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Elie Faure à propos de l'Art japonais

Par Sergeuleski
 

Dans ce monde de brutes et de salauds, faisons un peu de place à la Culture, à l'Art et à l'écriture

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   L'Art japonais a surpris le vaste monde en ses inquiétudes les plus humbles.

Tout bouge, autour des Japonais, les floraisons des jardins qu’ils cultivent  avec une passion inquiète, les nuances du sol, les brouillards qui modifient à tout instant le profil des montagnes, se traînent par lambeaux pour laisser apparaître ou dissimuler tour à tour les toits d’une ville fantôme, un lac, une sombre étendue tachée de voiles blanches, un cône  éclatant qui s’élance dans la lumière, les forêts de pins noirs, les forêts rouges des automnes.

Il vit sur une terre qui ne cesse pas de trembler, et les crépuscules changent suivant le feu des volcans. L’art japonais ira saisir, dans le changement universel, les caractères de l’objet, mais de l’objet en mouvement, qui vit, et qui se déplace et qui donne, malgré sa forme à peu près constante, la sensation de l’instabilité. Il est aussi loin de la mobilité du récent impressionnisme occidental qui a fixé avec tant de vivacité les variations de la lumière, que de l’immobilité des Chinois.

Le Français qui travaillait sur la nature finissait par perdre de vue, à force de fidélité à la sensation directe, les caractères de l’objet. Le Japonais, qui compose de souvenir, ne voit plus qu’eux. L’analyse, là, va jusqu’à la dissociation, et la synthèse, ici, jusqu’au schéma.

L’art des Japonais tient à tel point à caractériser les choses que nos yeux d’Occidentaux ne savent pas toujours différencier chez eux une œuvre de caractère d’un schéma caricatural. La caricature apparaît au moment où l’élément descriptif tend à absorber l’ensemble au lieu de lui rester subordonné. Mais où saisir ce moment-là ? Le caractère et la caricature oscillent autour d’un point purement idéal que tous les yeux ne placent pas au même endroit. Pour un œil japonais, sans doute, le caractère continue, alors que la caricature a déjà commencé pour nous.

Ce qui entraîne peut-être au delà du but l’artiste du Japon, c’est à la fois la tournure ironique de son esprit et sa miraculeuse adresse, dont il ne se défie pas assez. Quand il saisit dans un éclair la forme en mouvement, – la forme des petits animaux surtout, car Sôsen à part, le peintre sauvage et pur qui vivait dans les bois comme une bête pour surprendre les grappes de singes blottis sur les maîtresses branches et grelottant dans la neige ou le froid de l’aube, le Japonais n’a peut-être pas aussi bien compris les grands mammifères dont son œil un peu myope ne sait pas embrasser la masse, – il donne une impression d’infaillibilité. Il a scruté les microcosmes d’un si patient et sagace regard, que c’est au travers d’eux qu’il a refait le monde, comme le reconstruit un savant dans le champ de l’objectif. Le soleil lui est apparu derrière des toiles d’araignées.

Près de lui, l’Occident semble avoir négligé, pour ramener tout à l’homme et au milieu général de son action, ce qui est à ras du sol, près de notre œil, à la portée de notre main, ce qui ne se voit qu’en inclinant la tête, en fixant longuement le même point, en ne levant le front que pour reposer ses regards d’avoir trop longtemps regardé. Il a bien vu des formes, et des lignes, et des couleurs, et leurs larges combinaisons, jamais il n’a vu une fleur, ni une plante, il n’a jamais étudié le friselis léger d’une eau, ni le tremblement d’une feuille. Comme il s’enfermait pendant la rafale, il n’a pas vu comment la pluie griffe l’espace ou rebondit dans les flaques du sol, et comme il sortait dès qu’il faisait soleil, il n’a pas étudié la poussière qui danse dans les rayons. Le Japonais, lui, a classifié comme une science les révélations les plus secrètes de sa curiosité ardente.

Il a l’œil un peu myope, il est fort méticuleux, il s’accroupit pour surveiller ses légumes, soigner ses fleurs, greffer ses arbustes et faire la chasse aux insectes ennemis. La vie de son jardin devient le motif principal de sa méditation qui chemine ironique à travers de minuscules anecdotes et de petits concerts bruissants.

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Il a surpris le vaste monde en ses inquiétudes les plus humbles. Il a visité les fleurs aquatiques avec la brusque libellule, rôdé avec l’abeille de la ruche aux fleurs de glycine, piqué le fruit sucré avec la guêpe, noté la flexion du brin d’herbe sous le poids du papillon. Il a entendu sous les élytres soulevés, se déplisser les ailes transparentes, il a observé avec une sympathie passionnée la tragédie qui se joue entre la mouche et le crapaud, et c’est en regardant les muscles circulaires rouler au flanc des couleuvres qu’il a compris le drame silencieux de l’universelle faim. Il a longuement surveillé les stations mélancoliques sur une haute patte grêle et les immobilités ivres dans la fraîcheur des soleils matinaux. Il a vu, dans les vols rigides, s’allonger les cous, et les yeux ronds clignoter au ras des têtes plates et les becs spatules ou pointus repasser les plumes vernies. Il a décrit les cercles concentriques que font les araignées d’eau sur les mares, il a découvert l’attente des roseaux quand le vent va se lever, l’agitation que l’action des rosées et le voisinage des sources donnent aux graminées et aux fougères. Et comme il avait vécu toutes ces menues aventures, il n’a eu qu’à lever les yeux vers la ligne de l’horizon pour être pénétré au premier choc par la sérénité des montagnes dans la lumière de l’aurore, pour sentir son cœur s’apaiser avec la venue de la nuit, pour laisser alors errer son rêve sur l’immobilité lointaine ou le bercement des mers.

 

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Elie Faure - Histoire de l'Art - L'Art médiéval - Le Japon - L'impressionnisme schématique

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 * Oeuvre de Mori Sôsen - 18è.


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