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Persécutés et intellectuels : que veut dire “être chrétien” pour les premiers Pères de l’Eglise ?

Par Tchekfou @Vivien_hoch

Persécutés et intellectuels : que veut dire “être chrétien” pour les premiers Pères de l’Eglise ?Témoigner du message chrétien via la philosophie grecque jusqu’à la mort, s’il le faut, est un projet phénoménologique : en poursuivant en quelque sorte la Révélation, qui nous révèle à nous-même, les premiers chrétiens révèlent aussi la transcendance des institutions mythologiques et politiques de l’Empire romain. Révéler une transcendance, c’est introduire du divin dans l’immanence. Assurer une telle fonction révélatrice appartient en propre au Christ, en dérivé au chrétien, en tant qu’il participe du Christ, et s’assume, chez saint Justin, comme philosophe, c’est-à-dire non plus énonciateur d’un discours théologique, mais adepte d’une existence théologale, tournée vers Dieu.

1. Les défis de l’inculturation

Quelle posture d’énonciation peut donc supporter un tel effort d’argumentation, tout en évitant de fondre totalement la spécificité du kerygme dans une rationalité sinon inférieure, du moins différente ? Par rapport à la philosophie telle qu’elle est disponible, le message chrétien garde en effet une spécificité irréductible, à la foi parce que Dieu est strictement transcendant (il ne se réduit pas à ce qu’on dit de lui) et parce que le christianisme est une folie pour les païens – « ἡμεῖς δὲ κηρύσσομεν Χριστὸν ἐσταυρωμένον, Ἰουδαίοις μὲν σκάνδαλον, ἔθνεσιν δὲ μωρίαν » (I Cor. 1, 23). Cependant, il ne s’agit pas d’opposer à la rationalité philosophique une rationalité d’un autre ordre, que nous dirions aujourd’hui « théologique », expression qui n’a aucun sens pour Justin. Une démarche apologétique consiste tout autant à démontrer (ἀπόδειξις) – et donc à assurer – la véracité du dogme chrétien qu’à se rassurer soi-même en composant et en organisant une telle démonstration. L’apologiste, premier « intellectuel chrétien », assure et assume : il assure l’infusion de la rationalité du kerygme, et s’assume comme un philosophe qui y croit.

Il est bien connu que Justin a tenté de s’approprier en partie la philosophie platonicienne[2]. La contestation du pouvoir persécuteur des chrétiens s’est faite au nom de la rationalité philosophique. « Έχουμε την ίδια γλώσσα με τους Έλληνες – Nous tenons le même langage que les Grecs »[3]. Aussi le christianisme a le droit de citer comme tout autre philosophie. Car bien que théologique, le propos justinien n’en est pas moins philosophique ; le philosophique n’est pas dévalué dans cette architecture justinienne ; bien au contraire, il en est relevé en dignité. « Délibérant en moi-même sur ces paroles, je trouvais que c’était là l’unique philosophie, à la fois sûre et profitable. »[4] – Justin use du retour sur soi, c’est-à-dire d’une réflexion transcendantale, pour libérer la possibilité de manifester philosophiquement le message chrétien. Il le fait par mode de schématisme, qui renverse le rapport de la philosophie et de la théologie. Car il ne s’agit pas d’user de la philosophie a posteriori comme d’un outil pour manifester le message chrétien une fois reçu, mais de manifester que c’est le Kerygme qui précède la philosophie en ce que le philosophique se reconnaît comme tel, comme vraie philosophie, par le message chrétien.

Les chrétiens « n’annonçent donc rien d’inouï »[5] pour les païens, parce que le panier d’histoires que présente mythologie gréco-romaine a de quoi mener la comparaison avec les épisodes de la vie du Christ, notamment sa mort en Croix. Un parallèle mené vigoureusement en Apologie 21-22, qui montre à quel point Justin était soucieux de justifier la différence de la rationalité chrétienne sur le terrain de la rationalité païenne. Chacun ne revendique pas sa rationnalité propre. Les interactions se font au nom d’une même rationalité, car elles ne peuvent se faire que dans ce cadre-là ; sans cet effort, que tente d’accomplir Justin, les chrétiens resteraient inaudibles, et il serait tout à fait inapproprié – voir provocant – de commettre une apologie et de l’adresser aux autorités romaines.

