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Jorge Luis Borges – Insomnie (Insomnio, 1920)

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

Jorge Luis Borges – Insomnie (Insomnio, 1920)Légendairement petit et lointain est désormais ce moment où les horloges versèrent un minuit absolu.
Ces six murs étroits emplis d’une éternité étroite me suffoquent.
Et dans mon crâne vibre encore cette pitoyable flamme d’alcool qui ne veut pas s’éteindre.
Qui ne peut pas s’éteindre.
Réduction à l’absurde du problème de l’immortalité de l’âme.
Trop de couchants m’ont rendu exsangue.
La fenêtre synthétise le geste solitaire de la lanterne.
Film cinématique plausible et parcheminé.
La fenêtre aimante toutes les oeillades inquiètes.
Combien m’étranglent les cordes de l’horizon.
Pleut-il? Quelle morphine ces aiguilles injecteront-elles aux rues?
Non.
Ce sont de vagues lambeaux de siècles qui gouttent, isochrones, du plafond.
C’est la lente litanie du sang.
Ce sont les dents de l’obscurité qui rongent les murs.
Sous les paupières ondoient et s’éteignent à nouveau les tempêtes brisées.
Les jours sont tous de papier bleu, minutieusement découpés par les mêmes ciseaux sur le trou inexistant du Cosmos.
Le souvenir allume une lampe:
Une fois de plus nous traînons avec nous cette rue si joyeusement pavoisée de linge tendu.
Le piano luxuriant du Tupi s’est évanoui au loin.
Le soleil, ventilateur vertigineux, élague les demeures décaties.
En nous voyant tanguer en tant de spirales les portes rient aux éclats.
Pedro-Luis me confie: – Je suis un homme bon, Jorge.
Tu es un homme bon, Jorge… ça nous passera avec une petite tasse de café.
Les yeux éclatent quand les frappent les pales du soleil.
Quel hangar abritera à jamais les émotions?
Il existe à n’en pas douter une dimension ultra-spatiale où toutes sont des formes d’une force disponible et soumise.
Comme l’eau et l’électricité dans notre dimension.
Colère. Anarchisme. Faim sexuelle.
Artifice pour nous faire vibrer sous la magie.
Aucune pierre ne brise la nuit.
Aucune main n’avive les cendres du bûcher de tous les étendards.

*

Resulta legendariamente chica y lejana aquella etapa donde los relojes vertieron la media noche absoluta.
Estos seis muros estrechos llenos de eternidad estrecha me ahogan.
Y en el cráneo sigue vibrando esta lamentable llama de alcohol que no quiere apagarse.
Que no puede apagarse.
Reducción al absurdo del problema de la inmortalidad del espíritu.
Me he desangrado en demasiados ponientes.
La ventana sintetiza el gesto solitario del farol.
Apergaminado y plausible film cinemático.
La ventana imanta todas las ojeadas inquietas.
Cómo me ahorcan las cuerdas del horizonte.
¿Llueve? ¿Qué morfina inyectarán a las calles esas agujas?
No.
Son girones vagos de siglos que gotean isócronos del cielo raso.
Es la letanía lenta de la sangre.
Son los dientes de la obscuridad que roen las paredes.
Bajo los párpados ondean y se apagan nuevamente las tempestades rotas.
Los días son todos de papel azul bien cortaditos por la misma tijera sobre el agujero inexistente del Cosmos.
El recuerdo enciende una lámpara:
Ota vez arrastramos con nosotros esa calle que la ropa tendida
embanderó tan jubilosamente.
Muy lejos se hundió el frondoso piano del tupi.
El sol ventilador vertiginoso tumba los caserones.
Al vernos navegar tan espirales se ríen a carcajadas las puertas. Pedro-Luis me confia: -Yo soy un hombre bueno, Jorge.
Tu eres un hombre bueno, Jorge…Ya se nos pasará tomando
una tacita de café.
Los ojos estallan cuando los golpean las aspas del sol.
¿Qué hangar cobijará definitivamente las emociones?
Sin duda existe un plano ultra-espacial donde todas ellas son formas de una fuerza utilizable y sujeta.
Como el agua y la electricidad en este plano.
Ira. Anarquismo. Hambre sexual.
Artificio para hacernos vibrar mágicamente.
Ninguna piedra rompe la noche.
Ninguna mano aviva las cenizas del incendio de todos los estandartes.

***

Jorge Luis Borges (1899-1986) – Traduit de l’espagnol par Frédéric Sounac et Isabelle Touton



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