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Conflit et dialogue entre les cultures dans « Molly des sables » de Fatima Gallaire

Par Alaindependant

par Luc Collès
Professeur ordinaire UCL

Nous avons déjà plaidé ailleurs pour l’insertion de la littérature migrante dans les programmes scolaires. On en offrira ici une application.

Par l’analyse dramaturgique de la pièce de F. Gallaire Molly des sables, nous mettrons en évidence le choc interculturel que vit l’héroïne, Molly, en nous attachant tout particulièrement à l’étude du temps et de l’espace (l’espace scénique et le hors-scène). La pièce, en un acte, semble construite sur une dichotomie basée sur l’espace et le temps. Pour faire comprendre la souffrance de Molly, on évoquera la situation des immigrés de la première génération.

En faisant siennes les préoccupations des personnages, par une lecture attentive, l’élève accède à la parole de l’Autre, de l’étranger, qui est un peu son semblable. Lui offrir ce genre de répertoire, au lieu du corpus prescriptif des programmes scolaires, c’est lui donner une chance de construire, dialogiquement, ses représentations de l’être humain, de découvrir l’universel, par-delà le particulier. On ne lui demandera pas de s’identifier, mais de comprendre.

Fatima Gallaire

C’est pour faire une licence de cinéma à Vincennes que Fatima Gallaire a quitté l’Algérie à l’âge de vingt et un ans. Aprés s’être illustrée dans le genre de la nouvelle, elle s’est orientée vers le théâtre, un genre qu’elle considère comme « libérateur ». A ce jour, elle a écrit une trentaine de pièces, dont deux pour enfants. Elle anime aussi des ateliers d’écriture en Algérie, en France et en Belgique.

Dans Princesse (1991), Fatima Gallaire reprend une thématique bien connue des écrivains issus de l’immigration : elle y raconte le retour au pays d’une jeune Algérienne mariée à un Français, non converti à l’Islam, et qui se heurte à la fureur meurtrière d’un chœur de vieilles femmes traditionnelles.

Dans Les co-épouses (1991), nous assistons à la métamorphose d’une femme répudiée par son mari parce qu’elle ne lui a pas donné d’enfants. L’auteure conteste ici la tradition et, en particulier, le sort réservé aux femmes musulmanes.

Quant à Molly des sables (pièce en un acte pour une comédienne et quatorze personnages), elle a été créée à Avignon en 1994. Le titre fait écho à Molly Bloom, personnage d’ulysse écrit par Joyce en 1921. Mais cette Molly-là n’est pas irlandaise : elle vient des sables, au-delà des mers, où son père l’appelait « ma fille du désert… » (p.5). Toutefois, on retrouve, comme chez Joyce, une sorte d’enfermement psychologique et un récit où se mêlent présent et passé. L’auteur nous montre une femme déracinée, plongée dans une autre culture.

Par l’analyse dramaturgique de cette pièce, le professeur tentera de mettre en évidence le choc interculturel en s’attachant, tout particulièrement, à l’étude du temps et de l’espace.

La structure

La fable est relativement mince. La jeune Molly vivait heureuse dans son petit village marocain. Un jour, Braham revient de France, où il travaille comme ouvrier, pour la demander en mariage selon le rituel. Ensemble, ils repartent En France. Enfermée dans son appartement, Molly vit dans la perpétuelle attente de son mari très occupé par son travail et ses activités syndicales. Cette monotonie est rompue, de temps en temps, par les intrusions de sa voisine et de son oncle et par la visite mémorable de sa grand-mère. L’héroïne tentera une fois, mais en vain, de sortir de cette prison. Finalement, elle trouvera dans un dernier sursaut le courage et la force de refuser sa condition de femme soumise.

Ce récit est discontinu : il laisse apparaître plusieurs ellipses, notamment la période du mariage de Molly et Braham et de leur voyage. Selon J.-P. Sarrazac (1981 :68), « plusieurs auteurs actuels renoncent au ‘fablisme linéaire’ et préfèrent la répétition à la progression, la variation à la variété » ; c’est le cas ici. L’auteur met en opposition, d’une part, l’espace scénique et le hors-scène, et, d’autre part, le présent et le passé, même si, à la fin, un futur fragile s’entrevoit. Nous découvrons aussi une alternance entre la méditation, le retour sur soi et la narration. Le récit est surtout destiné à nous présenter les différents personnages qui peuplent l’imaginaire de Molly.

