Citizen Game est l'autobiographie de Nicolas Gaume, et plus particulièrement de sa société bordelaise Kalisto, un des dévellopeurs de jeux vidéo phares des années 1990. Acclamé pour la qualité des créations, la société fut malheureusement une des victimes de l'éclatement de la "bulle Internet" à l'aube des années 2000.
Une passionnante histoire de réussite... qui vire au cauchemar
Au long de ses 400 pages, cet ouvrage, bien écrit et agréable à lire, raconte l'histoire d'un jeune homme qui avait un rêve : créer des mondes ludiques et immersifs. Entrepreneur dans l'âme, Nicolas Gaume nous raconte dans le détail comment il est passé d'un "club de copains qui font des jeux pour le plaisir" au grand studio international (avec des antennes à Bordeaux, Paris, aux USA et au Japon) employant plus de 300 personnes.
Tout au long de cette aventure, l'auteur nous confie ses doutes, ses espoirs, nous parle des personnes qu'il a rencontré (de son mentor Pierre Delayenne à un certain Steven Spielberg) avec un style d'écriture qui prend aux tripes. Au fur et à mesure des pages qui défilent, Nicolas Gaume nous immerge dans sa propre aventure, et on se surprend à se prendre d'affection pour ses premiers collaborateurs, ou encore à écraser une larme lorsqu'il évoque la disparition de Pierre Delayenne. Si les deux premiers tiers du livre narrent l'inexorable ascension de Kalisto malgré quelques embuches, la dernière partie du livre est empreinte d'une atmosphère bien plus pesante. Entrée en Bourse, la société est maintenant à la merci des requins de la finance pour sa survie, portée par l'engouement des investisseurs pour tout ce qui touchait aux nouvelles technologies à la fin des années 1990. Malheureusement, cette "bulle Internet" éclatera au début des années 2000, entrainant de nombreuses companies innovante et prometeuses avec elle...
La France, en particulier, a payée un lourd tribu dans cette affaire, avec la disparition de nombreuses sociétées de notre secteur du jeu vidéo, dont Kalisto était un des fleurons. On se surprend alors à détester les gens de la finance, notamment les nombreux directeurs financiers et autres commissaires aux comptes, qui, soit par malhonneté, soit par incompréhension d'un secteur industriel trop différent du leur, ont visiblement mal aiguillé cette société pourtant promise à un avenir radieux. Bien que l'on connaisse la fin de l'histoire avant d'avoir ouvert le livre, ce dernier nous laisse entrevoir un espoir de survie de l'entreprise jusqu'à la dernière page, où l'on réalise alors qu'il s'en est finalement fallu de très peu. Un brin de clémence supplémentaire de la part de la COB, la rencontre avec d'autres cabinets de conseil que ceux qui ont croisé la route de Nicolas Gaume, ou tout simplement un peu de foi dans l'avenir du jeu vidéo en tant que secteur industriel porteur de la part des financeurs, et peut-être que Kalisto serait encore debout, et compterai toujours parmis les "gros poissons" de cette industrie. Mais la vie est parfois cruelle, et on ne peut qu'être profondément touché par la fermeture de cette entrerprise, malgré toute la volonté dont à manifestement fait preuve son fondateur pour la maintenir à flot. L'histoire est d'autant plus cruelle quand on se souvient la vindicte médiatique qui a touché Nicolas Gaume, qui a pourtant investi énormément de lui même dans l'aventure. On est alors triste pour l'auteur quand on apprend qu'il se retrouve criblé de dettes pour avoir cru en son entreprise, alors que les conseillers financiers qui ontvisiblement fait preuve d'incompétence dans cette histoire ne se retrouveront pas inquiétés...
