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Traduire avec Henri Meschonnic

Publié le 17 mai 2012 par Tecna

Traduire avec Henri Meschonnic
Hommage à Henri Meschonnic
Petit Palais, 21 avril 2012
   J’intitule ces quelques remarques : « traduire avec Henri Meschonnic et non la traduction chez Henri Meschonnic. Au lieu d’un impossible exposé de ce qu’il appelle sa « poétique du traduire » dans le trop bref espace de temps que j’ai devant moi, je vais me borner à en montrer la fécondité à travers quelques réflexions inspirées par ma propre pratique de la traduction.
   Henri Meschonnic nous dit que ses traductions de la Bible sont à l’origine de sa pensée du rythme et qu’il n’aurait pas traduit la Bible comme il l’a traduite, s’il n’avait eu au préalable une pratique du poème. Chez lui, tout se tient dans une continuité qui réunit le poète, le traducteur et le penseur. C’est pourquoi il n’est pas possible d’évoquer l’un sans parler des autres.
   J’ai justement découvert le travail d’Henri Meschonnic au début des années 70 avec une traduction. C’était Les Cinq rouleaux et ce fut pour moi un éblouissement. C’était une traduction comme je n’en avais jamais lues. Ces textes millénaires prenaient une vie extraordinaire, comme si on était au commencement du langage et, en même temps en pleine modernité. Ce qui n’est pas contradictoire puisque ce commencement toujours recommencé est la modernité même comme l’a montré Modernité modernité.  Et puis, plus extérieurement, la modernité était là, dans l'utilisation d’une hiérarchie de blancs plus où moins importants pour donner un équivalent de la hiérarchie des accents qui scandaient la cantillation du texte massorétique. Le tout afin de rendre à ces textes leur force essentiellement rythmique. Comme dans le magnifique Chant des chants dont je ne résiste pas au plaisir de vous lire deux versets :
   16
   Mon ami est à moi   et moi je suis à lui   lui qui
   mène aux champs   parmi les roses
   17
   Avant que souffle   le jour   et que fuient  
   les ombres
                 Retourne fais-toi semblable  
   mon ami   au cerf   ou   au faon des chevreuils  
      au-dessus des montagnes de déchirure]
   Ce travail de traduction de la Bible, poursuivi toute une vie et malheureusement inachevé, s’est doublé d’un travail de réflexion sur la traduction et l’écriture qui n’a cessé de m’accompagner jusqu’à aujourd’hui. Non tant comme un discours donneur de leçons, de recettes ou de préceptes, que comme une suite de mises en garde et de remises en causes d’idées reçues et de clichés qui, pareils à la mauvaise herbe, ont la vie dure et ne cessent de repousser. Je cite brièvement quelques uns de ces clichés contre lesquels Henri n’a cessé de ferrailler et moi avec lui.
1) Selon la vulgate, traduire c’est traduire le sens des mots. Or, traduire le sens des mots est déjà une illusion comme le souligne Humboldt, l’une des références majeures d’Henri Meschonnic, quand il dit qu’« aucun mot d’une langue n’équivaut parfaitement à un mot d’une autre langue » et que « même pour des choses tout à fait perceptibles, les mots des différentes langues ne sont pas entièrement synonymes et qu'en disant hippos, equus ou cheval, on ne dit pas complètement et entièrement la même chose ». 
   Mais le sens n’est pas seulement le sens des mot. Tout le travail d’ Henri Meschonnic nous montre que le sens relève de tout le texte et pas seulement du lexique. Puisqu’un texte littéraire — ce que j’appellerai avec lui un ‘poème’ au sens large où il peut être roman, pièce de théâtre et même essai  — c’est du corps qui passe dans le langage. C’est donc toute une physique du langage qui est mise en jeu et cette physique, c’est ça qu’il faut traduire. Autrement dit, ce qu’il faut traduire, c’est le rythme. Mais naturellement ce singulier-là est intraduisible. Un corps n’est pas traduisible, même un corps de langage. La seule manière de le traduire, c’est de le faire revivre dans un autre corps. Un autre corps de langage, bien entendu. La traduction prolonge, multiplie et transforme le texte original. Elle l’ouvre à l’infini des ré-énonciations qu’il contient.
2) Traduire n’est donc pas une entreprise d’import-export : ce n’est pas faire passer, comme on dit, une denrée immuable (le sens) d’une rive à l’autre. Puisque arrivé sur l’autre rive, dans l’autre langue, ce même sens sera autre étant donné qu’il ne tient pas seulement au sens des mots. Le traducteur n’est pas un passeur. Heureusement, car Charon aussi était un passeur : et ce qu’il passait c’était des cadavres. Le traducteur cherche à produire de la vie, non de la mort. Mais comment ? Une seule solution : tuer le texte de départ pour le ressusciter dans sa propre langue. Donc lui donner un autre corps. Qui n’est plus le même puisqu’il est celui du traducteur. La poésie n’est pas la seule à être, selon la belle formule de Lezama Lima une « métaphore de la résurrection ».
   3) Autre point sur lequel il faut insister. Contre cette présentation courante  — traducteur de l’anglais, de l’allemand, etc. —, Henri Meschonnic ne cesse de répéter  qu’on ne traduit pas des langues mais des textes.
