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La mémoire chez le mécanicien

Publié le 21 mai 2012 par Legraoully @LeGraoullyOff

mémoire chez mécanicien

« Tous les Algériens sont des mécaniciens »

Fellag

Longtemps je me suis demandé ce qui pouvait pousser des hommes et des femmes qui fuyaient leur terre natale à la recherche d’une vie meilleure, à s’installer sous le pluvieux climat de Lorraine, plutôt que sur la Côte d’Azur ou au Pays Basque. J’en conviens, je suis un peu idiot, la réponse était sous mes yeux, et elle m’est apparue en pleine lumière grâce au film « le Chemin Noir » d’Abdallah Badis. Pour quitter sa contrée ensoleillée et arriver dans la vallée de la Fensch, il suffit tout simplement de ne rien savoir de ce qui attend au bout du chemin.

Le film retrace l’histoire des Algériens venus travailler dans les usines sidérurgiques du nord de la Moselle, et devrait donner du grain à moudre à tous les crétins qui pensent que l’on ne peut venir en France que mû par le désir de bénéficier de notre merveilleux RSA grâce auquel comme chacun sait, on peut manger du caviar à la louche et se payer un yacht pour batifoler sur le Plan d’eau tout en se gaussant en termes choisis de ces cons de Français de souche qui se font exploiter sans moufter.

L’histoire commence comme une entreprise initiatique: Abdallah Badis veut retrouver les traces de son père qui fut ouvrier dans la sidérurgie, et savoir ce qu’il est advenu de tous les anciens qui ont connu l’enfer du métal en fusion et de la mine. De fait, la présence croissante de la main d’oeuvre algérienne en Moselle ressemble à une recherche ininterrompue du père: celui-ci était le premier à quitter le bled pour pointer à l’usine, revenait une fois l’an pour saluer la famille et les amis, et s’en retournait au pays du monstre d’acier. Plus tard, il était rejoint par l’aîné, puis par la famille entière.

Le fil conducteur du film se joue autour d’une vieille 404 que Badis et les autochtones vont se mettre en devoir de réparer. Cette tentative de ressusciter une voiture d’un autre temps va réunir pour un temps les anciens qui se meurent d’ennui en attendant la mort dans des cités moroses, et délier les langues sur ce  que la Lorraine et la France persistent à regarder comme une gloire, à savoir la prospérité engendrée par la sidérurgie. Le sujet peut paraître encore brûlant quand on pense aux ArcelorMittal qui se battent pour sauver leurs emplois. Mais à y bien regarder, les usines ont été remplacées par un parc d’attraction, ou ont laissé des cadavres de ferraille et de déchets que ne renieraient pas l’ex-URSS (vous allez voir qu’un jour un imbécile mondain va vouloir classer ces tombeaux de métal aux monuments historiques, et que même des ouvriers tomberont dans le panneau), et les anciens ouvriers algériens se savent eux aussi de plus en plus proches du dernier soupir.

Les images d’époque de l’usine et de la mine donnent froid dans le dos: on dirait franchement des images de guerre, entre les explosions, le métal brûlant, les casques et les uniformes des prolos, et leurs mines épuisées; les mâchoires d’acier de l’industrie ne cessent de broyer tout ce qui passe à leur portée.Malgré tout, au milieu de cet enfer que Dante n’aurait même pas osé imaginer, il y a de la vie, et les petits vieux qui se morfondaient en attendant la Camarde retrouvent de la verve en évoquant les copains italiens, français ou polonais, le club de boxe, les vieilles voitures, et toujours le bled où on reviendra tôt ou tard. Nombreux furent ceux qui y retournèrent entre quatre planches avant d’avoir pu profiter de la retraite. Bref, la vie était dure, les foyers ressemblaient souvent à des taudis plein de boues par la grâce de notre merveilleux climat, mais au moins il y avait du boulot.

La guerre, la vraie, elle arrivera en Algérie à la fin des années cinquante. Tout ceux qui se sentaient chez eux en France commençaient à se sentir un peu moins chez eux, sans jamais se plaindre. Et se pose la question de cette fameuse intégration dont les tenants de la « religion civique française », au premier rangs desquels les divers ministres de l’Intérieur qui se sont succédés, se font fort. Au final, la France a intégré à son propre bénéfice la force de travail de tous ces hommes, mais n’a pas vraiment posé la question de leur citoyenneté, de leur dignité, de leur humanité. Intégrés à la classe ouvrière, oui, à la vaste blague de la Nation, non. Abdallah Badis, intellectuel « occidentalisé », se voit même dire par un compatriote qu’il n’a pas une tête d’Algérien, parce qu’il n’est pas bronzé, et sans doute parce que la pudeur lui interdit de dire qu’il n’a pas les codes sociologiques de cette classe ouvrière.

La 404 redémarre, elle retrouve son souffle. Pour les anciens qui passent leur journée à contempler le quartier en fumant des clopes, le souffle ne reviendra pas. Certains disent qu’ils ne sont pas retournés en Algérie parce qu’il y fait trop chaud, alors qu’ils ont bossé sous des températures qui n’existent même pas à ciel ouvert. Et peut-être sont-ils restés en Moselle parce qu’ils ne sont plus nulle part chez eux, en attendant patiemment que la mort les rende au sol natal, qui n’existe plus que comme symbole.

Pour finir, l’un d’eux évoque le match de football opposant la France à l’Algérie, ou la Marseillaise fut copieusement sifflée, et il fait un constat bien plus lucide que n’importe quel politique à l’époque des faits: bien qu’exploité pendant toute sa carrière, il ne saurait blâmer une jeunesse qui ne se voit aucun avenir. Et il confirme qu’on ne vit pas si bien que ça avec le RSA ou le minimum vieillesse.

Si le  film d’Abdallah Badis fait donc bien oeuvre de mécanique, c’est sur la mémoire qu’il travaille.


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