Petite lueur d'espoir dans ce monde injuste, la justice concluera, quelques cinq ans après la fermeture de l'entreprise, que Nicolas Gaume et les administrateurs de la société ne sont pas en cause dans la faillite de Kalisto. Dans son jugement, le tribunal de commerce de Bordeaux incite plutôt les mandataires liquidateurs, à l'origine de la plainte, à se retourner contre la COB, qui a empechée l'entreprise d'aller chercher sur le marché américain des capitaux qui auraient pu la sauver, mais aussi contre le Crédit Lyonnais, alors banquier de l'entreprise, dont la pertinence des conseils en matière de stratégie de financement pour l'entreprise soulève quelques interrogations à postériori (cf. un article du journal Sud-Ouest à propos du jugement)
Kalisto : au delà de l'entreprise, les jeux
Aussi passionnant que soit le récit de Nicolas Gaume, personnellement je lui adresserai quand même une petite critique : l'ouvrage évoque assez peu les jeux réalisés par la société, ce qui est d'autant plus dommage que certains d'entre eux sont excellent. Certes, la plupart des réalisations du studio sont mentionnées, de même que leurs créateurs sont cités, mais on en apprend finalement assez peu sur la génèse des jeux en eux-mêmes, à l'exception des premiers titres du studio. Mais sachant que 400 pages suffisent à peine pour raconter les grandes lignes de l'évolution de l'entreprise elle-même, j'imagine aisément que raconter l'histoire de chacun de ses jeux nécéssiterai la publication d'un second volume !
Ceci étant dit, je recommande quand même aux futurs lecteurs de cet ouvrage d'aller se renseigner, voire même d'essayer par eux-mêmes certains des jeux de Kalisto. D'une part, cela permettra de mieux comprendre les tribulations contées dans l'ouvrage, et de l'autre cela rendra encore plus douloureuse la disparition d'un studio si talentueux.
Fury of the Furries
Un des premiers grands succès du studio est Fury of the Furries, un sympatique jeu de plateforme. La qualité de ce titre permettra à Kalisto d'intéresser Namco, qui leur confiera la licence de Pac-Man pour créer un jeu de plateforme mettant en scène la célèbre mascotte à partir de leur moteur de jeu : Pac-in-Time .
Pac-In-Time
Arriver à intéresser un des acteurs majeurs du secteur pour créer un jeu mettant en scène la mascotte vidéoludique la plus populaire qui soit est déjà un très belle performance. Mais personnellement, le jeu qui m'a plus le marqué dans la ludographie du studio est sans conteste Nightmare Creatures. Je me rapelle encore le moment où j'ai essayé la démo de ce jeu sur ma Playstation : l'ambiance sombre de ce Londres victorien ; le héros, un moine qui se balade avec un baton assorti de lames bien aiguisées... Quand tout à coup un zombie apparait ! Deux coups de tatanes, et le zombie est à terre, ouf... Mais, il se relève ??? Et oui, on ne tue pas un mort-vivant si facilement ! Après quelques tatônements, je réalise enfin qu'en appuyant sur la touche de direction "avant" tout en donnant un coup de bâton, il est possible de couper les zombies en deux, un traitement radical pour les empêcher de se relever. Avec un brin de dextérité, il est même possible de leur couper uniquement la tête, ce qui permet d'essayer quelques combos bien placés sur leur corps décapité qui continue sa route en titubant... Ah, et vous ai-je parlé de ces gerbes de sang qui giclent lorque l'on tue les zombies, loup-garous, gargouilles et autres monstruosités qui pullulent dans le jeu ?
Nightmare Creatures
La lecture de Citizen Game m'a donné une furieuse envie de réessayer ce beat-em up en 3D assez révolutionnaire pour l'époque, autant en terme de gameplay que d'ambiance gothiquo-horrifique. Si le jeu a inévitablement vieilli, force est de constater qu'il est toujours très amusant. Alors certes, un joueur d'aujourd'hui pestera contre ces controles un brin rigide et une caméra pas toujours au point, mais l'alchimie du combat contre d'immenses monstres, qui se termine par un découpage de membres en règle, est toujours aussi plaisante. On dira ce que l'on voudra, mais Kalisto avait véritablement trouvé une recette parfaite dans ce titre, alchimie qu'ils auront malheureusement du mal à reproduire dans sa suite.