Tactique politique aussi. Pourquoi, demande Justin, alors que d’autres adorent ce qu’ils veulent, nous persécuter[6] ? Nous avons le droit de citer comme les adorateurs « d’arbres, de fleuves, de rats, de chats, de crocodiles » (idem), puisque nous partageons la même rationalité. Les chrétiens sont chez les barbares ce que les philosophes sont chez les païens (selon une analogie à quatre termes)[7]. Pourtant les chrétiens sont, eux, persécutés à partir du nom même de chrétien. Serait-ce que le chrétien a quelque chose de spécifique ? Aussi ne s’agit-il pas pour Justin de montrer à quel point le kerygme est folie, selon la même stratégie que saint Paul (I Cor. 1, 23), mais de démontrer que le Dieu chrétien, bien qu’il soit de droit commun que de pouvoir l’adorer, fonde tout à la fois ce droit de culte et la mythologie supportée par ce droit dans la cité romaine.

Même s’ils s’efforcent de convaincre les autorités romaines, sur leur terrain, de leur droit à une existence différente, les chrétiens restent dans les faits doublement persecutés par les païens, d’une part parce qu’ils sont des barbares qui s’approprient l’acte de philosopher et d’autre part parce qu’ils sont ils sont considérés comme « athées » à l’égard des dieux de la cité[8]. Une double soumission qui provient en fait du paradoxe même de la vie évangélique : 1° en son pôle théologique : d’une part, Dieu est transcendant, ineffable et d’une matière informe – invisible (1 Jean 4), d’autre part, Dieu s’est manifesté kénotiquement dans le Christ, s’est incarné et s’est donné à voir et à toucher  – visible (1 Jean, 1). 2° en son pôle historique : les chrétiens sont de ce monde, et sont soumis aux lois de la cité, sans pour autant se réduire à cette fonction citoyenne, parce qu’ils ne vivent pas dans cette auto-suffisance de la cité[9].  De même le Christ, logos du Père, fut de ce monde, soumis aux lois physiques et juridiques, assurant une fonction philosophique et cosmologique, sans toutefois se réduire à ces lois.

2. La transcendance du Christ (et des chrétiens)

Serait-ce à dire que « l’argument fondamental des Apologies est que le christianisme doit être traité comme n’importe quelle autre philosophie »[10] ? Si telle est effectivement la démarche des apologistes, alors ils ont subordonné le kerygme à la philosophie grecque. Le christianisme n’est pas une philosophie comme une autre, mais il est la vraie philosophie, celle qui est bâtie non pas sur le mythologique, mais sur le référentiel du Kerygme, qui, justement, permet d’élever les prétentions du philosophe au-delà même de ce qu’il imaginait.

Utiliser la rationalité philosophique n’implique pas de se fondre en elle. Le message chrétien ne peut pas se laisser entièrement résorber dans la rationalité philosophique ; il y a même de sérieuses résistances et des porosités intangibles entre le philosophique et le kerygmatique, que Justin ne contourne pas, mais creuse et approfondit dans le sens d’une métamorphose de la philosophie par l’Evangile. Une métamorphose qui permet de passer du théologique[11] au théologal, c’est-à-dire du discours rationnel sur Dieu à l’existence juste et vertueuse vers Dieu.

