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Jean LORRAIN EN 1931 L'Esprit Français enquête.

Par Bruno Leclercq

Continuant à butiner au hasard des revues, on retrouve aujourd’hui de nombreux noms déjà évoqués dans Livrenblog, dans une enquête sur L’Influence et la légende de Jean Lorrain (I – II) parue dans la revue L’Esprit Français, 3e année Tome III. Nouvelle série, N° 61, 10 juillet 1931. Le directeur et fondateur de cette revue est Georges Normandy (I), légataire testamentaire de Lorrain. Louis Bertrand, Henri de Régnier, Victor Margueritte, Yvette Guilbert, Fernand Divoire (I), Han Ryner (I), Pierre de Bréville, Léon Pierre-Quint (I – II), ont répondu aux questions de Pierre-Léon Gauthier pour le 25e anniversaire de la mort de Lorrain.


L’Influence et la légende
de Jean Lorrain.
Enquête
Jean Lorrain est mort le 30 juin 1906. Vingt-cinq ans déjà !
Au lendemain du décès de cet écrivain devant qui, hier encore, tout le monde s’inclinait, il se « fit comme un imbécile complot de silence ». (Octave Uzanne. Courrier Français, 18 mai 1911).
Depuis lors, jour par jour, Jean Lorrain n’a cessé de reprendre en littérature la place à laquelle il a droit. Ses inédits ont été publiés, ses ouvrages épuisé ont été réédités, ses pièces ont été jouées ; à Nice, Fécamp, Paris, rues et places portent son nom ; sa ville natales qui ne l’aima point toujours, a voulu, par un monument public, couronner sa mémoire ; deux ouvrages biographiques lui ont été consacrés et il aura bientôt les honneurs d’une thèses en Sorbonne.
C’est pourquoi nous avons jugé le moment venu de poser à quelques-uns de ceux qui l’on connu, les questions suivantes :
1e Que pensez-vous de la légende de Jean Lorrain ?2e Que préférez-vous de son œuvre si diverses ?
3e Quelle influence exerça Jean Lorrain, selons vous, sur les écrivains de sa génération et ceux des générations suivantes ?
Quant à sa légende, voici les réponses :
- De Victor MARGUERITTE : Sa légende m’indiffère autant que m’a intéressé son œuvre.
- De Louis BERTRAND, de l’Académie Française : J’ignore la légende de Jean Lorrain et, d’ailleurs, vous savez, comme moi, qu’il n’y a rien à faire contre les légendes… »
- De Léon PIERRE-QUINT : … Par contre, la vie extraordinaire de Jean Lorrain m’avait vivement frappé. Cette espèce de légende d’épouvante et d’horreur qu’il était parvenu à créer autour de lui tout en se maintenant lui-même sur le plan de l’art et même de l’art pour l’art, faisait de lui un personnage éminemment scandaleux, surtout à une époque où triomphait l’esprit bourgeois et vertueux. Il est regrettable cependant qu’il n’ait pas eu l’idée d’écrire un Sodome et Gomorrhe. Il s’est contenté, dans ses livres, d’allusions équivoques. Il a tourné autour du terrible sujet…
- De HAN RYNER : Ce problème, que je ne m’étais jamais posé auparavant, est résolu pour moi depuis 1907 par le beau livre lucide de Georges Normandy sur Jean Lorrain. Un peu d’hétéromanie. Exceptionnellement, une curiosité d’une heure et une une expérience affrontée comme une corvée pour décrire un vice avec exactitude. De la mystification surtout. L’étrange besoin d’attirer les regards et de les tromper. A dix ans, il écrit à sa mère : « Je suis méchant et je veux que tout le monde le sache. » Ne reste-t-il pas le même enfant, un peu rieur, un peu boudeur, un peu poseur quand, vers la fin de sa vie, dans une lettre à Mme Aurel, il se moque de ceux qui l’on pris pour M. de Phocas, qui lui attribuent maintenant les aventures de von Woronsoff et qu’une réédition de M. de Bougrelon va jeter sur une troisième piste ? « Que faire contre la bêtise, la Bêtise énorme au front de taureau ? S’envelopper de la Capa rouge, bleue, verte et multicolore de la mystification et de la fantaisie. » Pour le calomnier, la Bêtise s’alliait à la Jalousie et à la Rancune. Mais, tantôt mystificateur qui s’amuse, tantôt calculateur qui calcule mal, Jean Lorrain était leur meilleur et plus naïf complice.
A MM. Louis Bertrand et Fernand Divoire. M. de Bougrelon apparaît le chef-d’œuvre de Jean Lorrain :
- Ce que je considère comme le chef-d’œuvre, c’est évidemment M. de Bougrelon, bien que je retrouve beaucoup plus de lui-même, une note plus intime, plus révélatrice dans quelques autres de ses recueils. (Louis Bertrand).
- Ce que je préfère : M. de Bougrelon qui est d’un bien grand monsieur. Et vous rappelez-vous, cher ami, l’histoire de cette Hollandaise qui se faisait masser par un nègre en caleçon de cuir ? (Fernand Divoire).
Pour Victor Margueritte, Jean Lorrain fut surtout « un grand chroniqueur ».
Quant à HAN RYNER, n’admirant Jean Lorrain que par endroits, il ne saurait marquer de préférence pour aucun de ses ouvrages :
Que préférez-vous dans son œuvre si diverse ?
Hélas ! je ne prends pas son œuvre beaucoup plus au sérieux que sa légende. Dans chacun de ses livres, des outrances qui blessent. J’admire des pages puissantes, des visions qui savent s’imposer à mes yeux, des trouvailles de style. Je n’aime assez et avec assez peu de réserves aucun de ses ouvrages pour déclarer que je le préfère.

