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Pierre Clastres un peu oublié actuellement est né en 1934 et meurt accidentellement en 1977. Philosophe de formation, il s'est tourné vers l'anthropologie et situe son œuvre dans le sillage du « Discours de la servitude volontaire » d'Étienne de La Boétie. Influencé par socialisme et Barbarie, il participera à la fondation de la revue Libre, aux côtés de Miguel Abensour, Cornelius Castoriadis, Marcel Gauchet, Claude Lefort.
Il a mené de nombreuses études de terrain : 1963 auprès des indiens Guayaki au Paraguay ;en 1965 chez les Guarani, puis deux fois chez les Chulupi en 1966 et en 1968. Il vit en 1970 une courte période chez les Yanomami avec son collègue Jacques Lizot. Il a publié La société contre l'État paru en 1974.Chroniques des Indiens Guayakis, éditions Plon, 1972, et Le grand parler. Mythes et chants sacrés des Indiens Guaranis, éditions du Seuil, 1974..
Dans le « GRAND PARLER », Clastres nous donne une anthologie des textes sacrés des Guarani.Qui sont les Guarani? De cette grande nation dont les tribus, à l'aube du XVIe siècle, rassemblaient les gens par centaines de milliers, il ne subsiste plus aujourd'hui que des ruines : les survivants vivent au Brésil, au Paraguay en Argentine et en Bolivie (46 000 au Brésil, répartis dans sept Etats, ce qui fait d'eux la plus nombreuse population indigène du pays) Au Paraguay ,ils sont cinq ou six mille Indiens peut-être, dispersés en minuscules communautés qui tentent de survivre à l'écart du monde blanc
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Il fallut attendre l'Allemand Kurt Nimuendaju au début de ce siècle puis le Paraguayen Le Cadogan pour que soient systématiquement recueillis et étudiés les textes sacrés des Guarani .Pierre Clastres se situe dans la lignée de ces grands ethnologues.Dans Le Grand Parler, il rend un vibrant hommage à « la profondeur métaphysique » et à « la somptuosité du langage »indien qui dit ce lien sacré du visible et de l'invisible, de ces paroles qui réussissent à donner visibilité à l'invisible.
L'œuvre de Pierre Clastres est centrée sur la question du pouvoir politique ;il oppose nos sociétés ,sociétés étatiques, au sociétés « primitives », sociétés sans Etat ou plutôt « contre l'état » mais il développe à ce propos une importante réflexion sur le langage Ce que c'est que parler pour les Indiens, ce que leur rapport au langage révèle et donne à penser de la « double et essentielle nature » de celui-ci. Un questionnement que chaque nouveau « Terrain » l'a incité à reprendre. Grand parler des Indiens guarani, chants de chasseurs des Guayaki, chants-pleurés des femmes, commentaires des prophètes (Karaï), récits héroïques des sociétés «à guerriers» du Chaco... Une diversité d'usages, de rites, de créations verbales à quoi il était particulièrement attentif, et qu'il a tenu à restituer afin de nous rendre sensible la relation singulière que les Indiens entretiennent au langage et à la parole, cette «relation intérieure qui est déjà en elle-même alliance avec le sacré».
« Les Belles Paroles « : ainsi les Indiens Guarani nomment-ils les mots qui leur servent à s'adresser à leurs dieux ; il constitue une tradition sacrée et secrète, et qui, de fait, demeura longtemps ignorée. Seul un petit nombre d'hommes en sont les dépositaires, ceux que l'on nomme ne'ëjara, les maîtres des mots. Grand parler, en ce qu'il est le langage commun aux hommes et aux dieux, que les choses y sont nommées, grâce à l'usage de la métaphore, « selon leur être véritable, selon leur dimension sacrée », et qu'il retient le savoir du monde et la philosophie des Guarani. Ce langage que les dieux inspirent en même temps qu'ils en sont les destinataires voudrait justement avoir prise sur eux.
« Notre père le dernier, notre père le premier, fait que son propre corps surgisse de la nuit originaire.
La divine plante des pieds,
le petit siège rond :
au cœur de la nuit originaire
il les déploie se déployant lui-même.
