa psychiatre mais elle ne semble pas intéressée. D’ailleurs, quelle importance quand on sait qu’on va bientôt mourir. Car c’est ça qui le sauve, il n’a pas peur de la mort d’ailleurs, parfois, il prie pour qu’elle le surprenne dans son sommeil.

Je savais bien que personne ne croirait à cette histoire. D’ailleurs il y a encore beaucoup de choses à raconter mais c’est encore plus fantaisiste, des histoires de fous.

Alain


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