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[note de lecture] "Si les felos traversent par nos poèmes ?" de James Sacré, par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

SacréOn sait que la poésie de Sacré est nomade autant qu’enracinée dans l’enfance et son petit coin de terre vendéenne, Cougou. Dans ce livre, nous retournons en Espagne, et plus précisément en Galice, au moment du carnaval traditionnel des « paysans felos ». Les photos présentes dans l’ouvrage nous donnent une idée assez précise de leur costume : bottines et collant noirs, une sorte de jupe-culotte à pompons blancs, ceinture de cloches, canne, boléro avec pas mal de fil d’or, et un masque de bois surmonté d’une mitre sur laquelle un animal est représenté de façon assez naïve et expressive à la fois : cheval, loup, cerf, aigle… Et toute la troupe parcourt à pied le pays dans un désordre carnavalesque « qui porte on ne sait pas quoi jusqu’à personne sait où ». (p.43) 
 
Le livre est clairement divisé en deux séquences : la première où domine le vers libre est à la fois une évocation de la fête et une interrogation sur elle. Sacré ne mène pas une analyse savante, historique ou sociologique : c’est bien plutôt une pensée-rêverie assez sinueuse mais par là capable d’intégrer plusieurs questionnements à la fois. La seconde partie est plus simple dans son architecture : une suite de poèmes en prose, descriptifs : des portraits de felos mêlés au paysage galicien. 
On sent que le poète est à la fois curieux, étonné, attentif face à ce carnaval, mais qu’en même temps il demeure pour lui une énigme. : « un poème en dira rien plus ; mais juste se tenir / Dans la compagnie de ces figures d’énigme ? / Les autres tout près, notre intimité pétrie de peurs : / L’obscurité du monde, peut-être rien. L’obscurité. / Pour dire on se demande à la fin quoi ? » (p.16) Le poème ne donne pas de réponse, il renvoie la question du sens plus loin, si profond que même les felos n’ont peut-être pas la clé, l’explication rationnelle de cette coutume.  « Par les chemins de Galice on voit / Les paysans felos / S’en retourner dans les champs / Après qu’il est passé le carnaval, / Passé selon les règles et pas de règles et pas sûr que c’était / Si grand fête au village ; façon plutôt de penser / A ça qu’on a perdu, et savoir / Si personne l’a jamais vécu ? » (p.14) 
 
L’autre interrogation porte sur le temps, l’immémorial, «  Le temps plus qu’immense/ Dans le mot paysan » (p.29). Et l’on comprend ici la tendresse de Sacré pour les paysans felos de Galice ; ils rejoignent des coutumes du même ordre que celles que le poète a connues dans son enfance vendéenne : « Je pense à des carnavals qui m’emportent / Et qui n’existent plus / Où moi j’ai vécu. » (p.15) « Et si j’étais parmi les conscrits enrubannés qui partaient ramasser dans les fermes je sais plus trop quelles victuailles, et s’en allant chantant n’importe comment vers la fin sans but de leur journée ? » (p.25) On recoupe ici une angoisse particulière à James Sacré : ce n’est pas précisément celle d’une absence de sens clair pour tel ou tel comportement. Au contraire, cette absence s’explique par un enracinement trop lointain dans le passé. «  D’où on vient, qui on est ? Personne a jamais trop su, / Quel sens et pas de sens / En de vieux gestes continués / Parmi ceux de la modernité ? » (p.15) On voit bien que le danger vient de l’insidieuse progression d’une « modernité » sans mémoire ni racines, qui efface le passé sans vraiment ouvrir un avenir paisible. Ni le poète ni les felos ne savent le pourquoi du carnaval, mais ils se rejoignent dans le désir de poursuivre, ou le plaisir de voir continuer, ce qui a « toujours » été dans un temps cyclique, traditionnel, paysan. 
 
Le dernier questionnement, présent dans ce livre comme dans toute l’œuvre, est celui de l’écriture. Sacré nous fait entrer dans son atelier. Au départ, il y a eu l’expérience d’ « une journée passée / Avec les felos, à travers champs et villages, en Galice / Vallée de Maceda près d’Ourense, pas si loin de Lalin ». (p.28) Durant cette journée, le poète a pris des notes et des photos : celles du livre sont signées par lui et Emilio Arauxo.  Il y a encore cette autre expérience : mettre lui-même un masque de felo « dans l’appartement d’Emilio Arauxo » (p.18) Il y a enfin l’envoi postal d’un masque, créé par « Manuel Garrido Silva, de Vilar, paysan felo » (p.18) ; le poète reçoit ce cadeau à Montpellier et le pose « dans un petit fauteuil de la maison » (p.26). A l’origine du poème, on a donc quatre éléments : la mémoire personnelle, et trois relais ou activateurs de cette mémoire : des photos, des notes de carnets, un objet. Reste à écrire. Et c’est comme entrer dans un va-et-vient entre évocation – description et décalage réflexif – commentaire – doute.  C’est bien ce qui rend vivante cette poésie : on a l’impression (fausse) de la lire s’écrire, d’entendre la frustration du poète lorsque les mots ne plient pas comme il le souhaite : « moi / Poète à la con, mon poème en mots peints / C’est plus rien, jeté / Dans ce coin de livre. » (p.26) Ou bien : « Emiliano te ceinture de cloches, poème démasqué / Que des mots qui savent pas les faire sonner !  » (p.30) Cette façon très particulière qu’à Sacré d’amener le lecteur au bord de la page en train de s’écrire crée un sentiment de familiarité qui rend la poésie aussi immédiatement proche qu’illusoirement facile. Mais c’est une poésie sans exclusive, certainement. 
 
Signalons pour finir un autre livre de James Sacré, Bâches, bernes et d’autres toiles parlées. Il vient de paraître aux éditions Méridianes, dans la collection Liber. C’est un livre d’artiste, avec un très beau travail de Claude Viallat. Le poème de Sacré se place dans une thématique de l’objet-temps, développée dans un livre comme Bocaux, bonbonnes… mais plus largement disséminée dans toute l’œuvre. Cependant, on comprend vite que l’objet compte sans doute autant comme support de rêverie que le nom qui le désigne dans la langue d’enfance. 
 
Antoine Emaz 
 
James Sacré – Si les felos traversent par nos poèmes ?, Ed. Jacques Brémond - 60 pages – 18€ 

On peut lire sur le site une autre note, signée Yann Miralles, à propos de Si les felos...



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