Lentement mais sûrement, le festival touche à sa fin…
La Semaine de la Critique a remis ses récompenses hier. La Quinzaine des Réalisateurs s’est aussi bouclée aujourd’hui, récompensant son film de clôture, Camille redouble, une variation sur le principe de la seconde chance façon Peggy Sue s’est mariée, Le repenti et No.
La fatigue peut se lire sur tous les visages, liée à l’accumulation de projections pour les uns, à l’abus de champagne et aux nuits trop courtes pour les autres. Les vigiles sont sur les nerfs après avoir géré des flots de badgés, en veillant à ce que chacun respecte sa file d’attente. Il n’y a guère que Thierry Frémaux pour continuer à bondir sur scène pour présenter les équipes de films et les séances spéciales. Bref, tout le monde attend la fin avec impatience pour pouvoir retrouver une vie normale, un rythme normal, et en même temps, il y a déjà ce petit pincement au coeur à l’idée que le 65ème chapitre du festival de Cannes touche à sa fin et qu’il va falloir tourner la page.
Tous les ans, c’est pareil. On ressent ces émotions contradictoires, ce soulagement mêlé de nostalgie…
Et aujourd’hui, ni le temps – de nouveau pluvieux au-dessus de la Croisette – ni les films, baignant dans une ambiance de fin du monde – n’ont réussi à nous apporter un peu de baume au coeur. Au contraire…
Commençons par Dans la brume, le second long-métrage de fiction de Sergueï Loznitsa, après son remarqué My joy.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’on a déjà vu plus joyeux et plus pêchu que cette virée dans une forêt ukrainienne humide et brumeuse, pendant la seconde guerre mondiale et l’occupation allemande.
Une nuit, deux soldats biélorusses viennent frapper à la porte d’un villageois et l’emmènent avec eux. L’homme est suspecté d’avoir pactisé avec l’ennemi allemand pour sauver sa peau. Arrêté avec d’autres camarades résistants, il est le seul à avoir été libéré, les autres ayant été pendus. Les militaires sont chargés de l’exécuter pour trahison, mais au moment de l’abattre, ils se font canarder par des soldats allemands. L’un des biélorusses est touché et est sauvé par le villageois.
Les trois hommes partent se cacher au coeur de la forêt. Entre angoisse et désespoir, ils attendent de savoir quel chemin prendre pour échapper à l’ennemi. Des flashbacks nous éclairent sur la façon dont ils sont entrés en résistance, et sur les faits de trahisons reprochés au villageois…
C’est un récit très simple, épuré, autour de choses aussi complexes que l’honneur, la résistance, la morale, et les ravages de la seconde guerre mondiale dans ce pays de l’est. Il est adapté de l’un des auteurs les plus célèbres auteurs biélorusses, Vassil Bykov (1).
A l’écran, on reconnaît le style de Sergueï Loznitsa, ses longs plans-séquences, sa façon d’étirer le temps, d’épurer au maximum l’action. Comme pour My Joy, la mise en scène est brillante, fascinante mais aussi, hélas, d’une austérité assez plombante, qui rebutera plus d’un spectateur. Au moins, son premier film présentait l’avantage de développer un scénario plus complexe qu’il n’y paraissait. On ne savait pas trop où Loznitsa voulait nous emmener, ce qui créait une certaine tension du début à la fin de son récit.
Ici, sa démarche est plus limpide. On devine aisément les différents jalons du récit et on peut en prévoir aisément le dénouement. Le thème n’est pas spécialement novateur non plus. on n’a pas attendu le cinéaste pour comprendre à quel point la guerre peut altérer les comportements, créer des tensions fratricides, secouer l’idée de la morale. Restent les personnages, campés par d’excellents acteurs russes et ukrainiens. On s’attache à ces personnages dans la tourmente, et notamment à ce villageois qui se sent coupable d’être encore en vie alors que ses camarades ont été exécutés…
Mais pour le reste, il faut s’accrocher pour ne pas sombrer dans l’ennui le plus profond, malgré les quelques fulgurances visuelles dont nous gratifie le cinéaste.
