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Il changeait la vie - Exégèse de JJ.Goldman - Episode 1

Publié le 20 mars 2008 par Frison
Je l'avais envisagé dans un billet précédent: une tentative d'exégèse talmudique de l'oeuvre de Jean-Jacques Goldman.
Pourquoi ? Parce que Jean-Jacques Goldman est juif ? C'est une condition nécessaire, mais pas suffisante.
La véritable raison, c'est que les chansons de Goldman ont une dimension particulière. Je n'irais pas jusqu'à dire prophétique, mais en tous cas, qui montrent une intuition très forte du message juif.
Goldman est issu d'une famille particulière. Sa mère est une juive allemande, son père un juif polonais de Lublin. Il le revendique puisque dans la première de ses anthologies (Singulier), le petit livret montre son parcours qui commence par ses deux parents, représentés par un drapeau allemand et un drapeau polonais surmontés....d'une Maguen David.

Comme beaucoup de juifs d'Europe à cette époque, la famille s'est éloignée de la tradition religieuse, pour en épouser une autre: le communisme et le rêve d'un monde plus juste. Cependant, et de façon également courante à l'époque, rompre avec la tradition ne veut pas dire rompre avec le peuple juif. Le père de Jean-Jacques Goldman a d'ailleurs joué régulièrement au basket dans un club de sport juif (le YASK: Yiddische Arbeiters Sport Klub) et on se souvient qu'avant la guerre il existait même des sections communistes "juives".
Donc, Goldman n'a jamais renié son appartenance au peuple juif. Mais ce qui est plus étonnant, et c'est là l'objet de ce billet, c'est que les paroles des chansons de Goldman sont stupéfiantes de similitude avec ce que le Talmud peut nous dire de l'homme et de sa condition.
Combien de fois ai-je entendu une chanson de Goldman et l'ai-je rapproché d'un passage de la tradition juive ? Je n'oserais dire à chaque chanson mais presque. Et je ne parle pas là de chansons très explicites comme "Comme toi" sur la Shoah, mais de chansons qui apparemment n'ont aucun rapport avec la judéité.
Ca c'était l'intro. Maintenant, pour la première, on va prendre une chanson dont l'évidence d'une existence d'étincelle juive saute aux yeux: Il changeait la vie.


Je vous rappelle les paroles de cette chanson issue de l'album "Entre Gris clair et Gris foncé":
C'était un cordonnier, sans rien d'particulier
Dans un village dont le nom m'a échappé
Qui faisait des souliers si jolis, si légers
Que nos vies semblaient un peu moins lourdes à porter
Il y mettait du temps, du talent et du cœur
Ainsi passait sa vie au milieu de nos heures
Et loin des beaux discours, des grandes théories
A sa tâche chaque jour, on pouvait dire de lui
Il changeait la vie
C'était un professeur, un simple professeur
Qui pensait que savoir était un grand trésor
Que tous les moins que rien n'avaient pour s'en sortir
Que l'école et le droit qu'a chacun de s'instruire
Il y mettait du temps, du talent et du cœur
Ainsi passait sa vie au milieu de nos heures
Et loin des beaux discours, des grandes théories
A sa tâche chaque jour, on pouvait dire de lui
Il changeait la vie
C'était un p'tit bonhomme, rien qu'un tout p'tit bonhomme
Malhabile et rêveur, un peu loupé en somme
Se croyait inutile, banni des autres hommes
Il pleurait sur son saxophone
Il y mit tant de temps, de larmes et de douleur
Les rêves de sa vie, les prisons de son cœur
Et loin des beaux discours, des grandes théories
Inspiré jour après jour de son souffle et de ses cris
Il changeait la vie

Quelle est l'idée ? Que ce qui change le monde, ce ne sont pas les grands mouvements révolutionnaires. Que ce n'est pas la politique qui change profondément l'existence des hommes (sauf quand c'est un régime sanguinaire et que là pour le coup, la vie elle peut vraiment changer, mais je vous conseille pas trop...).
L'efficacité, elle se déploie au niveau micro, au niveau de la relation interpersonnelle lorsqu'elle met en jeu l'effort personnel et constant qui, loin d'un état de grâce spontané, forge et polit le caractère et la grandeur d'un homme.
Qui n'a jamais admiré les artisans pointilleux dans leur travail, parfois si précis et fiers de leur ouvrage qu'ils en oublient qu'il faut bien gagner sa vie et qu'après tout "un rapide tour de vis, personne n'y verra que du feu" ?
Cette permanence dans l'attention portée aux choses et aux hommes, est-ce cela que dit le Talmud ?
Il me semble qu'un passage bien connu, cité par Lévinas dans Difficile Liberté et déjà évoqué dans ce blog est à cet égard assez édifiant.
Je vous le remets ici:
Ben Zomma a dit: "j'ai trouvé un verset qui contient toute la thora: Ecoute Israël, l'éternel est notre Dieu, l'éternel est un
Ben Nanas a dit: j'ai trouvé un verset qui contient toute la thora: Tu aimeras ton prochain comme toi même"
Ben Pazi a dit: j'ai trouvé un verset qui contient toute la thora: Tu sacrifieras un agneau le matin et l'autre au crépuscule.

Et Rabbi leur maître se dressa et décida: "La loi est selon Ben Pazi"
En lisant ce passage, je me suis dit que le "Ecoute Israël" et le "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" ressemblaient furieusement aux "Beaux discours et des Grandes théories" de Goldman.
Et qu'à côté de cela, sacrifier un agneau le matin et le soir paraît quand même plus basique, terre à terre et pour tout dire d'une qualité d'âme beaucoup moins évidente que celle du cordonnier.
Mais c'est bien ça le message: le Maharal de Prague explique que le sacrifice dont parle Ben Pazi est le korban Tamid, le sacrifice perpetuel, dont l'interruption est interdite, dont la grandeur est bien cette constance dans l'action et l'amélioration de soi.
Pour reprendre Lévinas: "La quotidienne fidélité au geste rituel demande un courage plus calme, plus noble et plus grand que celui du guerrier".

Les deux premiers couplets de "Il changeait la vie" parlent bien de cela. Je dirais même que c'est une démarche très juive "litvak", lituanienne dans le sens où la mystique et la grâce ne peuvent rivaliser avec le travail, l'effort et l'étude intensive.
Le 3ème couplet sur le saxophoniste est plus étrange. Ce n'est pas un travailleur. C'est un peu un nul, un "malhabile". Pas très intelligent. Qui apparemment ne peut pas apporter grand chose au monde. Et pourtant son envie, sa ferveur, son enthousiasme ont réussi à faire exploser les écorces empêchant d'accéder à l'essence du désir de l'homme (à Dieu ?).
Dans une des traditions du judaïsme, cela porte un nom. Cette tradition, c'est le hassidisme qui s'est constitué en opposition à la position exclusive des lituaniens.
Un juif, même simple, peut accéder à une certaine dimension spirituelle grâce à une sincérité, une passion et une inspiration qui s'appellent la Hitlahavout chez les hassidim.
Pendant longtemps (et pour certains le combat n'est pas fini) les lituaniens et les hassidim se sont violemment affrontés. Le rationnel contre le mystique. L'effort contre la ferveur. Le travail contre la passion.
Il se pourrait que le judaïsme soit finalement une synthèse jamais aboutie de cette lutte.
Et bizarrement, c'est ce que j'entends dans Il changeait la vie.
Un titre qui annonce bien une utopie toujours en mouvement.

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