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[note de lecture] "Les Pénétrables" de Liliane Giraudon, par Alain Paire

Par Florence Trocmé

Vingt-cinq vies d'écrivains : Les Pénétrables de Liliane Giraudon. 
 

Giraudon
Les Pénétrables, c'est une succession de vingt-cinq "vida", un "cinémathon élémentaire", des "corps vivants comprimés entre deux dates. Vie et mort", les portraits en mouvement et pas du tout conventionnels de vingt-cinq écrivains parmi lesquels on rencontre Sappho, Montaigne, Pétrarque, Baudelaire, Max Jacob, Walter Benjamin, Catherine de Sienne, Robert Walser, Marina Tsvetaïeva, Maïakovski, Ingeborg Bachmann ou bien Djuna Barnes. Neuf de ces écrivains sont des femmes : l'une d'entre elles, Hannah Höch qui fut proche de Raoul Hausmman et du mouvement Dada, m'était inconnue. Ces écrivains ont tous quitté le monde des vivants. Liliane Giraudon fréquenta deux d'entre elles, Danielle Collobert et Huguette Champroux (elle a un projet à propos de cette dernière,"écrire un dialogue imaginaire entre Hélène Bessette et Huguette Champroux).  
 
Certains de ses portraits sont antérieurement parus chez Action Poétique, chez Inventaire / Invention de Patrice Cahuzac, accompagnés par des dessins de Christophe Chemin ou bien chez Diem Perdidi, une micro-édition imaginée par le marseillais Bernard Plasse. Parmi ses "bien-aimé (e) s", il y avait Arthur Rimbaud dont Poezibao avait sur ce lien retranscrit la vida. Un extrait de son "avertissement au lecteur" indique qu'elle a "longtemps rêvé les livres comme de petits stocks de munitions. Des outils pour faire reculer la présence de la mort". 
 
Liliane Giraudon réitère inlassablement sa reconnaissance de dette envers des livres et des auteurs qu'elle affectionne particulièrement. La lecture constitue pour elle une nourriture quotidienne : les Belles-Lettres et les spectres des écrivains font partie de ses amours, il s'agit pour elle d'une manière de drogue pour laquelle elle confesse une authentique addiction. Avant de coudre ses portraits, elle entreprend de relire la quasi-totalité des œuvres de chacun de ces écrivains (exception faite pour Pouchkine, ses traductions en français sont trop incomplètes). Elle commet quelque chose de délibérément transgressif et d'inconvenant vis-à-vis de la doxa avant-gardiste et théoricienne pour qui les récits de vie sont depuis belle lurette considérés comme des écrits parfaitement négligeables : elle lit passionnément des biographies de ses auteurs, afin de puiser ici et là des faits mineurs, des détails saillants de leur existence. La mention muette d’une iconographie - par exemple, "le portrait de LOUISE MICHEL par Paul Gachet, ambulancier durant la Commune et futur médecin de Van Gogh" - la simple légende d'une photographie font souvent partie de ses prélèvements et de ses montages. Les albums d'écrivains comme on peut les feuilleter dans la Pléiade, les abondantes biographies que l'on peut consulter - Claude Pichois, Florence de Méredieu ou bien Jean-Jacques Lefrère - lui permettent de repérer toutes sortes d'indices, des éléments immédiatement révélateurs qui peuvent faire songer à l'admirable incipit de l'essai de Pascal Quignard indiquant que "Jean de La Bruyère avait une préférence marquée pour la couleur verte".  
 
Par exemple, Liliane Giraudon se souvient de ce que disait Marina Tsvetaïeva à propos de son premier recueil de poèmes :"Je l'ai publié pour remplacer la lettre que j'aurais écrite à l'homme avec qui je ne pouvais avoir de contacts autrement". Les correspondances font évidemment partie de ses recherches. Elle cite "ARTAUD écrivant à Bernanos pour lui déclarer qu'il voit en lui "un frère en désolante lucidité"",  "RIMBAUD  à Marseille écrivant : "La grande difficulté est d'être amputé haut". Elle note des bribes de conversation, des manières de parler : "MAX JACOB prononçant "j'ai ta peau" pour "Gestapo", ou bien  "MONTAIGNE et son "tous les jours vont à la mort, le dernier y arrive". 
 