Cosmopolis, le nouveau film de David Cronenberg, évolue lui aussi sur un rythme très lent, lancinant, bien loin de celui promis par sa bande-annonce trompeuse.
Il s’agit de l’adaptation du roman éponyme de Tom DeLillo (2), une promenade dans un New York fantasmagorique, baignant dans une ambiance d’apocalypse. Tout le film est centré autour d’un jeune golden-boy de Wall Street (Robert Pattinson) qui est subitement frappé par la lubie d’aller se faire couper les cheveux par son coiffeur, à l’autre bout de la ville. Mauvaise idée… C’est justement le jour qu’a choisi le président des Etats-Unis pour tenir un meeting et la circulation est bloquée dans plusieurs quartiers pour des raisons de sécurité. Il y a aussi les funérailles d’une star du rap, et des émeutes ont aussi éclaté dans d’autres secteurs, suite à des manifestations contre l’économie ultralibérale et ses dérives.
Dans sa gigantesque limousine, le jeune homme continue de gérer ses affaires de façon mécanique, tout en discutant de la vie, du pouvoir et de l’argent avec ses collaborateurs, ses gardes du corps, une call-girl… Il semble passer sa vie dans l’habitacle renforcé, blindé, insonorisé, de sa voiture, insensible à tout ce qui se passe autour de lui, comme dans une bulle. Mais il pressent sa propre fin : les risques pris sur les marchés financiers lui ont fait perdre des milliards en quelques heures, sa fiancée semble se lasser de son absence et de ses infidélités, et pour couronner le tout, quelqu’un semble vouloir sa peau…
Cosmopolis ressemble beaucoup à Cogan : la mort en douce, autre film présenté en compétition cette année. Les deux longs-métrages partagent le même rythme lancinant, la même propension aux longues scènes de dialogues, la même thématique articulée autour d’un capitalisme en perdition et les mêmes éclairs de violence.
Mais formellement, le film de David Cronenberg surpasse nettement celui d’Andrew Dominik. On sent la patte du cinéaste, qui transforme le roman crépusculaire de DeLillo en un long rêve. Ou plutôt à un long cauchemar, car c’est une impression de malaise que communique le film.
Cronenberg est dans son élément. Il a toujours réalisé des films où l’étrange vient s’inviter dans le quotidien, pour mieux montrer les travers d’une humanité qui court à sa perte. C’est évidemment encore le cas ici, dans ce portrait d’une société en pleine décadence, d’un système en train de s’effondrer.
On pense beaucoup à l’ambiance particulière d’EXistenZ, où s’opposaient réalité et univers virtuel, rebelles et maîtres du jeu, et où on voyait aussi des flingues impressionnants. On pense aussi à ses premiers films, où l’humanité était ravagée par des virus ou des parasites qui les menaient à la folie. Dans Cosmopolis, le symbole du rat revient de façon récurrente, propageant une forme de peste qui se manifeste par la colère et la rébellion contre le système dominant… La mutation organique, obsession du cinéaste à ses débuts, devient ici une mutation systémique…
Bref, Cronenberg a réussi à contourner deux difficultés majeures : D’une part, à s’approprier une oeuvre littéraire très typée, très emblématique du style de son auteur, pour la fondre parfaitement dans sa propre filmographie, dans ses propres obsessions. D’autre part à conserver une certaine tension narrative en cantonnant l’action à un lieu aussi exigu que l’habitacle de la limousine…
La réaction des festivaliers a été assez mitigée. Sans doute les midinettes fans de Robert Pattinson (très bien par ailleurs, sous la direction de Cronenberg…) ne s’attendaient-elles pas à un objet filmique aussi glacial, aussi abstrait… Mais ce Cosmopolis dégage assurément une impression de maîtrise technique et narrative.