HAN RYNER n’ose pas davantage dire l’influence de Lorrain sur les écrivains de sa génération et ceux des générations suivantes. Voici ce qu’il écrit à ce sujet :
Quelle influence exerça Jean Lorrain, selon vous, sur les écrivains de sa génération et sur ceux des générations suivantes ?
Il faudrait, pour répondre à cette question, des mois, et peut-être des années de travail assidu. Comment dégager son influence personnelle sur l’influence d’écrivains ses parents et ses supérieurs, comme Baudelaire, Edgar Poe ou Villiers de l’Isle-Adam ?... (Han Ryner).
Louis BERTRAND croit que cette influence fut purement extérieure :
« Je ne crois pas que Jean Lorrain eût eu une profonde influence sur la littérature de son temps : il était, pour cela, beaucoup trop isolé comme Villiers ou Barbey d’Aurevilly. Mais on a pu imiter ou démarquer ses contes, ses articles de journaux, ce qu’il y avait de plus extérieur dans son talent. »
Victor MARGUERITTE et Léon PIERRE-QUINT n’y croient pas du tout :
Quant à son influence – quels qu’aient été les mérites réels de M. de Bougrelon et de la Maison Philibert entr’autres, je ne vois point qu’elle ait été profonde ni durable. Jean Lorrain reste dans les lettres de son temps, une figure originale : destin déjà enviable. (V. Margueritte)
J’ai l’impression que Jean Lorrain est à peu près inconnu de la nouvelle génération. Jamais son nom n’est cité, ni aucune de ses œuvres. (Léon Pierre-Quint).
Fernand DIVOIRE penserait plutôt que certains contemporains ont puisé chez Lorain le goût de la vérité cruelle et quelque tendresse pour les mauvais garçons.
J’ai entendu, une fois, Jean Lorrain, dire : Ce n’est pas une dent qu’il faut avoir contre l’humanité, mais trente-deux, et mordre ».
Je crois qu’une grande part de son œuvre est dans cette phrase. Le reste, c’est le romantisme symboliste de son époque, c’est le faux Lorrain, celui des princesses d’ivoires et d’ivresses, et des bagues.
Lorrain, je crois, reste un grand annaliste satirique, comme Juvénal et Perse. Il a manié le fouet assez durement et justement.
Peut-être a-t-il donné à quelques écrivains le goût de la vérité cruelle. Peut-être aussi, certains autres, plus intéressés par ce que vous appelez « sa légende » ont-ils puisé, chez lui, le goût des histoires de garçons d’hôtel.

