Henri Matisse, Notre-Dame Paris, quai Saint-Michel, printemps 1914 Huile sur toile 147 × 98 cm Kunstmuseum Solothurn, Soleure Dübi-Müller-Stiftung
C'est une exposition remarquable que celle consacrée à Matisse au Centre Pompidou, parce que, en mettant l'accent sur les paires et les séries, elle force à regarder, à vraiment regarder les tableaux comme on le fait moins naturellement devant un seul tableau. Il est passionnant de rester longtemps devant les deux Natures mortes au coquillage, par exemple, et de se laisser pénétrer par l'esprit de chaque toile, par les différences et les similitudes, de tenter de percer les intentions du peintre; le catalogue, et les nombreux articles sur l'exposition le paraphrasant plus ou moins ont tout dit ou presque, ont tout analysé, décortiqué avec méthode, et je me trouve un peu en peine d'ajouter quelque chose de très pertinent. Alors commençons par l'anecdotique : il se trouve que l'atelier de Matisse Quai Saint-Michel (il occupa, à partir de 1892, quatre studios différents dans cet immeuble; celui au 5ème étage, d'où il peignit les trois Ponts Saint-Michel montrés ici, fut le troisième, entre 1898 et 1909*; on voit bien qu'un tableau d'après 1913, comme Intérieur, bocal de poissons rouges, a été peint un étage plus bas, de son dernier studio au 4ème étage) est mitoyen de l'endroit où je vis, et que donc la bande verticale qui structure comme un fil à plomb ces trois vues du Pont Saint-Michel sont le mur extérieur de mon appartement (sur Pont Saint-Michel à Paris, effet de neige, on voit aussi le balcon).
Henri Matisse Vue de Notre-Dame Paris, quai Saint-Michel, printemps 1914 Huile sur toile 147,3 × 94,3 cm The Museum of Modern Art, New York Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest, and the Henry Ittleson, A. Conger Goodyear, Mr and Mrs Robert Sinclair Funds, and the Anna Erickson Levene Bequest given in memory of her husband, Dr Phoebus Aaron Theodor Levene, 1975
Après ce petit intermède 'l'esprit souffle chez moi à travers le mur de mon salon', je parlerai d'une seule des paires, celle correspondant à la vue de l'autre côté, vers Notre-Dame, peinte en 1914, donc du quatrième étage; le premier tableau, en haut (au Musée de Soleure) est plein de couleurs, de sensations, de mouvement (passants, véhicules), on y sent le souffle du vent printanier, les frémissements de la rivière, on détaille l'architecture de la façade, on devine les coups de brosse, on s'étonne devant les ombres du quai sur l'eau, on est plongé dans une ambiance sereine, familière.
La Vue de Notre-Dame du MoMA, peinte au même moment, est aux antipodes : géométrique et structurée par des lignes droites, dépouillée, concentrée, plane, monochrome ou presque (la lumière du soleil levant qui donne une profondeur aux tours, la boule verte de l'arbre du Jardin de l'Évêché), conceptuelle, irréelle, certains diront 'cubiste', presque dérangeante. Pas d'humains, pas d'anecdotes, pas de détails, seulement des formes, des aplats de couleur très lisses. Quel contraste !
Photographies de La blouse roumaine
Un autre aspect très intéressant de cette exposition est la documentation sur l'exposition à la galerie Maeght du 7 au 29 décembre 1945, où furent présentés La blouse roumaine et Le rêve, entre autres tableaux (les héritiers Matisse, particulièrement pointilleux, n'autorisant que la reproduction d'une seule paire, vous verrez ces deux tableaux via les liens indiqués). Je ne sais si c'est la première fois qu'un peintre agit ainsi, mais Matisse documentait beaucoup son travail (il mit plusieurs mois à peindre chacun de ces tableaux, cinq pour La blouse, neuf pour Le rêve) grâce à la photographie, certes en noir et blanc : faute de l'évolution des couleurs, on voit les changements apportés à la composition au fil des 14 photographies de chaque tableau montrées ici dans une vitrine. Dans les deux cas, on voit le décor s'estomper, les broderies varier
Photographies de Le rêve
entre profusion et dépouillement, la perspective s'écraser, le volume s'aplanir, le visage grandir. La comparaison de ces deux évolutions, comme une archéologie de la création, est passionnante. Cette exposition est un plaisir sans fin.
* On trouve les informations les plus détaillées sur la vie de Matisse dans sa remarquable biographie par Hilary Spurling (près de mille pages).
Reproductions des deux tableaux courtoisie du Centre Pompidou, (c) Succession H. Matisse