Autre film absolument glaçant, Después de Lucia, le nouveau long-métrage de Michel Franco, présenté à Un Certain Regard. Avec une mise en scène aussi précise et tranchante que celle qui portait Daniel & Ana – longs plans fixes et silencieux étirés jusqu’au malaise, parcouru d’une tension presque palpable – il raconte le calvaire d’une adolescente servant de souffre-douleur à ses camarades de classe. Un peu comme dans le dessin-animé coréen présenté hier, mais en plus cruel encore…
L’intrigue est centrée autour d’Alejandra (formidable Tessa Ia Gonzales), une adolescente qui vient de perdre sa mère dans un accident de voiture. Son père, ébranlé par ce décès brutal, décide de changer d’air et de s’installer ailleurs. Alejandra doit s’habituer à un nouvel environnement, à une nouvelle école.
Au début, tout se passe bien. L’adolescente prend en charge les tâches domestiques pour faciliter la vie de son père dépressif. Elle gère ses sautes d’humeur, ses moments de déprimes. Et au collège, elle sympathise avec un groupe de jeunes de son âge.
Un soir, elle est invitée à une fête chez l’un d’entre eux. Les garçons lui font boire de l’alcool et l’un d’eux couche avec elle.
Le lendemain, la vidéo de leurs ébats est accessible sur Youtube, et tout le collège est mis en copie du lien. Lucia devient la risée du lycée. Les garçons la traitent de pute, les filles, jalouses, la détestent. Alejandra essaie d’abord de se rebiffer, mais, consciente de ne pas pouvoir lutter seule contre la force du groupe et surtout désireuse de ne pas causer trop de soucis à son père, elle se laisse insulter, humilier, violenter par les autres adolescents. Jusqu’au drame…
Il y a quelque chose de fascinant dans la mise en scène de Michel Franco, dans sa façon de faire monter la tension petit à petit. Chaque plan est une claque, un coup de poing. C’est du cinéma brutal, aride, étouffant. Et impressionnant. Au vu du niveau de certains films de la compétition, on peut s’étonner de ne pas voir ce long-métrage maîtrisé, au sujet fort, en compétition officielle…
On peut se poser la même question au sujet de 25 novembre 1970, le jour où Mishima a choisi son destin.
Le film de Koji Wakamatsu s’intéresse au parcours tragique de Yukio Mishima, l’un des meilleurs écrivains japonais du XXème siècle qui s’est de plus en plus investi dans les mouvements nationalistes et pro-impériaux, à l’issue de la seconde guerre mondiale. Effaré de voir l’Empereur renoncer à son statut de divinité et déçu de voir la société nippone perdre ses valeurs fondamentales, il s’est rapproché des milices nationalistes pour combattre les mouvements de gauche et, dépité de voir que la population ne suivait pas ses idées, s’est suicidé par hara-kiri après avoir pris en otage un général et tenté d’exprimer ses idées conservatrices.
Ce destin a déjà fait l’objet d’un film de Paul Schrader, qui s’intéressait à quatre étapes de la vie de Mishima. Wakamatsu, lui, se concentre uniquement sur l’aspect politique du personnage, son fanatisme, son obsession d’excellence aristocratique.
Comme Cronenberg, il décrit lui aussi la fin d’un monde, celui de l’Empire japonais, et des mentalités qui le caractérisaient : besoin de domination, de conquête, séparation des classes, nationalisme… Il revient sur une époque violente, marquée par des confrontations idéologiques fortes.
Le film peut déranger par ses partis pris narratifs radicaux et par le jeu un peu figé de son acteur principal, mais il séduit par sa beauté formelle : récurrence des motifs alternés blancs et noirs, formes circulaires évoquant le soleil levant du drapeau japonais,…
Une rigueur artistique et un choix de mise en scène audacieux qui auraient pu être mis en valeur par une sélection dans cette vitrine qu’est la compétition officielle.
Le dernier film présenté aujourd’hui dans la section Un Certain Regard, Gimme the loot, adopte une forme plus légère et plus dynamique.
On est dans une petite comédie indépendante newyorkaise, axée autour des tribulation de deux “camarades de tag”, un jeune homme et une jeune femme, qui rêvent d’aller poser un graffiti sur la Pomme du stade des New York Mets, l symbole du quartier rival.
