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Deux poèmes corses du XXIème siècle

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Source : Pour une littérature Corse

Ce sont deux poèmes écrits – en français pour le premier et en corse pour le second – par deux poètes corses appartenant à deux générations différentes , Jean-François Agostini et Marcu Biancarelli, et qui furent publiés en 2006 pour le premier et en 2002 pour le second.
Deux poèmes qui me semblent illustrer , chacun à leur manière, le fantasme universel et intemporel de la rencontre avec une belle et mystérieuse inconnue – la fascination du poète et/ou les jeux des regards – , largement célébré dans la littérature et dont on retrouve des échos plus prosaïques jusque dans les petites annonces de Libération…
Deux poèmes qui se déroulent dans un aéroport, lieu de transit intense, – preuve, s’il en était besoin, que la poésie insulaire sait intégrer des éléments de notre vie moderne – dans une sorte « d’entre- deux », un seuil magique hors du temps et de l’espace, où l’attente solitaire est propice à l’observation et à la rêverie, à une certaine disponibilité poétique.
Deux poèmes qu’il ma semblé également intéressant de rapprocher du fait de leur différence formelle témoignant de la variété de cette « production poétique » insulaire.

Ce fut donc ce poème savoureux découvert sur la toile – où je furetais après ma lecture de C’est ou de Jean-François Agostini – qui me remit d’emblée en mémoire un poème touchant de Marcu Biancarelli lu deux ans auparavant dans une Anthologie de la poésie corse prêtée par FXR Renucci (que je mis ensuite à contribution pour le retrouver ).

Aéroport. Salle d’attente. Vol

—– AR1821.

Un poème s’assoit. Hautement

croisées : ses jambes – sans bas ni gêne.

Être son hôte oui être son hôte

une heure en l’air. De son regard ver-

tigineux ôter le dard et comme

un astronaute en lune de miel,

la désabeiller, puis—– voler vers…

Jean-François Agostini, publié en février 2006
(Note de l’animateur du blog : les tirets présents dans le texte sont en fait des blancs dans le texte original, la disposition des mots est importante chez Agostini, je n’arrive pas à lui rendre justice sur ce point, désolé).

J’aime la concision intense et lumineuse de ce poème, une sorte de flash fixant dans un même instantané une apparition se confondant avec le poème, comme si le regard et l’écriture poétique marchaient de pair. Et le poète ne se contente pas de jouer sur les mots à des fins ludiques, il les déshabille – désabeille – comme une femme, il saisit, au-delà de ces jambes croisées, l’ouverture, l’abîme d’un regard et ménage par ses césures ou ses blancs l’ accès à un ailleurs : ver-/vers …

Barcilona
Aeruportu du Barcilona…
Eru di passaghju
Cù una barba di trè ghjorna
È a pena à u cori.
I ramblas ùn li vidisti mai
Ma mancu avia vodda.
Eru postu à pusà, postu à aspittà
L’ori è l’ori, un aviò tricaticciu.
Ci fù ‘ssa donna bella è bruna
Un mantu subra ad idda
U so capeddu in manu
Chì si missi accantu à mè
È mi surusi.
T’aghju sempri in l’aeruporti
‘Ssa tencia d’addispiratu,
‘Ssi scarpona à i peda
È u mo saccu in coghju.
Una tirata chì mi faria passà
– par quidda ch’ùn sà -
Pà un avvinturieri.
Piacciu à i donni
In l’aeruporti.
Era taliana, o era spagnola
Una latina in partanza
Vienna è u Centrauropa,
In partanza com’è tutti ‘ssi donni
Scruchjati trà dui avviò
Sempri in partanza.
Quattru paroli, dui surisa,
Mancu u tempu di sapè nudda
For’ di u disideriu
Putenti è fughjittivu
Chì duvia passà
Pà una stunda intesa
À traversu à i so ochja neri
È i mei senza culori.
A so bucca fù una chjama
In un filmu chì no fecimu
Cinqui minuti
U me corpu in u soiu
U smènticu di tuttu
I viti trà parèntesi
U tempu di coddaci
Quissa stodia difesa.
U disideriu palisatu
A verità sìmplicia
Pà u pocu tempu à sparta
Pà l’eternità à vena
Senza pudella sprima.
S’arrizzeti è partisti
I so anchi lighjeri
Troscia è si sintia :
Un ùltimu surisu
Unu sguardu finali
Fù tutti i donni à tempu
Innanzi di spariscia
Trà un addiu è l’altru.

