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Géopolitique de la Suède

Publié le 26 avril 2012 par Egea

Egéa n'avait, curieusement (car je ne m'en aperçois que maintenant), jamais publié de billet sur la Suède. Voici pourtant un pays passionnant, avec lequel la France devrait avoir beaucoup de choses en commun. Pays scandinave autrefois dominant et qui a vu l'émancipation norvégienne, pays européen mais non Otan, pays développé et mettant en œuvre une neutralité qu'il convient d'examiner, pays du Nord entre Russes et Américains... Kjellen, le fondateur de la géopolitique (à tout le moins du mot, car c'était un disciple de Ratzel) était suédois. Et curieusement, il a laissé peu de postérité dans son pays natal.

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C'est pourquoi j'ai eu l'honneur de pouvoir poser tout une série de questions au grand stratégiste suédois qu'est le Capitaine de vaisseau Lars Wedin : Il est membre de l'Académie Royale des Sciences de la Guerre et de l Académie Royale des Sciences Navales et professeur à l'école de guerre suédoise, il est surtout francophile et francophone et vit très souvent en France. Il vient de publier récemment un remarquable "Marianne et Athéna" qui retrace la pensée militaire française, "la plus ancienne et la plus riche d'Europe" : de La Croix et Grandmaison à Puységur, Joly de Maizeroy, Ardant du Picq, Vauban, Folard ou Guibert , puis Castex, Beauffre et Gallois, il décrit dans un ensemble magistral cette école française que seul un étranger pouvait apercevoir dans son ensemble : mais nous y reviendrons. Pour l'instant, parlons de la Suède...

1/ Commandant, parlons de la posture stratégique de la Suède : et tout d'abord, parle-t-on en Suède de "posture stratégique" ? n'est-ce pas presque un mot grossier ?

Il n’y a pas de traduction exacte de « posture stratégique ». On parle très peu de la stratégie dans le sens qu’utilisent des penseurs comme Castex, Beaufre ou Poirier. Pendant la guerre froide, le mot « stratégie » était lié avec des expressions comme « stratégie nucléaire », « des missiles stratégiques » etc. Le mot n’avait donc pas de place dans le contexte suédois.

Dans le livre blanc de 2004, j’ai trouvé le mot « stratégie » dans 64 cas, pas un seul dans le sens de « stratégie militaire ». Par contre, dans le dernier livre blanc, datant de 2009, le mot « stratégie » est utilisé. On parle d’une « stratégie pour la sécurité suédoise ». Il s’agit d’une stratégie intégrale (Poirier) mais elle n’est pas trop développée.

D’ailleurs, on fait une différence entre « stratégie » et « objectifs » ! Le mot « stratégie » semble donc plutôt être un mot qui donne une valeur importante au sujet. Il faut aussi noter que des questions militaires et sécuritaires ont une priorité très basse pour le gouvernement et l’ensemble de la classe politique.

2/ Pourtant, la défiance envers la Russie semble présente dans les esprits : n'est-ce pas là un des déterminants de la géopolitique suédoise ?

Tout à fait. J’ai écris un petit article là-dessus (Russia as seen from Sweden). Nous avons une longue histoire des guerres avec la Russie. Elle est et elle restera la puissance dominante dans notre partie du monde.

3/ Pouvez-vous nous dire un mot de la "neutralité" suédoise : est-ce un concept qui a été très développé, comme en Suisse voire en Autriche ? ou n'était-ce qu'une pratique lors de la guerre froide qui n'excluait pas l'appartenance au bloc occidental ? La posture suédoise était-elle différente de celle de la Finlande ?

La « neutralité suédoise » est souvent très mal comprise, aussi chez les Suédois.

Tout d’abord, il y a une différence légale. La neutralité suisse est garantie par les grandes puissances depuis 1830. Elle est donc internationalement reconnue. La neutralité autrichienne est liée à son « Staatsvertrag » de 1955. La Finlande n’était vraiment pas neutre pendant la guerre froide parce qu’elle avait son pacte « amitié et de soutien » avec l’URSS signé en 1948 suit à la paix de Paris de 1947. Malgré cela, elle voulait être vue comme neutre. On peut ajouter que l’Irlande a une clause de « neutralité militaire » dans sa constitution. La Suède n’a pas cela ; sa « neutralité » était un choix de la politique nationale et – sauf pendant les guerres mondiales – sans importance légale.

Mais il faut remonter un peu dans l’histoire. Quand le maréchal Jean-Baptiste Bernadotte se fit choisir comme prince royal en 1810, les Suédois s’attendaient qu’il serait allié avec Napoléon pour reprendre la Finlande (puisque la Suède avait perdu en 1809). Bernadotte sut cependant combien l’empire était fragile. Il rejoignit les alliés, et suivit une politique de « neutralité » à partir de 1815. Pendant la guerre de Crimée, quand les alliés avaient une base navale dans Fårösund (l’île de Gotland), le roi joua avec l’idée de les joindre afin de reprendre Finlande. Or, il ne put pas mobiliser de soutien politique à cette idée.

Pendant la Grande Guerre, la Suède suivit une stricte neutralité même s’il y avait ceux qui voulaient joindre les Allemands contre la Russie (surtout les militaires) et ceux qui voulaient joindre l’Entente.

Entre les deux guerres, les Suédois et les Finlandais préparèrent une collaboration étroite en cas de guerre avec la Russe. Mais quand l’URSS attaqua la Finlande en 1939, la Suède choisit d’être non-belligérante. Elle soutenait cependant la Finlande militairement avec des volontaires.