Entre le « sur Dieu » de la religion civile romaine (théologie philosophique) et le « à Dieu » de la philosophie théologale proposée par Justin, émerge un nouveau paradoxe, qui redouble le premier, et qui va déterminer à bien des égards et durablement l’architecture des relations entre la philosophie païenne (grecque) et la présentation philosophique du kerygme (chrétien). Car bien que le Dieu chrétien soit tout à fait ineffable et transcendant, au contraire des dieux païens, il n’est toutefois pas tout à fait inaccessible et invisible. Du moins fût-il accessible et visible à un moment donné de l’histoire, dans l’Incarnation de son Verbe, le Christ Jésus. Et pourtant le nom même du Christ demeure tout à fait mystérieux : « προσαγόρευμα οὐκ ὄνομά ἐστιν, ἀλλὰ πράγματος δυσεξηγήτου ἔμφυτος τῇ φύσει τῶν ἀνθρώπων δόξα. – Ce nom même [de Christ] a une signification mystérieuse, de même que le mot Dieu n’est pas un nom, mais une approximation naturelle à l’homme pour désigner une chose inexplicable. »[12]. Le Christ en tant que Fils relève d’une δόξα qui n’en est pas une, mais qui renvoie à un fond mystérique, une rationalité du mystère, qui rend-compte par-dessous des démonstrations de la philosophie théorétique, qui rend compte du cosmos et de l’âme humaine en son sein. Aussi le cosmos ne peut-il pas rendre compte de lui-même, ni se référer à sa propre immanence pour se comprendre, mais doit faire référence à ce fond mystérique sous-jacent, qui est le Christ : « Ὁ δὲ υἱὸς ἐκείνου, ὁ μόνος λεγόμενος κυρίως υἱός, ὁ λόγος πρὸ τῶν ποιημάτων καὶ συνὼν καὶ γεννώμενος, ὅτε τὴν ἀρχὴν δι’ αὐτοῦ πάντα ἔκτισε καὶ ἐκόσμησε, Χριστὸς μὲν κατὰ τὸ κεχρῖσθαι καὶ κοσμῆσαι τὰ πάντα δι’ αὐτοῦ τὸν θεὸν λέγεται, – Son Fils, le seul qui soit appelé proprement Fils, le Verbe existant avec lui et engendré avant la création, lorsque au commencement, il fit et ordonna par lui toutes choses, est appelé Christ, parce qu’il est oint et que Dieu a tout ordonné par lui. »[13]. Le Christ, dont le nom même est mystérieux, assure et assume donc la fonction du « faire » (ποιημάτων) cosmologique, dont l’élucidation des effets appartient à la philosophie. En quoi consiste d’ailleurs la « récapitulation christo-théologique » de l’histoire par mode de semence. Récapitulation, c’est-à-dire acte d’assumer un ensemble donné dans une seule instance – le Christ, par qui Dieu ordonne tout ce qui est.

Persécutés et intellectuels : que veut dire “être chrétien” pour les premiers Pères de l’Eglise ?

Saint Justin, Père de l’Eglise

3. La fonction phénoménologique du chrétien

Ne pas reculer et se rétracter devant le martyr veut dire que ce qui est en jeu dépasse cette vie-ci. Et que, par conséquent, les biens promis par cela ne sont pas visibles ici. Le martyr veut dire ici : quitter ce monde pour rendre visible l’autre. « Nous ne parlons pas d’un Royaume humain », parce qu’auquel cas, « nous chercherions à demeurer cachés » [14], c’est-à-dire à rester invisible en attendant que soit rendu visible le Royaume promis. Bien au contraire, il s’agit pour les chrétiens de se rendre visible, c’est-à-dire de montrer que ce en quoi ils ont foi est encore invisible. Demeurer visible, c’est rendre visible l’invisible – le Royaume « qui est auprès de Dieu ». Voilà pourquoi « lorsqu’on nous interroge, nous avouons être chrétiens »[15], malgré les persecutions.

La mise à mort qui suit cette confession, « je suis chrétien », assure aussi  la visibilisation radicale du chrétien au sein de la cité.  Dieu lui-même assume cette mort des martyrs pour qu’ils assurent cette fonction de visibilisation. Comment les chrétiens justifient-ils leur manière de se comporter devant la mort en martyr ? Et comment justifient-ils la Toute-puissance de leur Dieu alors qu’ils sont mis à mort par les païens ? C’est toute la question que les païens posent aux chrétiens [16], mais aussi et surtout la question que se posent les chrétiens envers eux-mêmes ; c’est pour eux toute la question de l’absence du Dieu secourable – « θεὸν ὡμολογοῦμεν βοηθόν »[17]. La stratégie de Justin sur la question du martyr consistera à inverser totalement l’argument : ce sont les païens que Dieu n’aide pas lorsqu’ils martyrisent les chrétiens ; et parce qu’il les laisse ainsi persécuter les chrétiens, et ne pas réformer leurs mœurs , il les laisse soumis aux règne des démons, et il ne leur permet pas d’accéder à une compréhension globale de la Vérité.

C’est pourquoi les cités païennes sont soumises aux démons. « Δαιμονιολήπτους γὰρ πολλοὺς κατὰ πάντα τὸν κόσμον καὶ ἐν τῇ ὑμετέρᾳ πόλει πολλοὶ τῶν ἡμετέρων ἀνθρώπων - Il y a dans tout le monde et dans votre ville nombre de démoniaques, que ni adjurations, ni enchantements, ni philtres n’ont pu guérir. »[18], montrant que les païens sont encore soumis au règne des (mauvais) démons. Ce qui renforce la fonction phénoménologique du chrétien dans le théologico-politique. C’est de cette position que Justin peut montrer les principes (ou, autrement dit, les δαίμονες) qui président, chez les païens, à la persecution des chrétiens : « Ὡς γὰρ ἐσημάναμεν, πάντας τοὺς κἂν ὁπωσδήποτε κατὰ λόγον βιοῦν σπουδάζοντας καὶ κακίαν φεύγειν μισεῖσθαι ἀεὶ ἐνήργησαν οἱ δαίμονες. – Nous le répétons, ce sont les démons qui excitent cette haine contre tous ceux qui cherchent en quelque manière à croire selon le Verbe et à fuir le mal. »[19].