Divin miroir du savoir des choses,
entente divine de toute chose,
divines paumes des mains,
paumes divines aux ramures fleuries :
il les déploie se déployant lui-même, Namandu,
au cœur de la nuit originaire. »
Que pense par ces paroles, la pensée guarani? Elle pense le monde et le malheur du monde, elle pose la question des causes : pourquoi les hommes sont-ils des trop humains? Elle tente une archéologie du mal, elle veut dresser une généalogie du malheur. Pourquoi nous, les beaux adornés, les élus des divins, sommes-nous commis à une existence malade d'imperfection, d'inachèvement, d'incomplétude. Amertume de l'évidence qui s'impose aux penseurs guarani : nous qui nous savons dignes de vivre la vie de ceux d'en haut, nous voici réduits à vivre celle d'animaux malades. Nous voulons être des dieux et nous ne sommes que des hommes. Malheur de la condition humaine sur une terre mauvaise, l'existence «malade» - parce qu'incomplète, soumise au temps comme à la loi sociale - que les hommes ont reçue en partage, mais à quoi ils ne se résignent pas : obstinément, ils disent leur refus de cette condition, voulant croire que leur vrai destin est autre comme l'objet de leur désir : ywy mara ey, la Terre sans Mal,alors qu'il vivent sur la terre mauvaise.
Lorsqu'au début du xvie siècle les premiers Européens prirent pied en Amérique du Sud, Portugais et Français chez les Tupi, Espagnols chez les Guarani, ils trouvèrent ces sociétés, culturellement homogènes, profondément travaillées d'une sourde inquiétude. De tribus en tribus, de villages en villages erraient des hommes, nommés KARAI par les Indiens, qui ne cessaient de proclamer la nécessité d'abandonner ce monde qu'ils disaient mauvais afin de gagner la patrie des choses non mortelles, séjour des dieux, Terre sans Mal. Il s'agit du phénomène des migrations religieuses qui jetaient les Indiens par milliers sur le sillage des karai, dans une recherche passionnée du paradis terrestre, souvent de l'ouest vers l'est, dans la direction du soleil levant, parfois aussi dans l'autre sens, vers le soleil couchant.
Ce discours de refus du monde, qui singularise la culture tupi-guarani, s'inscrit dans une longue histoire d'apparition bien antérieure à l'arrivée des Occidentaux: il continue d'une autre façon celui que tenaient autrefois les prophètes tupi lorsque, dénonçant un ordre social jugé mauvais, ils appelaient à ne plus respecter la loi. C'était un « discours au-delà du discours... discours de rupture avec le discours traditionnel... à l'extérieur du système de normes, règles et valeurs antiques léguées et imposées par les dieux et les ancêtres mythiques» et à ce titre il s'opposait diamétralement à celui des chefs. Cette «prose nouvelle pour dire la nouvelle figure - mauvaise - du monde» venait alors mettre en évidence, pour le contrecarrer, le changement en train de se produire dans le monde tupi-guarani, où émergeaient des chefferies puissantes, où la tradition menaçait de se perdre. En insistant sur ce « grand parler » des prophètes, Pierre Clastres mettait ainsi en évidence leur résistance à la disparition de la société primitive, Tupi Guarani, en tant que société « contre l'état. »
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À la nouvelle figure des chefs, désormais à la tête de gros villages et de lignages importants, s'opposait donc celle des prophètes, errants sans parenté, sans attache à un lieu. Et ceux-ci, tenant un langage « homogène à leur statut social », engageaient les Indiens à abandonner leurs villages - avec tout ce que cet espace enferme de relations et d'obligations - pour se mettre en quête du monde meilleur où n'existent ni l'échange, ni le travail, ni la mort. Un langage que les Indiens écoutaient, fascinés, et qui, quelquefois, eut assez d'impact pour entraîner des villages entiers en d'immenses - et mortelles - migrations.
Pierre Clastres voit ainsi dans les discours des karai la quête d'un état de pure ouverture contre l'enfermement dans la loi sociale. Il paraît y avoir un réel contraste entre la pratique quotidienne des règles communes dans un assujettissement quasi-total, et cette infinie liberté de la réinvention imaginaire. L'ivresse dans la créativité verbale est un état tout opposé à celui du chef qui prétend savoir clairement et définitivement et qui assène ce savoir définitif, en commandement intangible. (Ce que les indiens appellent un langage « dur »).