Les chiffres, certaines dates et certaines coïncidences mobilisent son attention. Dans  son portrait d'Alphonse Allais, elle indique d'entrée de jeu "ALPHONSE ALLAIS né comme Arthur Rimbaud le vendredi 20 octobre 1874. ALPHONSE ALLAIS né à Honfleur deux heures plus tôt qu'Arthur Rimbaud à Charleroi". Dans son RACINE, elle s'est livrée à plusieurs comptages. Elle a repéré tel ou tel élément du vocabulaire de certaines tragédies, la fréquence du mot "ingrat" ou bien du "secret" : il s'agit, m'a-t-elle raconté, d'un exercice autrefois accompli, à propos des mots qui reviennent souvent. Elle le pratiquait à la Faculté des Lettres d'Aix-en-Provence, lorsqu'elle suivait les cours du linguiste Jean Molino.  
  
Cette tâche est inépuisable, de nouveaux événements peuvent la relancer. Par exemple, suite à l'admirable exposition Walter Benjamin / Archives du musée d'art et d'histoire du judaïsme qui s'achevait en février 2012, elle aimerait pouvoir refondre le portrait qu'elle avait tracé. Pour donner un exemple des anecdotes qu'elle agence dans sa première mouture, je citerai page 253 cette incise "WALTER BENJAMIN voyant apparaître Lilian Harvey sur la place du marché de Saint-Paul-de-Vence". Je me suis hâté de consulter deux biographies de Benjamin, celles de Jean-Michel Palmier et de Bernd Witte. Je n'ai rien trouvé à propos de cette improbable apparition : exactement comme Liliane Giraudon qui a emprunté un chemin identique, je me suis rendu sur un moteur de recherche afin de mieux entrevoir la séduisante silhouette de cette chanteuse de l'entre-deux guerres dont plusieurs « dailymotions » restituent la voix. S'agissant de Benjamin, je cite dans cet opus, "La politesse chinoise de WALTER BENJAMIN... WALTER BENJAMIN lisant Céline parmi les rafales de vent". 
 
L'un de ses plus convaincants chapitres, c'est sans doute celui que Liliane Giraudon consacre à Antonin Artaud. Parce que je sais combien Marseille est une ville qui la hante, j'ai retranscrit quelques-unes de ses mentions à propos des origines sudistes d'Artaud : "La soi-disant naissance d'Antoine Marie Joseph Paul ARTAUD dit Antonin un 4 septembre à Marseille... ARTAUD passant des heures à mettre en scène la crèche provençale... ARTAUD et la Vierge noire de la basilique Saint-Victor à Marseille (la couronne de cœurs d'argent de la Vierge noire) ... ARTAUD lisant Mallarmé dans la ville de Pagnol... ARTAUD et Monticelli ... ARTAUD lisant à Marseille Les vies imaginaires de Marcel Schwob ... Artaud envoyant à Kahnweiler une carte postale représentant le vallon des Auffes ... ARTAUD et André Gaillard ... ARTAUD au café Riche à Marseille ... ARTAUD envisageant de monter Le supplice de Tantale dans une usine de Marseille ... ARTAUD demandant à Carlo Rim le rôle du fada dans son scénario "Justin de Marseille" (tu connais Etienne le fada du Vieux Port ? c'est mon sosie et j'accuserai encore la ressemblance en imitant sa voix et ses gestes) ... ARTAUD se souvenant d'une excursion au pont de Roquefavour près de Marseille. Il a quatorze ans".  
 
Parce que le jeu des citations est irrésistiblement fascinant et qu'on peut, suite à cette lecture du livre de Liliane Giraudon, avoir penchant pour un mimétisme d'écriture, pour rectifier ce marquage régional d'Artaud, je terminerai ce compte-rendu avec deux extraits des "Pénétrables". D'abord, un fragment de description qu'elle emprunte à Bataille :"Il ressemble à un rapace trapu, de plumage poussiéreux, ramassé au moment de prendre son envol mais figé dans cette position".  Ensuite cet inimitable extrait du Suicidé de la société : "ARTAUD et la couleur du vieil édredon du lit de Van Gogh (d'un rouge de moule, d'oursin, de crevette, de rouget du Midi, d'un rouge de piment roussi"). 
 
Alain PAIRE 
 
Il faut continuer de s'en souvenir, Liliane Giraudon et son compagnon Jean-Jacques Viton ont co-fondé et dirigé les revues Banana Split et If. 
 
  
[fiche du livre et premières pages sur le site de l’éditeur]


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