Nightmare Creatures II
Autre grand succès de Kalisto, Dark Earth est également un titre qui vaut le détour. Jeu d'action-aventure en 3D, un des points fort du jeu est sans conteste son univers, empli d'une poésie à la fois moyennageuse et post-apocalyptique. De manifiques visuels viennent appuyer une histoire assez originale pour l'époque, avec un héros qui se retrouve infecté par un virus le transformant peu à peu en monstre "obscur". Pour trouver un remède, le héros du jeu devra explorer une "Stalitte", nom donné aux cités souterraines dans laquelle l'humanité s'est réfugiée après l'impact d'une météorite ayant engendrée un nuage de poussière qui a assombri le ciel (d'où le nom de l'univers du jeu, "Sombre Terre"). Autre point fort du jeu : les combats. A croire que la société avait pas mal d'amateurs d'arts martiaux dans ses rangs ! Si ce jeu aura connu un succès critique et populaire, sa suite vivra quand à elle un destin des plus funestes. Après ce premier succès, Kalisto sort les grands moyens pour le second épisode : tentative d'adaption cinématographique du jeu (d'où la rencontre de Nicolas Gaume avec Steven Spielberg), implication de la société Multisim pour dévelloper l'univers et créer un jeu de rôle papier, et surtout, signature d'un contrat d'édition de Dark Earth II avec Squaresoft , le géant du RPG japonais (Final Fantasy...). Suite à cette signature, l'éditeur japonais dépechera même dans les locaux de l'entreprise bordelaise son talentueux illustrateur Tetsuya Nomura (à qui l'on doit, entre autres, le character design de Final Fantasy VII) pour travailler sur le titre. Autre bénéficiaire des relations entre Kalisto et Squaresoft, Vagrant Story, un jeu de rôle japonais se déroulant dans un univers à l'architecture inspirée par la ville de Saint-Emilion, près de Bordeaux. Malgré toutes ces bonnes augures, les difficultés financières de Kalisto, combinées à celles que rencontrera Squaresoft suite à l'échec commercial du film Final Fantasy - les créatures de l'esprit, mettront malheureuseument un terme au projet au bout de deux ans et demi de travail...
Dark Earth
En plus des jeux d'action et des jeux d'aventure, la troisième spécialité de Kalisto se trouve dans la création de jeux de course. Figure de proue de la société pour ce domaine, Ultim@te Race Pro est un jeu de course très sympatique. Même si on peut lui reprocher un très faible nombre de circuits (3 ou 4 de mémoire), il procure de très bonnes sensations de vitesse, doublé d'un rendu graphique à la pointe pour l'époque. Cela vaut d'ailleurs au jeu de retrouver en bundle avec plusieurs cartes graphiques. Pour l'anecdote, je crois qu'il s'agit du jeu que je possède en plus grand nombre d'exemplaires : un premier que j'ai acheté en magasin, un second que j'ai eu en bundle avec ma carte graphique, un troisième qui se trouvait dans un pack "5 jeux d'action", et enfin un quatrième que j'avais eu en cadeau avec un magazine. S'il fallait un exemple du talent de Nicolas Gaume en matière de marketing et de partenariat pour assurer la distribution de ses titres, je crois que la profusion d'éditions de Ultim@te Race Pro parle d'elle-même !
Ultim@te Race Pro
Un fragment d'histoire (française) du jeu vidéo
Comme vous l'aurez compris, Citizen Game fait partie des ouvrages que je recommande à tout amateur d'histoire du jeu vidéo. A travers l'épopée d'une entreprise française de premier plan, il permet de mieux cerner l'histoire de notre loisir durant les années 1990 et 2000. A mes yeux, une des grandes forces de cet ouvrage est d'illustrer la croissance exponentielle des budgets de production vidéoludique, et la manière assez rapide dont on est passé d'équipes de une ou deux personnes pouvant créer un hit durant leur temps libre à la nécéssité de mobiliser plusieurs centaines de personnes durant plusieurs années, sans pour autant avoir plus de garanties de réussite commerciale. D'une manière un peu cruelle, cet ouvrage permet aussi comprendre que le jeu vidéo d'aujourd'hui est aussi une grosse industrie, et que le talent seul ne suffit plus pour produire des hits sur consoles : il faut aussi de l'argent, beaucoup d'argent. Enfin, même si l'histoire de Kalisto a déjà dix ans, les questions que soulèvent Nicolas Gaume dans son ouvrage restent d'actualité : vu la crise économique que nous traversons, il faut croire que peu de gens ont tirés des leçons de la tristement célèbre "Bulle Internet"...
Touchant quand il est profondément intime, instructif quant il prend de la hauteur sur l'industrie vidéoludique et captivant quand il nous narre tout simplement l'histoire de sa vie et de sa société, Nicolas Gaume signe ici un excellent ouvrage. A 21€ les 400 pages de passion et d'émotion, vous auriez tort de vous en priver !