Aussi de la double soumission aux païens, évoquée précédemment, Justin tire-t-il une double opposition entre les chrétiens et les païens : d’une part l’individualisme païen (principalement stoïcien) face à l’histoire d’une race inscrite dans une théologie séminale de l’histoire ; d’autre part la rationalité païenne se mouvant dans un monde dirigé par les démons face à la rationalité chrétienne se mouvant dans un monde dirigé par le logos divin lui-même. Cette dernière – et ultime – opposition, entre la cité terrestre, auto-référentielle et intolérante (d’une intolérance digne des démons) et la cité céleste, pur esse-ad et d’une tolérance de sublimation, est celle qui demeure, et qui demeurera jusqu’à la seconde Parousie.

Conclusion

   La philosophie doit se réinterpréter et se redéfinir par le christianisme. La tâche de ce dernier n’est plus ou pas dans un rapport simple d’imitation de la philosophie greco-romaine : expliquer le monde, poser des règles de conduite. Le christianisme, en tant qu’il cherche à développer le Kerygme, se constitue non pas en opposition, mais en altérité ; non pas comme autre chose que la philosophie mais comme une philosophie autre. On en trouve l’idée programmatique dans la première Apologie : « ευσεβια και φιλοσοφια » (I Apo. III, 2) ; ou l’idée d’une philosophie qui assume (aussi) une fonction non-théorétique. Par la récapitulation christo-théologique, le caractère historique et cosmologique, voir politique, est assumé par cette nouvelle philosophie ; reste à bien voir que cette philosophie autre va au-delà, dans une sagesse. Le christianisme, comme vrai, n’est-il qu’une philosophie ? cette question attendra le De vera religione de saint Augustin, pour trouver sa formulation inespérée et sa réponse inouïe.


[1] Jean-Luc Marion, Le croire pour le voir, Parole et silence, Paris, 2010, p. 112 (nous soulignons)

[2] Par exemple, l’« ἀμὀρφου ὒλης » est un concept platonicien. I Apo. X, 2 ; voir cardinal J. Danielou., Le message chrétien et la pensée grecque au 2ème siècle, association André Robert, Institut catholique de Paris, polycopié, 1993/1994

[3] I Apo. 24, 1 et suiv.

[4] Dialogue avec Tryphon, VIII, 2

[5] I Apo. XXI, 1

[6] I Apo. 24, 1 et suiv.

[7] I Apo. VII, 3 ; qui correspond à une formule de Clément d’Alexandrie : « la philosophie a été donnée aux grecs comme les prophéties aux Juifs » – les chrétiens ont eux aussi une philosophie, la philosophie το χριστον (I – 26, 6).

[8] I Apo. 6, 1

[9] Epitre à Diognète, V, 1 à VI, 10

[10] André Wartelle, Apologies, introduction, études augustiennes, Paris, 1987, p. 77

[11] Rome connaît ses théologiens, et ils sont tout à fait politiciens ; la présentation la plus nette de la théologie civile romaine, notamment celle de Varron, se trouve dans les premiers livres de la Cité de Dieu de saint Augustin.

[12] II Apo. VI, 3

[13] II Apo., VI, 3

[14] I Apo. 11, 1 et suiv.

[15] I Apo. 11, 1 et suiv.

[16] « Eἰ δέ τινα ὑπέλθοι καὶ ἡ ἔννοια αὕτη ὅτι, εἰ θεὸν ὡμολογοῦμεν βοηθόν, οὐκ ἄν, ὡς λέγομεν, ὑπὸ ἀδίκων ἐκρα τούμεθα καὶ ἐτιμωρούμεθα – Cette objection pourrait aussi se présenter à l’esprit de quelqu’un : Si Dieu était secourable, comme nous le disons, il ne nous laisserait pas asservir et persécuter par les méchants. » II Apologie, 5, 1

[17] Apo. II, 5, 1

[18] Apo. II, 6, 6


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