Yvette GUILBERT seule attribue à Jean Lorrain une influence considérable et, sans doute, est-elle dans le vrai :
Jean Lorrain, cher Monsieur, me semble avoir préparé l’école actuelle du naturalisme, car qu’on le veuille ou non, il a été l’inspirateur de ceux qui aujourd’hui voient de par son âme ce qu’ils regardent avec leurs yeux. Toutes les marionnettes des classes désœuvrées et riches, tous les pantins du crime, les arsouilles de l’amour, le Lido et la Bièvre, la Cannebière et le « Point du Jour », tous les chercheurs de sensations, les hors-la loi de la Vertu, Jean Lorrain les a sculptés et peints, comme un Lautrec.
- Comme Toulouse Lautrec, il a été hanté par le désir de se servir du martinet, et ses études me semblent autant de fessées.
Je crois que Lorrain restera pour les prosateurs ce qu’est resté Baudelaire pour les poètes.
- Ce qu’on a cru de lui n’était que « Parisien ».
- C’est pour avoir trop aimé la vérité qu’il a tant parlé des mensonges et des masques.
Amant de la douleur, il aima les martyrs, et grand admirateur des peuples primitifs, on retrouve des détails « esthètes » dans les accoutrements ruineux de ses héroïnes.
Ce qui fait l’éclat de son style c’est le mélange artiste de ses goûts pour la beauté, l’étrange et le pittoresque. Les somptuosités métallifères de Baudelaire, son émoi froid et cruel des pierreries se retrouvent dans les descriptions lorrainiennes, et mettent de la splendeur sur les échines des personnages faisandés chers à Lorrain.
Je ne sais ce que je préfère dans l’œuvre de l’écrivain, car ce n’est point tant la qualité des sujets traités par lui qui m’enchante, c’est bien plutôt les essences de ses sensibilités, et les artifices de ses frissons fiévreux… c’est de l’art !

Il convient d’ajouter à ces réponses deux lettres, hors série si l’on peut ainsi dire, de M. P. de Bréville, le musicien d’Eros vainqueur,
18 avril 1931.
Monsieur,
Je me sens très peu qualifié pour répondre aux questions que vous me posez.
Il y a trente ans environ, séduit par le parfum de légende qu’ils exhalent, j’avais mis en musique certains poèmes de Jean Lorrain dont il entendait par hasard l’exécution dans un salon parisien.
Il estima que j’en avais rendu à souhait le caractère et l’atmosphère et, devinant par cette seule expérience que je comprenais comme lui-même le rôle expressif de la musique alliée à la poésie, il me confia brusquement le scénario d’Eros vainqueur.
C’est donc en musicien seulement que je pourrais vous parler de lui, car si jadis j’ai lu, je pense, à peu près tous ses ouvrages, j’en ai conservé un souvenir assez imprécis. Je ne saurais faire un choix parmi eux, vous dire quel est celui que je préfère, et moins encore décider quelle influence Jean Lorrain a pu exercer sur les écrivains de sa génération ou des générations suivantes.
Ce serait faire œuvre de critique littéraire… Permettez-moi de me récuser… et croyez, Monsieur, à mes très distingués sentiments.

P. de Bréville.
Et de M. Henri de Régnier, de l’Académie Française :
Cher Monsieur, le temps me manque pour répondre à votre enquête, mais vous trouverez dans un de mes volumes intitulé : Proses datées, une étude qui a pour titre : Gens d’Autueil et où j’ai rendu hommage au curieux et original écrivain qui fut l’auteur de M. de Bougrelon. Veuillez agréer, cher Monsieur, l’expression de mes sentiments sympathiques.
Henri de Régnier.
A la fin de ses jours, Jean Lorrain, parlant à Georges Normandy, s’écriait : « Les cochons, ils ont fait de moi un journaliste… »
D’avoir été un grand journaliste, le premier journaliste de son temps, cela fit beaucoup pour la célébrité de Jean Lorrain ; faudra-t-il permettre que cela fasse autant contre sa gloire ?
Car pour avoir été un grand journaliste, Lorrain n’en fut pas moins un grand écrivain. Et nous savons bien que, parce qu’il fut journaliste, il bâcla trop souvent la besogne quotidienne, il se répéta bien souvent. Mais que d’éclair de génie à travers tant de feuilles volantes !
Jean Lorrain ne laisse pas moins d’ailleurs une œuvre considérable de poète et de romancier. Le poète mourut jeune il est vrai. Mais s’il cessa de bonne heure d’écrire des vers, Lorrain n’en resta pas moins un poète, dans ses articles, dans ses romans, …dans ses articles qui sont si souvent des recueils ou, mieux, des synthèses d’articles.
On ne saurait, sans Jean Lorrain, écrire l’histoire de la fin du siècle dernier. Ecrivant une chronique rétrospective de 1900, Paul Morand s’en est bien rendu compte et l’écrivain qu’il cite le plus souvent, en son livre, c’est précisément Jean Lorrain.

