Parfois le présent contient
trop de présence, trop de présent. On sent que la
lumière entre dans les doigts, que les maisons rétrécissent.
Il faut alors orienter le temps, tracer un sentier, creuser un fossé,
suivre une fourmi, marcher seule.
« Nous, paroles inquiètes
»
Anthologie du présent, Montréal,
les éditions du passage, 2012, 231 p.
suivi de « Le premier lecteur.
Une conversation avec André Lamarre »
On regarde le jour qui répand dans des éclats
d’éternité rassemblés dans le coeur de cette Anthologie
du présent comme on creuserait un océan à la
pelle sans s’épuiser. Toute la réalité disponible
retrouve la virtuosité des liaisons. Les poèmes s’engendrent
dans des appels formels multiples, tous travaillés avec la minutie
du calme.
JEAN-FRANÇOIS LEBLANC, Québec français,
printemps 2012
Celle qui juxtapose avec brio la grandeur de la nature
à la réalité des sentiments offre ici une poésie
très près du réel, du tangible, qui prend sa force
dans l’évocation des chimères de l’esprit. « L’écriture
aussi perce l’espace », écrit la grande poète.
« Les choix de la rédaction », Le
libraire, avril-mai 2012
Avec Anthologie du présent, la poète
et essayiste Louise Warren nous offre probablement son livre
le plus achevé [qui] comprend plus d’une centaine de textes aux
formes et aux longueurs variées, en plus d’une conversation fascinante
avec l’accompagnateur privilégié de la poète depuis
ses tout premiers débuts, son premier lecteur. Une conclusion originale
à ce livre de tous les présents. […]
Tout est finesse et subtilité dans cette publication.
Reconnue pour ses livres d’art, la maison des éditions du passage
a ici recréé l’art du livre de poésie, laissant les
silences, les respirations et le rythme s’imposer, par respect de la parole
de l’une de nos grandes poètes. […]
Par l’utilisation de l’objet et du lieu, la poète
appelle et nomme l’invisible, le fait apparaître, non pas incarné
dans les mots, mais dans la trace qu’ils sculptent en nous, lecteurs.
MARIO CLOUTIER, « Nommer les sensations »,
La Presse, 16 mars 2012
(Pour lire le texte au complet, cliquez
ici.)
Entamé Anthologie du présent
de Louise Warren (les éditions du passage). Une poète qui
a du métier, une jaquette nue, une maison d’édition qui
sait y faire. Et les mots s’enchaînent comme une danse. D’ailleurs,
dans le chapitre intitulé « Sauts », elle parle de
danse : « Le danseur crée par la hauteur de ses sauts le
vide qui le sépare du sol. » Tout est dit. Lecture d’insomnies.
JOSÉE BLANCHETTE, Le Devoir, 24 février
2012
C’est un livre qui est assez long et lent, qui prend son
temps.
On passe des vers libres à la prose, à des
suites, à des courts poèmes très instantanés,
à une réponse à une chorégraphie à
la fin.
Une poésie qui accompagne, une très belle
écriture. C’est un livre qui se boit doucement. La dernière
partie, « Nous, paroles inquiètes », est plus éloquente
encore sur les thèmes du présent, du temps et de la présence.
La fin est un entretien sur le premier lecteur et le travail de la première
personne qui rencontre le manuscrit avant qu’il soit publié. Un
complément de type essai à travers la rencontre.
C’est vraiment du Louise Warren complet.
MARIE-PAULE GRIMALDI
CIBL-FM 101,5 (Montréal)
17 février 2012
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Textes de Louise Warren
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Minuit moins vingt, tu te tiens
dans l’embrasure de la porte, tu frôles mes genoux,
prends-moi toute. Tu peux rester
ici ce soir si tu le veux. La prochaine fois
on se parlera moins, la langue simplement
pour lécher partout. Une correspondance s’insinue
entre la peau et la caresse, je cachette l’enveloppe
et laisse ma bouche faire des bulles avec le réel.
Tu ne sais pas grand-chose
de moi. Tu connais le goût
du vin laissé sur ma langue mais tu n’as pas gouté à ma bouche
gonflée de sommeil. Tu sais
que la nuit je vois des serpents et des flèches
sur les murs de ma chambre et j’entends siffler
des trains. Quand la lune est ronde,
elle fait des vœux, seulement les mercredis de pleine lune
seulement les mercredis. Tu connais un échantillon de ma peau
et tu sais les tissus qui m’habillent. Tu as deviné
que la soie sauvage est agréable à toucher. Je ne te
demanderai pas
de caresser ma tête, ça fait tellement longtemps. J’aime
quand tu me dis à bientôt et je m’obstine
à ne pas poser de rideaux aux fenêtres. Tu as appris mon âge :
tu l’oublies toujours. Tu ne reconnais pas encore ma voix
au téléphone. Dans la pièce vide, il y a un store,
c’est l’unique chose à manipuler dans l’ancienne chambre.
C’est parce que je ne connais pas autrement
qu’à travers tes transparences… Que disais-tu
de ce chandail porté ce soir-là ?
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Louise Warren / September Song
Comme si le 12 septembre n’arrivait pas, que le deuil, la peine prenaient toute la place. J’ai ouvert ce livre, les Lettres de Gertrud Kolmar, pour la voix humaine, la douce intimité des correspondances. Ces temps-ci encore plus qu’à l’ordinaire, j’ai besoin de retrouver cette humanité, de me sentir autant de fois qu’il m’est possible en son contact. Cela circule dans les voix amies, les gestes amoureux ou maternels que je pose, les gestes quotidiens qui marquent ma journée de pensées pour ceux qui partagent ma vie. Carte d’anniversaire écrite, col de veste refermé, peluche rapiécée, manuels scolaires recouverts, table mise, soupe fumante, autant de noyaux d’amour qui me ramènent à moi. Car dans la peine, dans cet imaginaire frappé si fortement, on ressent davantage le chaos, on se sent égaré à l’intérieur de lui, tant notre impuissance est innommable.
