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Entre deux inquiétudes : la Tunisie de Chkoun Ahna

Publié le 18 mai 2012 par Marc Lenot

Chkoun Ahna peut se traduire par « Qui sommes-nous ? ». Une exposition sur l’identité, donc ? Pas si simple. Mais il faut d’abord dire où nous sommes, avant de dire qui. Dans la Tunisie d’après la révolution ‘de jasmin’ (expression que les Tunisiens n’emploient guère, d’ailleurs), d’après la chute de Ben Ali, mais aussi dans la Tunisie en attente d’une nouvelle Constitution, et agitée par des forts courants islamistes, dont certains ressemblent un peu à nos ‘démocraties chrétiennes’, mais dont d’autres (salafistes) semblent infiniment plus virulents et intolérants. Nous sommes dans un pays qui hésite entre tradition et modernité, entre repli sur soi et ouverture. Nous sommes aussi dans la très chic banlieue Nord, loin du peuple et de la médina, là où l’art est tout autant distraction qu’engagement. Nous sommes au Musée de Carthage, témoignage des siècles passés, des puniques aux Croisés (Saint Louis est mort ici), sur une colline coiffée d’une imposante et très coloniale cathédrale, aujourd’hui déconsacrée et transformée en salle de spectacles. Toutes ces ambiguïtés, ces dialectiques, ces tensions innervent le pays, toutes les discussions qu’on peut avoir ici et là oscillent entre la joie d’être sorti des années de plomb et l’inquiétude du futur, et l’art qu’on y fait les reflètent évidemment, même s’il n’évite pas toujours les poncifs ou a parfois du mal à prendre de la distance. C’est ce qu’on peut voir en partie dans cette exposition (jusqu’au 15 juin) mais aussi partout ailleurs, dans la rue, les centres d’art, les discussions en terrasse des cafés.

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Nicene Kossentini, They abused her by saying, 2010

Ici, dans ces salles du Musée de Carthage où sont restés de grands panneaux de céramique au milieu des installations contemporaines, il faut, je crois, commencer par la seule pièce de l’exposition qui date de l’époque Ben Ali, qui témoigne à sa manière de ce qu’une artiste pouvait alors faire. Nicène Kossentini montre ici six photos d’une série plus grande (They abused her by saying), photographies blanches, éblouissantes où une femme vêtue de blanc se heurte aux parois d’une cellule, tentant vainement d’en briser les murs et, à la fin, se couchant au sol, vaincue ou reprenant des forces. Au-delà de la symbolique assez évidente (mais courageuse sous la dictature), l’effet de blancheur et de saturation aboutit à une quasi disparition de l’image, à une quasi impossibilité de représenter où seuls quelques signes émergent du néant. Dans une galerie voisine, de la même artiste, j’ai vu de grands panneaux en écriture arabe d’où les lettres avaient disparu : seuls subsistaient les signes diacritiques, la ponctuation qui normalement clarifie le sens des mots, mais qui là, flottait, abandonnée et de plus inversée, comme une tentative dérisoire et vaine de reprendre pied dans le réel, dans la signification*.

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Nadia Kaabi-Linke, Smell, 2012

Si on commence par ces photographies, il faut sans doute finir par la pièce de Nadia Kaabi-Linke (Smell) : les premiers jours de l’exposition, c’est un drapeau noir sur lequel est brodée avec des fleurs de jasmin la profession de foi « Il n’est de dieu que Dieu… ». C’est là le drapeau salafiste, l’emblème même de l’inquiétude de chacun ici (« s’ils instaurent la charia, j’émigre », disent beaucoup, des femmes surtout qui, grâce à Bourguiba bénéficient d’un statut libre incomparable ; l’une me rappelle ainsi que l’avortement fut légal en Tunisie avant de l’être en France). Peu à peu, au fil des jours, le jasmin va se faner et tomber, la révolution éponyme va laisser la place à un drapeau noir, minimal, dépourvu de signes, de sens. Quel en est l’augure ? Entre ces deux pièces, celle d’avant et celle de demain, navigue l’inquiétude.