——————–

Barcelone
Aéroport de Barcelone…
J’étais en transit
Avec une barbe de trois jours
Et le coeur lourd.
Je n’ai pas vu les Ramblas,
Je n’en avais même pas envie.
J’étais assis et j’attendais
Des heures entières un avion en retard.
Il y eut cette femme belle et brune
Elle avait un manteau
À la main un chapeau
Elle s’assit à côté de moi
Et me sourit.
Dans les aéroports j’ai toujours
Cette gueule de désespéré
Ces souliers aux pieds,
Et mon sac de cuir.
Une allure qui me ferait passer
– aux yeux d’une ignorante -
Pour un aventurier.
Je plais aux femmes
Dans les aéroports.
Etait-elle italienne ? Espagnole ?
Une latine en partance
Pour Vienne et l’Europe centrale.
En partance comme toutes ces femmes
Croisées entre deux avions
Toujours en partance.
Quelques mots, quelques sourires,
Pas le temps de savoir
Autre chose que le désir
Violent et fugitif
Qui devait passer
Une seconde intense
Dans ses yeux noirs
Et les miens sans couleur.
Sa bouche fut un appel.
Dans le film de cinq minutes
Qui se déroula dans nos têtes,
Mon corps dans le sien.
L’oubli de tout,
Nos vies entre parenthèse,
Le temps de recueillir
Cette histoire interdite.
Le désir mis à nu
La simple vérité,
Rien qu’un instant à partager
L’éternité à venir
Sans pouvoir l’exprimer.
Elle se leva et je partis,
Ses jambes étaient légères,
On la sentait humide
Un ultime sourire,
Un dernier regard,
Et elle fut toutes les femmes en une
Avant de disparaître
Entre deux adieux.

Parechji dimonia (Divers démons), Marcu Biancarelli (Albiana, 2002), traduction de FM Durazzo

Il s’agit d’un poème narratif au lyrisme personnel comportant plusieurs strophes. Un poème qui s’épanche, lui, comme un «filmu chi no fecimu cinqui minuti» et dont le sujet semble la vie amoureuse du poète, joies et peines données par une femme ou par les femmes, par «tutti i donni à tempu», réelles ou rêvées, venant du ciel ou de l’enfer, le héros ayant sans doute à lutter contre ses contradictions et ses propres démons (en référence au titre du recueil Parechii dimonia dont est tiré ce poème, et que, je le précise, je n’ai pas lu)…
Notre poète narrateur semble bien mal en point au début du texte avec «’Ssa tencia d’addispiratu», plutôt looser pathétique retournant chez lui «a pena à u cori» que «avvinturieri », pas vraiment un Don Juan car il a visiblement quelques problèmes pour plaire aux femmes:
«Piacciu à i donni
In l’aeruporti.»
et pour les retenir :
«In partanza com’è tutti ‘ssi donni /…Sempri in partanza».
C’est une rencontre à la fois réaliste et irréelle avec une femme dont le regard semble le faire renaître et qui, même si le poète semble se satisfaire de ce moment bref mais intense qui lui est donné, n’exclut pas le désir de savoir autre chose que «…u disideriu /Putenti è fughjittivu»…

Et pour terminer, revenons sur la fascination des deux poètes pour ces belles inconnues, en citant Baudelaire :

A une passante


La rue assourdissante autour de moi hurlait.

Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse

Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douleur qui fascine et le plaisir qui tue.



Un éclair…puis la nuit ! – Fugitive beauté,
Dont le regard m’a fait soudain(ement) renaître, 

Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?



Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

Ô toi que j’eusse aimé, ô toi qui le savais !

Baudelaire (1860, « Tableaux parisiens » 1861)

(Les Fleurs du mal)

Auteur du billet : Emmanuelle Caminade, animatrice du blog “L’or des livres”.

(Note de l’animateur du blog : Vous trouverez d’autres billets sur la poésie de Jean-François Agostini sur ce blog ainsi que sur “L’or des livres”, ainsi que sur les livres de Marcu Biancarelli.)



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