« L'homme est un animal politique, la société ne se ramène pas à la somme de ses individus, et la différence entre l'addition qu'elle n'est pas et le système qui la définit consiste en l'échange et en la réciprocité par quoi sont liés les hommes. Il serait inutile de rappeler ces trivialités si l'on ne voulait marquer que s'y indique le contraire. A savoir précisément que, si l'homme est un « animal malade », c'est parce qu'il n'est pas seulement un « animal politique », et que de son inquiétude naît le grand désir qui l'habite : celui d'échapper une nécessité à peine vécue comme destin et de repousser la contrainte de l'échange, celui de refuser son être social pour s'affranchir de sa condition. Car c'est bien en ce que les hommes se savent traversés et portés par la réalité du social que s'originent le désir de ne point s'y réduire et la nostalgie de s'en évader. L'écoute attentive du chant de quelques sauvages nous apprend qu'en vérité il s'agit là d'un chant général et qu'en lui s'éveille le rêve universel de ne plus être ce que l'on est.
Situé au cœur même de la condition humaine, le désir de l'abolir se réalise seulement comme un rêve qui peut se traduire de multiples manières, tantôt en mythe, tantôt, comme chez les Guayaki, en chant. Peut-être le chant des chasseurs aché n'est-il rien d'autre que leur mythe individuel. En tout cas, le secret désir des hommes démontre son impossibilité en ce qu'ils ne peuvent que le rêver, et c'est dans le seul espace du langage qu'il vient se réaliser. Or ce voisinage entre songe et parole, s'il marque l'échec des hommes à renoncer à ce qu'ils sont, signifie en même temps le triomphe du langage. Lui seul en effet peut remplir la double mission de rassembler les hommes et de briser les liens qui les unissent. Seule possibilité pour eux de transcender leur condition, le langage se pose alors comme leur au-delà, et les mots dits pour ce qu'ils valent sont la terre natale des dieux. ».
C'est donc maintenant, au sein du rituel et dans l'orientation vers le monde divin que se fonde maintenant la signification de la vie sociale de ces peuples et leur lutte pour survivre face au confinement qui leur fut imposé par les Blancs. Les karai mbyâ, autrefois conducteurs de migrations sont maintenant fondateurs de communautés. Ils se présentent souvent comme leaders politiques ou quasi-politiques, autrement dit, en tant que leaders religieux-politiques mais qui n'ont rien de « despotiques » ; bien au contraire, ils demeurent proches de la figure du chef sans pouvoir coercitif qu'a étudié Pierre clastres, celui qui n'a que le pouvoir de la Parole. Le leader chamane mbyâ se présente, donc, moins en tant que politicien qu'en tant que philosophe, artiste ou poète ;
Ce désir d'abandonner un monde imparfait n'a donc jamais quitté les Guarani. Au travers de quatre siècles d'histoire douloureuse, il n'a cessé d'inspirer les Indiens.
On y voit le dieu Namandu émerger peu à peu de la nuit originaire, puis, avant de faire surgir les autres dieux, établir les quatre éléments qui seront indispensables à la future terre, successivement, la flamme et la brume, le fondement de la parole, la source de ce qui rassemble, le chant sacré enfin. Tous se rapportent à l'existence des futurs hommes et définissent ce qui sera leur condition sur une terre encore à venir. Ainsi la brume sera-t-elle figurée sur la terre future par la fumée du tabac, indispensable aux sages guarani pour s'adresser aux dieux : «La fumée de tabac répète la brume originelle et trace, en s'élevant de la pipe, le chemin qui conduit l'esprit vers le séjour des dieux» - on comprend au passage que, pour la nommer «selon son être véritable», les Belles Paroles nomment la pipe « squelette de la brume ». Quant à la source de ce qui rassemble, elle fait très directement allusion à la condition humaine puisqu'elle désigne la solidarité tribale. Dans cette énigmatique genèse, où les choses n'existent pas encore mais existent pourtant dans le savoir que Namandu a d'elles et se déploient en même temps qu'il se déploie lui-même, la parole occupe une place à part, puisqu'elle est ce qui fait la divinité même du dieu :
Namandu père véritable premier,
de sa divinité qui est une,
de son savoir divin des choses,
savoir qui déploie les choses,
fait que la flamme, fait que la brume
s'engendrent.