Pierre-Léon GAUTHIER.


P. S. – Parmi les nombreux articles parus dans la grande presse française et étrangère, à l’occasion du 25e anniversaire de la mort de Jean Lorrain et dont nous donnerons quelques extraits dans notre prochain numéro, nous détacherons les lignes suivantes parce qu’elles répondent directement à notre enquête :
De L’Eclaireur de Nice (M. F. Cottalorda) :
… La légende de Jean Lorrain, je ne saurais trop le répéter, a donné au public une fausse idée de l’auteur de Monsieur de Phocas et de Monsieur de Bougrelon : on doit applaudir à toute initiative prise et à tout effort tenté pour dégager la figure du célèbre écrivain des exagérations absurdes et des injurieuses déformations par quoi on l’a obscurcie.
Quant à son influence, elle est indéniable, et il n’y a pas besoin d’attendre les résultats de l’enquête pour proclamer hautement que, parmi les chroniqueurs, conteurs et romanciers d’avant-guerre, Jean Lorrain est un de ceux dont les œuvres, jugées à tort frivoles et éphémères par certains critiques à courte vue, méritaient de survivre à l’époque qui les avait vu naître et lui ont survécu en effet.
… Dans sa si curieuse et si piquante revue rétrospective de 1900, M. Paul Morand (que M. André Thérive désigne dans un récent feuilleton come le successeur de Jean Lorrain) notant que par Jean Lorrain l’époque de son enfance évoquée dans ce charmant essai « est à jamais fixée dans nos esprits », caractérise son talent si original et si pittoresque en ces quelques lignes :
« Chacune des pages de Poussières de Paris et d’Histoires de Masques est pleine de couleurs exquises, de petits tableaux faits avec une admirable conscience, vus de l’œil le plus fin : aubes de banlieue, nuits de Mardi-Gras, tricheurs de Monte-Carlo, baignades de forains à Maisons-Laffite, dîners de printemps à l’Île de Poissy, propos de bars, croquis d’hôpital ou de morgue, coulisses de music-halls, instantanés exotiques de l’Exposition, esquisses pareilles aux panneaux que Lautrec vient de peindre pour la baraque foraine de la Goulue, d’actrices en train de se farder dans une loge, portraits d’écuyères ou d’assassins ; puis, soudain, à travers l’atmosphère enfumée des bouges, le grand vent pur de l’Estérel ».

De l’Indépendance Belge ( Bruxelles) :
… Que Jean Lorrains soit vivant encore, quoi d’étonnant ? Que son influence se soit accrue, qu’on la retrouve plus ou moins nette chez de nombreux écrivains d’à présent, rien là non plus qui doive nous surprendre. Jean Lorrain est une sorte de précurseur. Son souci artiste, sa vision aiguë des choses, et des hommes, son goût de la synthèse, et plus que tout, cette phrase poétique qui était la sienne ; ce style souple, bref, brillant, où coulent tous les parfums, où scintillent toutes les pierreries où chantent toutes les couleurs de palette – ce style qui est déjà comme annonciateur de celui d’à présent, mais plus solide et substantiel – tout cela devait lui valoir l’admiration des lettrés et des artistes.
Jean Lorrain grandit. Après un quart de siècle, sa voix conserve une sonorité rare. Elle est de celles qu’on ne peut pas ne pas entendre. Et cela seul compte.


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