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Lara Favaretto, As if a ruin, (Carthage), 2012

Dans ce pays plutôt laïc, la religion est autant un sujet d’inquiétude que d’identité, et l’exposition a appelé à la rescousse le Saoudien Ahmed Mater et ses Kaaba aimantées (Magnetism), l’Italienne Lara Favaretto dont le cube de confettis marrons en harmonie avec les mosaïques environnantes prend lui aussi ici des allures de Kaaba, mais s’effondre peu à peu au fil des jours et, collant aux semelles des visiteurs, se répand dans toutes les salles (As if a Ruin), et l’Italo-Emirati Yousef Moscatello qui a fait broder une carte en couleur des religions du monde (Map of Faith, quelque peu discutable par ailleurs). Cette inquiétude résonne dans tout l’espace de l’exposition par les sons d’un tambour, celui d’un homme qui, les nuits de Ramadan, parcourt les rues d’une ville (ici Beyrouth) pour réveiller les fidèles avant la première prière du matin : c’est un ‘wake-up call’ perturbant, de ce personnage à la fois héraut et père fouettard (Sirine Fattouh, A night in Beirut).

Plus discret est le travail mélancolique de Fakhri El Ghezal (Oueld Min ?) qui combine ici un poème en arabe dialectal sur le visage et une série de photographies de portraits, familiaux ou artistiques, comme une mémoire perdue, à la fois privée et publique, multiculturelle et précieuse. Une autre série de lui, dans un centre d’art tunisois juxtapose aussi un poème et des cadres vides, d’où le portrait du dirigeant en icône sacrée a été ôté (Sidi).

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Nida Sinnokrot, KA Carthage, 2012

On trouve aussi ici des échos d’ailleurs, une vidéo de Zineb Sedira qu’on peut lire comme liée à la construction de l’identité algérienne au temps du FLN (Les Gardiennes d’images), trois maillots de Saâdane Afif qui parlent de double identité (National (Tunis)), et un diaporama du Gazaoui Taysir Batniji (Transit) qui montre au contraire la

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Verseuse de roses, Musée de Carthage

tentative de destruction d’une identité opprimée. Dans le jardin du Musée, les deux excavateurs du Palestinien Nida Sinnokrot, au lieu de se dresser fièrement vers le ciel sont posés au sol (Ka (Carthage)), comme la femme couchée de Nicène Kossentini : est-ce un aveu de défaite, ou au moins de pause ? ou plutôt un signe de révérence face au Musée, face à l’antiquité, face à cette superbe Verseuse de Roses, mosaïque au mur d’une des salles du Musée (dont, soudain je me suis ressouvenu comme dans un éclair) qui debout, telle une source ingresque, répand ses bienfaits odorants mais piquants sur le monde depuis deux millénaires.

Dans cette quête d’identité, quelques pièces s’échappent, font appel à plus de légèreté : le seuil du musée est couvert d’une plaque d’aluminium où le Croate Boris Kajmaka gravé un motif très fin de dentelle (A threshold is a line between), pièce d’abord invisible, puis qui stoppe le visiteur dans son élan : faut-il l’enjamber ou marcher sur elle, la respecter ou risquer de l’user ?

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Ismaïl Bahri, Ligne fantôme (Carthage), 2012

De même, une pièce presque invisible d’Ismail Bahri (dont j’irai bientôt voir le travail ici) ponctue l’espace de l’exposition de lignes d’épingles fichées dans le mur, fragments de sinuosités légères et subreptices, signes de discontinuité poétique, marques d’incertitude, ombres disjointes (Ligne fantôme). Devant le musée, Amina Menia offre une agora, un espace où débattre, où créer la démocratie, où définir le ‘nous’, le collectif.

Ce blog n’est pas le lieu pour parler d’élections et de Constituante, pour citer les échéances politiques, mais deux événements artistiques dans les prochains mois vont suivre cette jeune expérience, le Printemps des Arts en juin et, en septembre, cette fois dans la populaire médina de Tunis, Dream City. À suivre.

Voyage à l’invitation de Carthage Contemporary, qui regroupe cette exposition et neuf galeries ou centres d’art, dont celles citées ci-dessus.

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Nicene Kossentini, Revenir, 2006

• De Nicène Kossentini aussi, au centre d’art B’Chira, dans une exposition où cinq critiques ont choisi cinq artistes (pas tout à fait, puisque, assez bizarrement, une critique est aussi artiste et parle d’elle-même), on peut voir une vidéo (Revenir) à partir d’une image photographique, vieille photo de famille pleine de griffures, dans laquelle un zoom avant révèle une petite intruse dans l’ombre : bouche ouverte comme un cri dans le noir, cette image insupportable d’une inconnue semble annonciatrice d’un désastre prochain engendré par son exclusion.

Photos 2, 3, 4 & 5 de l'auteur.


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