Peter Friedl, Failed States, 2011
Dans cette Triennale (jusqu'au 26 août), nombreuses sont les pièces qui, plus directement que celles davantage liées au corps montrées ici hier, s'attachent à poser en termes politiques les questions de distance et de rapprochement. Commençons par l'installation vexillographique de Peter Friedl, Failed States qui assemble côte à côte une vingtaine de drapeaux : ce n'est pas une illustration de la vision occidentale des états en faillite, selon des critères réducteurs, mais au contraire une remise en cause de cette vision. C'est pourquoi on voit ici le drapeau basque (en haut) et celui de la Palestine qui ne touche l'israélien que par un angle : les voir derrière des grillages est très pertinent, non ?
Ariella Azoulay, Des photographies immontrables, différentes manières de ne pas dire déportation (1948), 2010
Justement, il faut aller voir le travail d'Ariella Azoulay. Comme le fait remarquer Le beau vice, il est étrange qu'elle soit 'protégée' par le panneau ci-contre (seule occurrence dans toute l'exposition, sauf erreur : c'est bien plus susceptible de heurter la sensibilité du public que les nus de Moulène...) : la Triennale aurait-elle peur du CRIF ? Des photographies immontrables : différentes façons de ne pas dire 'déportation' est un travail politique à plusieurs niveaux : d'abord parce que cette historienne israélienne (auteur du remarquable livre Le Contrat Civil de la Photographie) parle de la Nakba, de l'épuration ethnique des Arabes d'Israël en 1948; mais surtout parce que les photographies documentant cette déportation dans les archives de la Croix Rouge ne peuvent pas être montrées, sont interdites d'exposition, ou, en tout cas, que la Croix Rouge veut contrôler le texte qui les accompagne. Pour contourner cette interdiction, Azoulay les a donc patiemment redessinées pour les reproduire ici, à côté de ses textes, explicatifs et questionneurs, dont j'espère qu'ils seront bientôt édités. Cette pauvreté du dessin, avec la vérité du 'fait main', résonne ici très fortement face à l'illusion photographique, reproduction mécanique prétendument objective.Bouchra Khalili, Speeches (Mahmoud Darwich). Installation vidéo. 5 projections simultanées. Version film pour La Triennale. 2012.
Les questions éminemment politiques de la terre, de la langue, du territoire et des frontières resurgissent fortement dans la vidéo Speeches de Bouchra Khalili où on reste de longues minutes à écouter des langues qu'on ne comprend pas, sinon par le biais des sous-titres en français ou en anglais : des gens ordinaires, dans leur environnement de tous les jours, maison ou lieu de travail, en banlieue parisienne, nous parlent de racisme, de frontières, de colonisation, de discrimination, et ce dans leur langue, pour nous incompréhensible. Ils récitent en fait, traduits dans leur langue maternelle (non écrite), des textes d'écrivains engagés dans ces luttes, qu'ils ont traduits et mémorisés, s'appropriant ainsi le discours, gagnant le droit de prendre la parole : Aimé Césaire en arabe dialectal marocain, Abdelkrim al Khattabi en dari, Malcolm X en malinké, Edouard Glissant en kabyle et Mahmoud Darwich en wolof. C'est un témoignage linguistique de l'universalité des luttes anticoloniales, d'une créolisation horizontale en quelque sorte, et c'est aussi, en ces temps troublés, une belle affirmation de ce que la France devrait continuer à être (L'installation est normalement présentée en parallèle sur cinq écrans, mais ici sur un seul en série).
Rosangela Renno, Corpo da alma, 2003-2009
Encore deux oeuvres pour conclure cette visite : Rosângela Rennó (dont j'avais pu voir le travail à la BK et plus récemment à la MEP) propose des images spectrales, à peine visibles, de Brésiliens disparus politiques sous la dictature, dont l'image aussi disparaît, absorbée, diluée, insaisissable.
Selma et Sofiane Ouissi, Laaroussa, 2011
Enfin, une vidéo de deux danseurs tunisiens, Selma et Sofiane Ouissi qui ont transcrit en mouvements chorégraphiques les gestes des potières d'une communauté de Sejnane (dans le Nord-Ouest du pays), avec lesquelles ils ont monté un projet de développement. Sur un rocher, se profilant sur le ciel bleu, frère et soeur jouent avec leurs mains un ballet immatériel mais néanmoins très sensuel, qui, au delà de sa beauté propre, est aussi un signe politique, l'affirmation d'une volonté de vivre ensemble.
En somme, je suis ressorti de cette Triennale revitalisé, optimiste et déterminé. Que dire de plus ?
Je n'ai guère parlé des autres lieux de la Triennale, excepté le CREDAC avec Boris Achour : d'abord Bétonsalon avec une belle exposition botanique, mais aussi le Grand Palais où le repas de Rirkrit Tiravanija tenait un peu du gadget bobo, Galliéra (avec une grande installation d'El Anatsui), et puis (pas encore vus) le Louvre, les Laboratoires d'Aubervilliers et les concerts d'Instants Chavirés.
Photo Bouchra Khalili courtoisie de l'artiste; photo du panneau par Elisabeth Lebovici. autres photos de l'auteur. Bouchra Khalili étant représentée par l'ADAGP, la reproduction de son oeuvre sera ôtée du blog à la fin de l'exposition.