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Les trois cartes

Publié le 04 mai 2012 par Corboland78

Du Paris de ma prime enfance, dans les années 50, ma mémoire ne conserve que des images en noir et blanc, du moins est-ce mon impression. Un peu comme si mon cinéma intime s’était mis au diapason de celui de l’époque. Est-ce que les générations suivantes, quand le technicolor s’est répandu, se sont mises à engranger leurs souvenirs en couleurs ?

Nous sommes sur les Grands Boulevards, ma mère nous a entraînés moi et ma petite sœur dans une promenade ou peut-être des courses. Il y a du monde sur les trottoirs, des hommes en pardessus gris et chapeaux, des femmes en tenues sombres, des Tractions-Avant noires circulent sur la chaussée et un agent de police avec képi et bâton blanc règle la circulation. Le Paris de Maigret et de Jean Gabin.

Nos pas nous ont éloignés des Grands Magasins, nous approchons d’un secteur plus canaille, entre la porte Saint-Martinet la porte Saint-Denis. Un marchand de marrons chauds remplit ses cornets de papier journal et les tend aux passants. Il fait frisquet, de loin on aperçoit la vapeur qui s’échappe de son réchaud ambulant tandis que son client peine à éplucher son premier marron sans se brûler les doigts.

Après la bonne odeur de fruits grillés, un fumet moins ragoûtant dénonce une vespasienne proche. Un monument métallique sombre, d’une tristesse infinie où je n’ai jamais osé m’aventurer. Ma mère accélère le pas et nous ne nous attardons pas. Ma sœur et moi commençons à chouiner discrètement, fatigués de marcher sans plaisir.

Comme par miracle, notre attention est attirée par un attroupement proche et maman nous y guide en nous tenant chacun par une main. Un homme en costume cravate et fine moustache, une cigarette au bec, s’active derrière un étal minuscule en interpellant les badauds. Déjà il est encerclé par les passants qui s’attardent, je me faufile comme je peux, mes yeux à hauteur des poches des pardessus formant une haie. Il a trois cartes qui volent de ses deux mains à son étal, comme trois hirondelles vives et rapides. Trois cartes sur le ventre, qu’il retourne sur le dos l’une après l’autre d’une main, tandis que la seconde semble jongler avec des billets d’anciens francs passant du portefeuille d’un joueur à sa poche de veste.   

La petite foule commence à s’agiter, un joueur vient d’empocher deux fois de suite la mise, des mains se tendent agitant des billets, le bonimenteur accélère son débit, des mots fusent, on se presse, un cri général de déception étonnée, le joueur de bonneteau vient de rafler tout le tapis, les pigeons en chapeau mou sont refaits. Stridence d’un sifflet à roulette, le groupe s’éparpille dans la seconde, courte cavalcade, le boulevard retrouve ses passants candides.

Mère poule serre ses petits contre elle, il se fait tard, l’après-midi de ce jeudi se termine, demain il y a école, il est temps de rentrer à la maison pour le goûter.  

 


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