   Chaque poème, chaque œuvre, est un idiolecte — une langue particulière — qui se fait avec et contre le milieu dans lequel elle se développe c’est-à-dire sa langue d’origine. C’est là son historicité et sa singularité. Et c’est cette singularité-là qu’il faut traduire. Mais — autre idée reçue — être poète n’est pas une garantie suffisante à la réussite de la traduction d’un poème. Combien de poètes continuent à être victimes à leur insu du dualisme du sens et de la forme ?  Il faut être, dit encore Henri Meschonnic, le poète de sa propre traduction, c’est-à-dire en être à proprement parler l’auteur.
   C’est pourquoi j’aime dire que la traduction est une danse de couple où celui qui guide n’est pas celui qu’on croit. Puisque c’est le traducteur qui invite l’auteur à le suivre dans les méandres de sa propre langue à l’écoute d’une musique qui, finalement, n’est ni celle de l’un ni celle de l’autre mais la rencontre des deux.
4) Enfin dernier cliché dont la résistance tient à la valeur du jeu de mot qui lui a donné naissance en italien : tradutore/tradittore. Traduire c’est trahir. Oui, si l’on à l’idée toute faite que le traducteur « copie » son modèle qu’il ne pourra évidemment pas égaler puisque, pour l’égaler, comme pour Pierre Ménard auteur du Quichotte de Borges, il faudrait qu’il le réécrive dans la même langue avec les mêmes mots. C’est très précisément à cette idée qu’en reste encore tout récemment un grand hispanisant, spécialiste de Gongora, Góngora dont je viens récemment de retraduire la Fable de Polyphème et Galatée. Voici ce qu’il écrit :  «  Si l’on tient compte [...] de l’originalité de la langue gongorine, qui a poussé à l’extrême ces possibilités du castillan dans le sens d’une densité et d’une expressivité plus grandes, on comprend qu’il est vain de prétendre faire écouter en français la musique du Polyphème, ou, celle, si différente, des Solitudes : c’est véritablement changer d’instrument, je dirais presque de partition ».
   Il a à la fois raison et tort. Raison — mais c’est une vérité de La Palisse — parce que, c’est vrai, « il est vain de prétendre faire écouter en français la musique du Polyphème », puisque cette musique est espagnole et gongorine et que, par définition, le français et ses différents traducteurs ne sont ni l’espagnol ni Góngora. Mais il a tort puisqu’il en reste à ce vieux dualisme sans cesse dénoncé par M qui considère que traduire c’est copier, c’est décalquer le texte original. La copie, dans cette perspective, sera nécessairement un pâle ectoplasme sans commune mesure avec son modèle. Or, traduire, ce n’est ni transcrire, ni produire on ne sait quel impossible calque, c’est recréer ou trans-créer un texte qui sera nécessairement autre que le texte original étant donné que c’est un autre corps, un autre souffle avec sa culture et sa langue propres qui l’aura produit. Borges dit cela très bien : « peut-être que « le mot juste » en français n’est pas « la palabra justa » en espagnol. Il faudrait alors penser que les mots justes diffèrent d’une langue à l’autre puisqu’ils sonnent différemment ».
   C’est pourquoi, sans aller jusqu’à dire avec l’auteur cité que traduire le Polyphème ou les Solitudes, c’est « changer de partition », on s’accordera du moins avec lui pour dire que c’est « changer d’instrument ». Où l’on rejoint Valéry pour qui la traduction est transposition  au sens musical du terme : le piano pour la guitare, le français pour l’espagnol — et le traducteur pour Góngora. La partition (le récit, le sens lexical, les règles formelles) reste la même, mais les timbres, les sonorités, les couleurs sont nécessairement différentes. Si le poème est véritablement traduit, c’est-à-dire écrit, au même titre que tout texte véritable , il sera, nous dit Henri Meschonnic une « métaphore de l’original » ou un « original second ». Ou, si l’on préfère (et j’y reviens encore) l’original re suscité : l’autre et le même à la fois.
   La vulgate et ses préjugés nous mènent à une conception négative de l’acte de traduire, puisqu‘elle considère que traduire étant trahir, l’opération est vouée à l’échec. Les exigences d’érudition, de scrupule pointilleux par rapport au seul lexique, m’apparaissent comme une réaction de défense, contre un pessimisme foncier — je dirais presque un état dépressif — qui repose sur la vieille idée de l’intraduisible. Idée que ne cesse de combattre Henri Meschonnic avec la force de vie qui l’anime dans tous les aspects de son œuvre. Rien n’est intraduisible. Si certaines œuvres ne le sont pas ou le sont mal, c’est qu’elles n’ont pas encore rencontré leur traducteur, c’est-à-dire celui qui, animé par la certitude qu’il arrivera à faire revivre le texte original dans sa propre langue, s’impose des contraintes beaucoup plus grandes que le traducteur standard.  Contraintes déjà évoquées par Cicéron quand il oppose l’interpretes qui traduit « mot pour mot » (verbum pro verbo) et l’orator qu’il est lui-même et qui transcrée tout ce qui fait la singularité du texte. Mes traductions, dit-il, «  je ne les ai pas tourné(e)s comme un traducteur, mais comme un orateur, avec les mêmes phrases, et avec leurs formes, autant qu’avec leurs figures, avec des mots adaptés à notre habitude ; en quoi ce n’est pas le mot pour le mot que j’ai tenu pour nécessaire de rendre, mais c’est tout le caractère des mots et leur force que j’ai conservés ». C’est cette force-là nous dit Henri Meschonnic, que devrait chercher à traduire tout véritable traducteur.


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