Comme dans de nombreuses pièces contemporaines, le démarrage est abrupt, sans exposition ; nous sommes plongés dans l’univers de Molly : « Oui puisque avant, il n’avait jamais fait une chose pareille… » (p.5). Encadrée par un « oui » et par un « non » assez inattendu, la pièce, en un acte, semble construite sur une dichotomie basée sur l’espace et le temps.

L’espace

Fatima Gallaire oppose deux pôles : l’espace scénique et le hors-scène (Donceel : 1995)

L’espace scénique

Aucune didascalie ne nous donne d’indications précises sur le lieu d’où parle Molly. Nous savons seulement que celui-ci est situé dans un immeuble d’une ville française où « il n’y a ni cour ni terrasse », lieu où l’héroïne se sent complètement enfermée : « Moi je m’occupais du dedans comme aujourd’hui. Je me suis enfermée…Tu faisais tout : les courses, les papiers – tu sais lire toi ! – Tout ce qu’il fallait faire dehors » (p.7). Et plus loin : « …je ne peux pas te suivre dehors, je ne suis pas tout à fait habituée au dehors d’ici » (p.11). L’espace de Molly se restreint encore davantage quand elle dit : « …je sanglote toute seule, recroquevillée comme un fœtus en réclamant maman ! » (p.12)

Comment Molly réagira-t-elle face à cette condition féminine que Fatima Gallaire décrit si souvent dans ses pièces, notamment dans Co-épouses dont voici un extrait :

Mimia : Comment peux-tu être si calme alors qu’il est absent toute la journée et toute la soirée ? Il vient dormir, il vient manger, il vient nous…

Taos : Chut ! Voilà que ta langue va dépasser ta pensée.

Mimia : C’est notre époux mais il vit sa vie sans nous.

Taos : Qu’y a-t-il d’extraordinaire ? Tous les époux vivent ainsi. Les hommes vivent dehors et ne font que passer à la maison. Pour des besoins naturels. (p.61)

A l’incitation de sa grand-mère, Molly sortira quand même de ce lieu pour se rendre au musée. Sur le conseil de Tonton Pue De La Gueule, elle tentera aussi de la quitter mais échouera, terrorisée par l’univers du dehors.

Seuls quelques êtres pénètrent dans l’univers de Molly : d’abord la voisine, Madame/monsieur Chantal qu’elle n’a pas conviée et la grand-mère ; ensuite Tonton Pue De La Gueule qui encourage Molly à faire son deuil de la « cour paternelle » (« Ton père est loin », p.13) ; et enfin, hors temps, celui qu’elle attend tout au long de la pièce, celui dont elle vit l’absence cruelle : Braham.

Le hors-scène

Le hors-scène représente pour Molly « le sein maternel » dont elle est maintenant privée. C’est son pays, associé à la musique, au sable et surtout à l’océan, par opposition à « l’espace du béton » en France. Plus précisément, c’est son petit village de la côte océane du Maroc, avec le café des hommes et le lieu mal défini, appelé « notre maison », où elle vécut proche d’un entourage aimant, « une grande famille ».

Lieu très ouvert en tout cas ; « Nous avions de l’espace avec toutes ces terrasses et ces cours » ; lieu accueillant puisque la maison comporte « une pièce d’accueil » (p.6) et que, si l’on en croit la grand-mère, elle « demeure ouverte pour elle (la concierge) et pour les générations qui sortiront de son ventre » (p.11). Lieu idyllique, paradis terrestre dont le manque lui est insupportable : « est-ce que je manque à l’océan autant qu’il me manque ?...Maman, est-ce que je te manque autant que tu me manques ? » (p.7). De cet Eden, il a fallu sortir, partir.