La Suède fut aussi neutre pendant la deuxième guerre mondiale. Cependant, c’était une neutralité pragmatique dépendant de la situation fluctuante de la guerre. Son but était de tenir la Suède hors la guerre.

Après la guerre la Suède tenta de former une alliance « de neutralité » avec le Danemark et la Norvège. Quand cette idée eut échoué, elle choisit une politique de neutralité. Il s’agit ici d’une vraie stratégie de fait : la politique de neutralité appuyée sur une défense nationale forte était une stratégie avec l’objectif de rester hors d'une guerre éventuelle. La formule politique était : rester hors alliances en temps de paix afin d’être neutre en cas de guerre.

La politique empêchait évidemment la Suède d’être membre de l’OTAN. Cependant, nous savons maintenant que la Suède a beaucoup coopéré avec le Danemark, la Norvège, la Grande Bretagne et les États-Unis. Cette coopération était soigneusement cachée de la population. Cependant, l’URSS en savait beaucoup grâce à ses espions. Tout cela est toujours un point sensible en Suède et surtout chez les social-démocrates qui gouvernaient la Suède pendant presque toute la guerre froide.

Par contre, il ne semble pas que comme la Suède ait coopéré avec l’OTAN comme organisation. Notre coopération, si cela est le mot, se faisait – il semble – par intermédiaire de la Norvège. Cependant, le Commandant en Chef (CEMA) suédois avait une téléphone rouge qui, on le croit, était liée avec le centre de commandement de Wiesbaden. Il y avait aussi des préparations pour une coopération avec la défense aérienne britannique et les forces navales de Danemark. On peut comparer avec les accords Ailleret – SACEUR dans le domaine de nucléaire après 1966.

Avec le livre blanc de 2009, la politique de neutralité est finalement morte même s’il y a des nostalgiques, un peu comme il y a en France ceux qui regrettent l’intégration de la France en l’OTAN.

4/ Dès lors, en quoi la fin du monde bipolaire a-t-elle changé les choses ? on sait que la Suède a adhéré très tôt à l'Union Européenne, et est membre de la PSDC, mais elle se refuse toujours à rejoindre l'Alliance Atlantique : pourquoi ? y a-t-il un débat souterrain sur la question à Stockholm ? ou au contraire la question ne se pose-t-elle pas ?

Non, il n’y en a pas de vraie débat. Il faut savoir que les Suédois se sont imprégnés d’une posture anti-OTAN comme résultat de 60 ans de propagande. Deux parties politiques, dont les Moderaterna qui a le poste de premier ministre, ont une adhésion à l’OTAN dans leurs programmes. Cependant, comme il n’y a pas de points à gagner, on ne touche pas la question. Le résultat est que les Suédois en général sont contre une adhésion sans vraiment savoir pourquoi. Et, pour beaucoup de monde, nous vivons dans le meilleur des mondes : coopération étroite sans responsabilité. Et puis il y a la question nucléaire.

5/ Au fond, la seule alliance où la Suède se sente à l'aise n'est elle pas l'ONU ?

Comme pour la France, l’ONU est très importante pour la Suède même si nous avons bien conscience de ses limites. Puis, il y a, comme en France, ceux qui pensent que l’ONU est la seule organisation légitime dans le domaine de sécurité.

6/ Pourtant, on observe une solidarité qu'on appellera nordique : est-elle baltique ? scandinave ? Quelles conséquences sur le regain d'intérêt pour l'Arctique ?

En 2009, la Suède déclara une « alliance unilatérale ». En effet, dans le livre blanc, il est écrit que la Suède ne resterait passive si une membre de l’UE ou un pays nordique était attaqué sur son territoire. Nous attendons la même chose d’eux. Il s’agit d’une déclaration dans la ligne de l’article 42.7 dans le traité de Lisbonne.

Les pays nordiques ont une coopération étroite depuis longtemps. Nous partageons une langue (presque), l’histoire (assez guerrière), la culture protestante etc. Depuis 1952 la coopération s’est gérée au sein du le Conseil Nordique. Jusqu’à la fin de la guerre froide, la coopération nordique était strictement civile (cf ci-dessus). Aujourd’hui, il y un grand intérêt pour une coopération plus étroite dans le domaine militaire afin de faire des économies (c.f. mon article La coopération nordique de défense, vers une alliance tacite ? dans revue Nordiques no 19, 2009 ).

L'histoire concernant les pays baltes est plus tourmenté.e Ils faisaient tous partie de la grande Suède au XVIIème siècle. Cependant, la Suède les abandonna après la deuxième guerre mondiale et elle a accepté leur occupation par les Soviétiques. Aujourd’hui ils forment un « glacis » envers la Russie - défendu par l’OTAN. Cependant, il est clair que la déclaration de solidarité vise surtout la sécurité des pays baltes.

Quant au développement en l’Arctique, ses conséquences stratégiques ne sont pas encore claires.

7/ Le nucléaire militaire est rejeté par la Suède (est-ce d'ailleurs une des raisons du refus de l'Alliance) : du coup, la Suède serait-elle intéressée par le bouclier anti-missile?

Non, pas vraiment. L’armée de l’air veut un nouvel avion de chasse et ne veut pas investir dans une telle système. Plus sérieusement, on a l’impression que cette question est trop difficile. Il n’y a aucun débat à ce sujet. Il y aura probablement un nouveau livre blanc vers 2014, on sera vraisemblablement contraint d’en discuter.

Lars Wedin, je vous remercie vivement pour vos réponses.

O. Kempf


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