Il n’y a que ces mots, tu n’y peux rien. Rien, le plus lourd silence, qui descend comme un drapé noir déplié sur le monde. Gertrud Kolmar écrit : « Je ne crée jamais à partir d’un sentiment d’exaltation et de force, mais toujours à partir d’un sentiment d’impuissance. »
On en vient à oublier cet abattement premier au cœur de la création, tant on dirait qu’il fait partie de nous, de notre nature profonde. Cet état, comme un dépôt de fatigue et d’épuisement, cette incomparable anémie intérieure me laisse parfois chancelante au milieu d’une page. Seules les joies d’écriture parviennent à rétablir ce balancier et m’aident souvent à vivre ces basses solitudes, à me donner l’élan pour continuer.
*
Océan de briques et de verre, vagues de métal et de cendre, j’ai un mal fou à me concentrer, à bien dormir, j’ai peu lu, peu écrit. Une seule lettre de Gertrud Kolmar me permet non seulement de revenir à l’intérieur, mais elle participe aussi à éclairer cet intérieur. En un mot, elle me donne la paix dont j’ai besoin.
*
Le plein silence, vide de toute merveille. Un temps en dehors du temps. Le jour au-dessus des ténèbres à veiller les morts, à suivre sur nos chemins de campagne, les lambeaux de fumée qui apparaissent au-dessus des maisons. Fumée toute pâle, toute frêle comme si d’elle allait venir et se répandre une douceur infinie. Bâtonnet d’encens s’orientant à travers les siècles, couvrant la mort d’une fine poussière blanche, faisant de ce début de trait une marque sacrée, un balbutiement porté par un jour neuf.
*
Chaque matin, tu viens au monde.
La lenteur de ta voix parvenue jusqu’à moi. Oh parle-moi, parle-moi, ne cesse jamais de me parler que je m’élance dans ta lumière.
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Comme la pluie dans la pluie, je ne finis jamais de dépouiller les images de leur contenu de solitude et d’abandon. Je me promène dans le monde avec un pendule de mélancolie afin que sans cesse j’apprenne de la faiblesse, de ces ruptures.
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J’essaie de lire et c’est comme si je regardais passer l’eau. Je tire des livres une sensation purement physique. La concentration m’a quittée. Je ne peux m’imaginer plus nue. Tous les livres sont des lacs que je regarde passer.
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Mon temps est celui de la patience. Mon horloge n’a pas d’aiguilles. Ma pensée trace des cercles sur des chiffres tombés au fond d’un aquarium ou d’un océan.
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Si je me fie à l’orthographe du titre de ce disque de Anthony Holborne, The Teares of the Muses, à l’époque élisabéthaine, teare prenait un e à la fin du mot. Beaucoup plus juste ainsi, le e étant lui-même une larme.
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Ce matin, cela dépasse la solitude, cela entre ailleurs. Si je pouvais comprendre ce que se racontent les corbeaux, il me semble que cela me ramènerait à un sentiment moins violent. Car il existe, oui, une grande violence à se sentir saisie de la sorte : c’est sans appui. Il n’y a pas de Dieu dans cette avancée, c’est moi dans toute mon existence. Cette même conscience aiguë, je l’avais déjà, enfant. Faire de cette solitude un état réceptif pour m’intégrer à cette matière. Je voudrais entrer dans une maison, aller chez quelqu’un. J’aimerais qu’on m’invite, qu’on me prépare un repas, qu’on me montre des livres que je ne connais pas.
*
Il me faudrait reprendre ma vie d’arbre, m’enraciner dans la pensée, bien m’y positionner. Septembre m’a éparpillée dans tous les sens, dans une effroyable douleur collective où l’imaginaire a été percuté, puis troué. De toutes parts, je sens l’ébranlement comme une puissance sismique secouant toute la terre. Je voudrais tant glisser dans l’écriture en permanence, comme si on pouvait s’attendre à ce que la lune disparaisse sous nos yeux dans une nuit d’obus.
Au son des cloches et carillons, grandes orgues et charivari de cathédrales, venu du monde entier, la lune en paillettes de feu, pluie de chocs et d’éclairs, la lune, ce dernier dieu accueillant nos prières, nos désirs, nos vœux, sombrera dans le livre englouti, emportant la musique de Bach et la rêverie dans une vague continue de douleur. Les symboles, comme des cartes, se retournent à présent contre nous.
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Me faudra-t-il marcher dehors en me fermant les yeux et faire de cette marche un labyrinthe pétrifié d’inachèvement, un acte créateur ?
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Il arrive que ma main brusquement s’engage dans la vitesse et alors, j’ai vraiment la sensation de quitter la matière de l’ombre, de glisser au cœur d’un mouvement d’amplitude, de penser librement.
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Être poète me permet de me situer dans l’intimité du monde. Dès lors, je peux parler d’un acte d’écoute et de consolation. La lumière qui parfois s’en dégage est ressentie comme une grâce, tant certains mots sont légers, fluides. Le poète se fait le récepteur et l’émetteur de tous les battements du monde, de toutes ses forces et de tous ses effacements. C’est un être proche, qui ne craint pas de tendre l’oreille vers la cendre et en ramène des présences, des intensités, des sensibilités. Dans cet esprit de recueillement, j’œuvre à une pensée dont la forme, même dans les noirs les plus prononcés ou les plus lointains, serait gardienne de cette lumière, car il nous faut un monde où l’on puisse allumer des fruits.
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