Pour nous rendre compte de l’importance qu’a revêtue ce départ, il convient de regarder de près le champ lexical qui lui est consacré. Le mot « exil », d’abord prononcé par le chœur des tantes juives et, plus tard, par Moly elle-même, désigne, selon le dictionnaire Robert, « l’expulsion de quelqu’un hors de sa patrie avec défense d’y rentrer». C’est le prélude à une nouvelle naissance. La récurrence d’autres mots tels que « exode, partir, départ, laisser » ne fait que renforcer l’idée de déchirure, de rupture.

Le temps

En ce qui concerne le temps historique, quelques rares indices (la télévision, le syndicat, l’autobus…) nous permettent de situer l’action à l’époque actuelle, sans autre précision. Nous sommes un certain samedi, lendemain de ce fameux vendredi, jour de prière, marqué également par Molly et ses règles, rappel de sa condition de femme.

La durée de l’action est vague elle aussi. Le temps de la fiction est compris entre le départ matinal de Braham et son retour, le soir, à une heure non précisée. Mais tout comme l’espace, le temps s’élargit par les nombreux retours en arrière et atteint ainsi quarante années, séparant le moment où Braham vint chercher son épouse et l’aujourd’hui, en passant par leur mariage, cinq ans auparavant. Remarquons les nombreuses ellipses, notamment celle qui sépare la demande en mariage des premiers jours de Molly en Fance, comme si le temps de la rupture était indicible.

Si l’on en croit les quelques allusions à l’âge, Molly aurait vingt ans au moment où elle nous fait partager ses états d’âme. Elle est balancée entre le présent et le passé. Elle cherche à se replonger dans le passé pour se rassurer, pour échapper à un présent bien angoissant, avant de se raccrocher d’une façon ténue à un futur vague et hypothétique. Si ces retours au passé, lointain d’abord, plus proche ensuite, semblent fréquents dans cette pièce, nous pouvons cependant observer qu’ils se raréfient au fur et à mesure que l’action sur scène progresse, que Molly tente de s’accrocher à son ici et maintenant.

Une place considérable est en effet réservée, au début du texte, au passé et, en particulier, à « ce beau matin d’hiver », « jour de lessive », « jour de fête ». Molly avait « quinze ans » ; c’était, de manière inattendue, - « à la fin de l’année, en décembre ». Ce jour est singulièrement marqué dans le temps comme étant celui du tournant, celui qui annonce une nouvelle naissance, celui où Braham est venu la chercher. L’auteure s’appesantit d’ailleurs longuement sur cette fameuse journée et les deux ou tois jours qui suivirent, courte période pendant laquelle le mariage se décida, avec, pour corollaire, leur départ qui scandalisa la communauté familiale. Pour accentuer encore l’importance de cette période, Molly raconte cet épisode au présent, contrairement aux autres séquences au passé.

Ensuite, une phrase nous ramène assez brutalement au présent: “Quand nous sommes arrivés ici; il y a quelques années, je me suis enfermée.” (p.7), une des charnières de la pièce. A certains endroits du texte, ce présent s’étire: d’abord, pour respecter les étapes successives du rituel de la demande en mariage; ensuite, lorsque, contrairement aux habitudes, Braham prend le temps  de faire connaissance et surtout lorsqu’elle attend à longueur de journées que la nuit vienne pour que leurs temps et espaces se rencontrent. Le temps s’égrène alors lentement; c’est d’autant plus insoutenable que cette attente se double d’une autre, celle de Braham qui espère des enfants.

Attente d’un futur proche espéré et redouté à la fois, le soir, mais aussi allusion à un futur plus lointain : “un jour, je saurai lire” (p.10), “je veux que votre fille soit émancipée” (p.14), sans oublier le future eventuel : “je vais peut-être aller voir un médecin” (p.12) ou “je vais essayer” (p.13)

Le choc interculturel

Loin de rejeter l’autre culture, Molly est plutôt effrayée par la différence avec, pour corollaire, la tentation du repli sur soi. Elle était d’ailleurs préparée à cette situation puisque les femmes de son entourage lui présentaient une image très sombre de ce pays où il fait froid, où la ville est “terrible” et où les femmes s’exhibent en public. Elles avaient aussi entretenu en elle la peur de l’homme, étranger dans le monde fermé des femmes.