Pour accéder au stade, ils ont besoin de graisser la patte du gardien, et donc de trouver de l’argent. Leur quête les emmène dans divers quartiers de la ville, à la rencontre de personnages très différents. Au bout du voyage, ils réaliseront qu’ils sont peut-être plus proches l’un de l’autre qu’ils ne veulent l’admettre.
C’est un film léger qui vaut surtout pour la fraîcheur de ses jeunes interprètes et les dialogues, percutants. On n’en gardera pas un souvenir impérissable, mais c’est un film parfait pour apporter une touche de légèreté à cette fin de festival…
Parmi les autres séances du jour, il y avait la projection du documentaire de Bernard Henri Lévy sur la Libye, Le Serment de Tobrouk. Nous ne l’avons pas vu, donc nous n’ajouterons pas au flot de critiques sarcastiques qui entoure le film…
Il y a eu aussi la projection, hors compétition, de Hemingway & Gellhorn, en hommage à Philip Kaufman, un des invités d’honneur de l’année, qui donnait aujourd’hui la traditionnelle leçon de cinéma. Pareil, nous l’avons pas vu. A vrai dire, on n’avait pas envie de se mettre en smoking pour subir un autre film avec le visage botoxé de la Kidman… Une fois suffit…
Pas de séance sur la plage non plus. Le temps n’incite pas à tenter l’expérience. Pourtant, l’ambiance était chaude avec la présentation de L’Escadron Red Tails, d’Anthony Hemingway, la nouvelle production de George Lucas, qui a quitté son ranch pour venir le présenter sur la Croisette…
A la place, nous avons rattrapé un des films primés à La Semaine de la Critique, que, pour des problèmes de planning, nous avons quelque peu déserté cette année, à regret…
Nous avons donc vu Sofia’s last ambulance, qui a reçu hier soir le prix Visionnary Award lors de la cérémonie de clôture.
Ce film bulgare, le premier de son auteur, Ilian Metev, s’attache à une nuit de travail de l’unité d’urgences de Sofia. Krassi, Mila, Plamen tentent chaque nuit de sauver des vies avec des moyens techniques limités. Sofia compte 2 millions d’habitants et seulement 13 ambulances. Et encore! Entre les camionnettes qui tombe,t en panne et les médecins et ambulanciers qui jettent l’éponge, il ne reste plus grand monde pour faire face aux urgences.
De toute façon, les hôpitaux sont débordés, les appels au secours sont transmis trop tard et les ambulanciers perdent du temps à négocier avec des malades imaginaires qui cherchent à se faire hospitaliser quelques jours. Et quand ils tombent sur une vraie urgence, ils doivent rouler à tombeau ouvert sur des routes dans un état désastreux, pleines de nids de poules et de trous. Si les malades survivent au trajet, c’est déjà un petit miracle…
Le film se concentre sur les trois personnages principaux, leurs doutes, l’énergie qu’ils mettent chaque jour à sauver des vies. La justesse de ton du film vient de ce que ce sont de vrais ambulanciers qui jouent leur propre rôle dans ce film qui mêle documentaire et fiction inspirée du vécu des protagonistes.
Le dispositif est aussi minimaliste que les moyens dont bénéficient les ambulanciers, mais le message sur la déliquescence du système de santé bulgare n’en est que plus appuyé, et c’est bien là l’essentiel.
C’est un film intéressant, car il tient la route – normal – malgré son approche à huis-clos et ses partis-pris de mise en scène radicaux. Il mérite plutôt ce prix qui consacre un cinéma audacieux. Cela dit, après le triomphe l’an passé des Acacias, qui se passait presque intégralement dans un habitacle de poids lourd, on attend désormais autre chose qu’un huis-clos automobile pour nous enthousiasmer…
A priori, on tient encore le choc, malgré le manque de sommeil. On n’a donc pas besoin de l’ambulance, ni de Sofia, ni de Cannes pour nous ramener dormir un peu en attendant la dernière grosse journée de projections…
A demain, donc, pour la suite de nos pérégrinations cannoises.
(1) : “Dans le brouillard” de Vassil Bykov – éd. Albin Michel
(2) : “Cosmopolis” de Tom DeLillo