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Cosmopolis

Par Deuz
Cosmopolis
Eric Packer est jeune, beau et riche à en crever, mais quelqu'un cherche justement à le tuer. Eric Packer est un génie qui a révolutionné le monde de la finance en ressentant et analysant les moindres fluctuations du marché à un niveau infinitésimal et vertigineux, mais le marché est justement en train de s'effondrer. Eric Packer pue le sexe à longueur de journée, mais sa fortunée épouse refrène justement ses ardeurs incontrôlées. Eric Packer veut se faire couper les cheveux à l'autre bout de la ville, mais celle-ci est justement envahie par un chaos tonitruant marquant la fin du capitalisme et de ses débordements. Eric Packer est complètement déphasé, coupé du monde et submergé par une pulsion de mort autodestructrice prête à exploser, mais c'est justement l'unique personne qui voit, comprend et mesure la société dans son étourdissante intégralité. Eric Packer est la logique implacable apposée comme unique prisme à notre triste réalité, mais la plus extrême des logiques n'est justement rien d'autre que la plus pure et insaisissable absurdité.

Cosmopolis

"I am the king of the world !"


Cosmopolis est le genre de film que j'aurais pu totalement détesté. Ultra-verbeux, lent, poseur et assez froid, le dernier bébé de Cronenberg ressemble en effet, de prime abord, à l'un de ces innombrables films d'auteurs pseudo-intellectuels gangrénés par un esprit littéraire surchargé et emballés dans une narration volontairement et artificiellement hermétique, selon l'adage stupide du "si tu ne comprends pas, c'est sûrement parce que c'est trop intelligent pour toi et donc foncièrement génial en soi". Mais là où Cosmopolis s'éloigne de la pléthore de bouses nombrilistes s'attardant sur des faits divers dramatiquement anodins avec une fausse pudeur sensée retenir nos larmes et faire pleurer notre cerveau paradoxalement formaté dans sa conception-même de ce qu'il pense être non- formaté, c'est en ne tombant pas dans la stupidité d'une moralité exacerbée et en ne jouant pas au gentil professeur alter-mondialiste voulant à tout prix nous ouvrir les yeux sur l'horreur d'un monde qu'il nous croit ignorer, mais dont nous sommes en vérité tous témoins sans pour autant réellement s'en soucier (ce qui est profondément humain et donc forcément politiquement incorrect). Mais le métrage de Cronenberg évite également l'écueil d'embrasser une perception totalement opposée, car il ne s'égare pas non plus dans le travers d'un cynisme jusqu’au-boutiste dont l'esthétique finement travaillée ne servirait qu'à masquer une insidieuse et irritante vacuité. Au contraire, sous l’apparat glacial de la raison et de ses interminables dialogues à la rigueur quasi-mathématique, Cosmopolis réussit à préserver le grondement sourd et viscéral d'un mal-être intestinal, tel un exéma brûlant et dévorant la peau de son personnage principal sous son costume hors de prix et trop propre sur lui.

Cosmopolis

"J'ai le cul qui gratte..."


Cronenberg déjoue même les pièges habituels du travail d'adaptation en usant d'un tour de passe-passe d'une étonnante simplicité mais d'une redoutable efficacité : Au lieu de trahir le texte et ses respirations/suffocations si particulières en le pliant aux impératifs narratifs du septième art ou, pire, de respecter ses derniers à la lettre sans tenter d'y ajouter ou soustraire quoique ce soit, selon la croyance naïve que la littérature reste le plus glorieux chantre de toute réalité, le réalisateur de La Mouche préfère insister, au moyen d'images magnifiquement lissées et d'une direction d'acteurs d'une perturbante sobriété, sur l'aspect irréel et fantastique du roman de Don Dellilo. Si certains réalisateurs français pensent encore que l'on parle dans la vie comme on le fait dans les livres et nous pondent alors des métrages aussi réalistes que des pubs pour du yaourt en restant persuadés de faire du bouleversant cinéma-vérité, Cosmopolis a de son côté le génie de forcer et exacerber sa moelle épinière littéraire au point de sortir du cadre qui aurait pu l'emprisonner. Nous nous retrouvons ainsi en face d'un subtil et envoûtant conte philosophique, où le brouhahas monocorde de dialogues à la complexité affirmée et l’enchainement millimétré d'évènements dont la nécessaire artificialité n'est jamais dissimulée, ne diminuent en rien l'intensité du message transmis mais, à l'inverse, nous projettent entièrement dans la sphère des idées, loin d'une quelconque matérialité en quête de vaine crédibilité. De plus, l'aspect futuriste de certains détails de ce New York aux allures de Babel incandescente (écrans high-tech, drogues fictives et armes à reconnaissance vocale) finissent de nous faire accepter la folie factice qui nous est montrée et donnent à l'ensemble du métrage une agréable atmosphère à la Blade Runner, ainsi qu'un petit air de réplicant aux divers personnages farfelus et inquiétants de cette fable philosophico-économique moderne.