II s'est dressé :
de son savoir divin des choses,
savoir qui déploie les choses,
le fondement de la Parole, il le sait pour lui-même.
De son savoir divin des choses,
savoir qui déploie les choses,
le fondement de la Parole,
il le déploie se déployant lui-même,.
C'est dire que, bien loin de tout exotisme, le discours naïf des sauvages nous oblige à considérer ce que poètes et penseurs sont les seuls à ne pas oublier : que le langage n'est pas un simple instrument, que l'homme peut être de plain-pied avec lui, et que l'Occident moderne perd le "sens de sa valeur par l'excès d'usage auquel il le soumet. Le langage de l'homme civilisé lui est devenu complètement extérieur, car il n'est plus pour lui qu'un pur moyen de communication et d'information. La qualité du sens et la quantité des signes varient en sens inverse. Les cultures primitives au contraire, plus soucieuses de célébrer le langage que de s'en servir, ont su maintenir avec lui cette relation intérieure qui est déjà en elle-même alliance avec le sacré. Il n'y a pas, pour l'homme primitif, de langage poétique, car son langage est déjà en soi-même un poème naturel où repose la valeur des mots. Et si l'on a parlé du chant des Guayaki comme d'une agression contre le langage, c'est bien plutôt comme l'abri qui le protège que nous devons désormais l'entendre. Mais peut-on encore écouter, de misérables sauvages errants, la trop forte leçon sur le bon usage du langage ? PIERRE CLASTRES LA SOCIETE CONTRE L'ETAT.L'ARC ET LE PANIER.MINUIT.
Ecoutons donc les Belles paroles ; Une voix s'élève dans la nuit : Écoutons enfin Hymne matinal qu'entonne, à l'aube d'un jour de juin 1965, un sage MBYA. Tout s'y dit : la crainte et le tremblement des « adornés » devant le silence des dieux; l'espoir et la certitude qu'à l'égal des ancêtres, ceux de maintenant apprendront de ceux d'en haut qu'ils demeurent leurs élus.
« à propos d'eux tous, je questionne.
Et cependant, quant à tout cela,
les paroles, tu ne les prononces point, Karai Ru Eté :
ni pour moi, ni pour tes fils destinés à la terre indestructible,
à la terre éternelle que nulle petitesse n'altère.
Tu ne les prononces pas les paroles où séjournent les normes futures de notre force, les normes futures de notre ferveur.
Car, en vérité,
j'existe de manière imparfaite.
Il est de nature imparfaite, mon sang;
elle est de nature imparfaite, ma chair,
elle est épouvantable, elle est dépourvue de toute excellence.
Les choses étant ainsi disposées,
afin que mon sang de nature imparfaite,
afin que ma chair de nature imparfaite,
se secouent et rejettent loin d'eux leur imperfection :
genoux fléchis, je m'incline1, en vue d'un cœur valeureux.
Et cependant, voici : tu ne prononces pas les paroles.
Aussi, à cause de tout cela,
ce n'est certes nullement en vain que j'ai, quant à moi,
besoin de tes paroles :
celles des normes futures de la force,
celles des normes futures d'un cœur valeureux,
celles des normes futures de la ferveur.
Plus rien, d'entre la totalité des choses, n'inspire de valeur à mon
cœur. Plus rien ne me fait signe vers les futures normes de mon existence.
Et la mer maléfique, la mer maléfique,
tu n'as pas fait que je la franchisse, moi.
C'est pour cela, en vérité, c'est pour cela, qu'ils ne demeurent
plus
qu'en petit nombre, mes frères, qu'elles ne demeurent plus qu'en petit nombre, mes sœurs. »
LE GRAND PARLER MYTHES ET CHANTS SACRES DES INDIENS GUARANIS.SEUIL.
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