Même si le conflit est, avant tout, intérieur chez Molly, il s’exprime aussi, dans la pièce, par la bouche de personages intolérants : les tantes juives dans le hors-scène, mais surtout dans l’espace scénique, la concierge en qui s’incarnent les clichés et les préjugés du discours ségrégationniste ; “animaux bariolés (…) avec tous les avantages qu’on laisse aux étrangers. Et il en vient toujours plus (p. 11).  Les arabes viennent acheter le pain des Français…” (p.10). Ce discours est d’autant plus révoltant qu’il contraste avec celui de la grand-mère arabe à qui la concierge s’adresse, avec Molly comme interprète : “Dis-lui que notre maison lui est ouverte et demeure ouverte pour elle et pour les générations qui sortiront de son ventre! (…) Dis-lui aussi que je souhaite l’éternel printemps sur ses joues et que l’année qui vient, et celles qui viendront encore, lui seront douces, et pleines de contentement.” (p.11)

L’espace et le temps des immigrés

Pour faire comprendre la souffrance de Molly et faire percevoir le choc interculturel qu’elle subit, il convient d’éclairer cette pièce à l’aide d’autres textes. Dans le cas de Molly des sables, c’est plutôt la situation des immigrés de la première génération qui retiendra l’attention. De tels éclairages permettront tout d’abord aux élèves de lever un paradoxe. Dans la culture arabe traditionnelle, la femme peut paraïtre aussi enfermée que ne l’est Molly en France, et pourtant celle-ci s’écrie en évoquant la maison familiale : “Nous avions de l’espace avec toutes ces terrasses et ces cours” (p.6). C’est qu’en effet un tel lieu est perçu comme “ouvert” et convivial ainsi qu’en témoigne cet extrait d’Harrouda de Tahar Ben Jelloun (1973): “Heureusement que j’avais la possibilité de monter sur la terrasse. D’ailleurs c’était le seul moyen que les voisines avaient trouvé pour respirer un peu et discuter entre elles.” (p.77) ou encore cet extrait de “La vieille et l’enfant”, une nouvelle de Leïla Houari tirée de son recueil Quand tu verras la mer (1988): “Au pays, les maisons n’ont pas de toit, mais d’énormes terrasses sur lesquelles les femmes sèchent leur linge, aèrent les couvertures, où henné et olives prennent le soleil. Dans des bavardages secrets, elles y échangent leurs joies et leurs peines.” (p.39).Ces deux extraits font mieux comprendre toute la frustation de Molly lorsqu’en France, elle est privée de ce lieu précieux.

Evidemment, si le “dehors d’ici” la terrorise, c’est parce qu’en Europe, l’espace “asexué” ne correspond pas aux structures mentales des Maghrébines. Elle pourrait sortir avec d’autres femmes sans craindre de passer, à ses propres yeux, pour une fille publique (comme ce serait le cas chez elle), mais “ici”, elle vit dans la solitude, elle s’ennuie, elle s’assèche. Quant au temps qui domine, c’est celui du passé, temps des origines et du paradis perdu. On trouvera un développement de ces aspects dans notre livre Islam-Occident: pour un dialogue interculturel à travers des littératures francophones, publié aux Editions Modulaires Européennes en 2010.

Bibliographie

Donceel, C. (1995),  Conflit et dialogue entre les cultures dans le théâtre contemporain. Louvain-la-Neuve, mémoire du Centre d’études théâtrales, UCL.

Gallaire, F. (1994), Molly des sables, suivi de Au cœur la brûlure, L’Avant-Scène, n°954, Paris.

Chikh, C. et Zehraoui, A (1984), Le théâtre beur, Paris, Arcantère.

Collès, L. (2007), Interculturel : des questions vives pour le temps présent, E.M.E. (« Discours et méthodes »)

Lebrun, M. et Collès, L. (2007), La Littérature migrante dans l’espace francophone (Belgique-France-Québec-Suisse), E.M.E. (« Proximités-didactique »)

Collès, L (2011), L’immigration maghrébine dans la littérature française. Anthologie France-Belgique  (1953-2010), E.M.E (« Proximités-didactique »)

Sarrazac, J.-P. (1981), L’Avenir du drame, Lausanne, éd. de l’Aire


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