Cosmopolis

"Vous me testez pour savoir si je suis un réplicant ou une lesbienne, monsieur Deckard ?"


Quant au discours du film en lui-même, quel est-il ? Je serais malheureusement bien arrogant de me croire capable de le résumer ici en quelques lignes... Je peux cependant vous dire que celui-ci est multiple et pluriel, complexe mais accessible, intelligent sans être pédant, et qu'il fera certainement passer tous les pamphlets anticapitalistes cinématographiques que vous auriez pu voir pour de stupides messages écrits au blanco sur le sac-à-dos Eastpak d'un ado fan de Manu Chao (ou de Zaz... triste époque). Cosmopolis est en effet l'un des rares films qui nous fait ressentir une profonde empathie pour le "méchant financier" de service, sans pour autant en faire un portrait bêtement aseptisé (c'est même tout l'inverse). Surtout, il balaie d'un revers de main les fausses interrogations et indignations faisant le pain béni de nombreux esprits bien-pensants et nourrissant goulûment les moutons brandisseurs de fourches et de torches à la recherche de coupables facilement identifiables, reléguant leurs bruyantes revendications au statut de simple "entartrage" public sans réelles conséquences. Car la vraie question, la vraie maladie du capitalisme, n'est pas dans les écarts hallucinants que ce mouvement, ce moteur, creuse progressivement et sûrement entre les riches et les pauvres (comme Eric Paker le dit, "nous sommes tous à dix secondes d'être riche"), mais dans la déshumanisation qu'il impose consciemment ou inconsciemment, à l'ensemble de la société, une fois arrivé au paroxysme de son idéologie où tout, entièrement tout, devient marchandise. La recherche du profit à tout prix dépossède alors les hommes de leur individualité, n'en faisant plus qu'un ensemble de compétences sans empreintes, ces mêmes compétences étant dictées et calibrées par un système fermé et quantifié ne visant plus qu'une seule forme d'efficacité. Sans place attitrée, l'être humain ne devient plus qu'une donnée, un consommateur/producteur dépersonnalisé, un maillon d'une chaîne d'acier qui le retient lui-même prisonnier. Comme deux extrêmes se rejoignant pour former un cercle, la capitalisme en roue libre finit ainsi par se fondre dans son antagoniste, le communisme tant redouté dont il ne partage pas la nature mais bel et bien les symptômes : l'individu s'efface dans la société en ne devenant plus qu'une force de travail et un consommateur du travail d'autrui, à la fois cause et effet de sa propre société.

Cosmopolis

"En gros, c'est comme si je me tirais moi-même une balle dans la main"


Il n'y a donc aucun dragon à occire, aucun vilain banquier à rôtir ou encore moins de nouveau Jésus trader ou analyste financier à crucifier, pour enfin nous sauver de tous nos misérables et pathétiques péchés. Nous sommes tous responsables, nous jouons tous un rôle dans cette "cosmopolis" en forme d'anneau de Möbius. Comme la poule et l’œuf, nous ne saurons jamais si nous avons engendré cette société ou si c'est elle qui a fait de nous ce que l'on est. C'est peut-être pourquoi Eric Packer, même s'il est jeune, beau et riche à en crever, ne veut tout simplement plus jouer. Qu'il est l'un des rôles principaux, dans cette pièce sans queue ni tête qu'est le monde, n'y change rien. Même s'il ne fait pas partie de la masse de figurants caissiers, vendeurs, serveurs, secrétaires, employés de bureaux, fonctionnaires ou chômeurs qui élèvent des pancartes et se pressent autour de son arrogante limousine avançant péniblement dans les rues d'une Grosse Pomme complètement avariée, Eric Packer est aussi déshumanisé que la foule monstrueuse qui veut le dévorer ou cet inconnu qui essaye de le tuer et, quelque soit son rôle, non, il ne veut plus jouer. Robert Pattinson, avec son teint blafard et sa froide retenue se transformant en espièglerie infantile face au danger, incarne justement à la perfection cet acteur renonçant, cet ancien narcissique qui, face à son propre vide, cherche à retrouver son identité et sa liberté en essayant tant bien que mal d'ôter ce costume qui est en train de l'étouffer (belle ironie pour un ex-vampire que beaucoup croyaient déjà mort et enterré). Notons également la qualité de la photographie et des musiques choisies pour enrober la réalisation parfaitement maîtrisée de Cronenberg, et nous pouvons conclure en décrétant que ce Cosmopolis est, au final, ce que l'on peut sans risque appeler un sans-faute. Ce n'est pas vraiment le film auquel je m'attendais, mais bien plus en vérité : un éclair de lucidité éclairant dans une surprenante fulgurance la réalité-même de toute société. IT'S A KICK-ASS MOVIE, BABY !

Cosmopolis

"Merci, Deuz... T'es un mec bien..."           "Allez, viens faire câlin"   


Titre original : Cosmopolis
Réalisé par : David CronenbergDate de sortie française : 25 mai 2012
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