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Entre maîtres du désordre et maîtres des visions

Par Memoiredeurope @echternach

J’ai eu la chance d’enchaîner à quelques jours de distance deux expositions qui sont reliées à la fois par l’espace, l’esprit, la grâce et par l’exploration de la zone frontière où il nous faut aller chercher les œuvres dérangeantes.

Entre maîtres du désordre et maîtres des visions

L’exposition « Les maîtres du désordre » au Musée du quai Branly a été préparée sous le commissariat attentif de Jean de Loisy, président du palais de Tokyo et par ailleurs grand maître de la nouvelle Triennale. Il a été aidé en cela par Nanette  Jacomijn Snoep pour ce qui concerne les collections du musée et par Bertand Hell pour la dimension anthropologique. Le projet scénographique, conçu par l’agence Jakob+MacFarlane fait l’objet sur le site web d’une description assez initiatique. Pour tout dire, le système d’exposition est tellement présent qu’il faut absolument en parler, au moins autant que l’exposition elle-même. On pourrait presque dire qu’il occulte parfois le propos tant on acquiert l’impression à certains endroits que ce sont les œuvres qui constituent le décor de la scénographie et non l’inverse. Le thème, tel qu’il est exprimé par la mise en espace, semble en effet pris uniquement au premier degré : mettre du désordre en affichant des tubulaires déjantés entourés de bandes Velpeau et en laissant les faux-plafonds ouverts, en utilisant des vitrines trouées et maculées de plâtre dont la barbotine a débordé. En un sens, il est difficile de faire plus littéral. Ceci dit, on finit par se prêter à l’idée que les objets viennent d’être déballés et que l’on découvre une exposition en cours de montage, à l’intérieur de laquelle on peut faire son marché. Le souk, quoi !

Entre maîtres du désordre et maîtres des visions

Mais dans ce désordre, les auteurs du concept nous donnent cependant des pistes : « Articulée en trois grandes sections, l’ordre imparfait, la maîtrise du désordre et la catharsis, l’exposition analyse la notion de désordre à travers les différents modes de négociations mis en place pour le contenir. »

Autrement dit ? « Dès l’entrée, « Outgrowth », une œuvre de Thomas Hirschhorn, donne, avec ces globes terrestres tuméfiés, un aperçu des désordres du monde. » Il s’agit sans aucun doute d’une clef opérative : la mondialisation déforme la terre, en hypertrophie certains espaces aux dépens d’autres qui sont épuisés et au vrai sens du terme, brûlés ou consommés. Il existe cependant des îlots de résistance, là où des hommes encore proches des origines de leurs sociétés respectives traversent la paroi du mystère et vont régulièrement chercher des remèdes pour assurer la survie de fragments d’humanité qui constituent, par leur totalité, une humanité toute entière. Pour ne pas dire qu’elles constituent peut-être des zones de survie de l’espèce, au cas où l’humanité s’emballerait définitivement et s’autodétruirait.

Entre maîtres du désordre et maîtres des visions

Thomas Hirschhorn

Certains des habitants de ces territoires survivants prennent entièrement sur eux le dialogue avec ce qui se trouve « derrière » ou « ailleurs » et semblent souvent être élus pour y arriver. D’autres se réunissent au cours de cérémonies sonores, colorées et poussiéreuses pour que l’au-delà visite l’en deçà, en se mêlant au vacarme. Les « dieux » ou leurs délégués, quel que soit le terme par lequel on les nomme, ont parfois de drôles de manière de nous rendre visite. Nous avons pris l’habitude d’en organiser la venue dans le calme des temples et des églises en les réduisant à des icônes ou à des incarnations par le biais des nourritures fondamentale, ou encore de leur demander de supporter régulièrement dans des carnavals le retour des divinités plus anciennes. Autrement dit, notre cannibalisme potentiel s’est domestiqué dans l’Eucharistie, tandis que les prêtres et les médecins sont devenus peu à peu nos intercesseurs, même quand il s’agit d’exorciser. Nous tentons en cela de réduire nos bons et nos mauvais démons à une parole canalisée dans le secret des cabinets médicaux, mais nous ne devons pas oublier pourtant que les peuples premiers ont continué à prendre en charge de manière communautaire toutes ces forces qui n’acceptent pas d’être l’objet de rituels décoratifs bien structurés ou de traitements médicaux rassurants.

Entre maîtres du désordre et maîtres des visions

En un sens, il est vrai que certains artistes prétendent jouer ce rôle dans l’espace marchand des sociétés dites civilisées. C’est d’ailleurs la présence de leurs œuvres dans ce contexte ethnographique qui pose une question vraiment intéressante, car pour le reste, le choix des objets au sein de diverses collections, dont celles du musée, est tout à fait passionnant. Ce rapprochement constitue une question qui n’est pas posée pour la première fois. C’est même une habitude récurrente depuis que des commissaires d’exposition d’art contemporain, ont convoqué dans les années soixante-dix le cérémoniel et les objets transitionnels dans les enceintes dont ils sont responsables. Je garde le souvenir marquant des œuvres de Rebecca Horn et de l’utilisation extensive qu’elle fait des plumes d’autruche, des bandages, ou encore des prothèses, comme dans « The Feathered Prison Fan », un travail intégrant des objets dans une performance, présenté en 1979 par Erika Billeter dans l’exposition « Weich und plastisch: Soft Art », exposition qui a beaucoup influencé le regard que j’ai ensuite porté sur l’art souple et l’art textile. Le souvenir de Josef  Beuys qui figure maintenant à titre documentaire pour ce qui concerne ses installations des années soixante-dix mais surtout pour ses actions en galerie ou dans les musées, systèmes complexes engageant son propre corps et qui ont été fondées sur le fait d’avoir été lui-même sauvé par un chaman grâce à la graisse et au feutre dont on l’a entouré, peut témoigner pro domo des possibilités et des espaces de passage d’un monde à l’autre. Jean-Michel Basquiat, également présent par une œuvre à la limite du graffiti, constitue en quelque sorte l’extrême limite récente et fulgurante du choc des mythes entre le monde noir du dieu Exù et les paillettes de l’urbanité américaine des mondes d’Andy Warhol et de Madonna.

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Annette Messager

J’ai moi-même pratiqué à plus petite échelle ce rapprochement entre création contemporaine et témoignages ethnologiques pour ce qui concerne l’art textile dans lequel le retour au langage des origines de la parole : comme fil et comme tissu, est une nécessité critique depuis que les Dogons en ont établi le mythe fondateur. Mais ce rapprochement a aussi constitué une clef de lecture pour beaucoup d’œuvres des années soixante à quatre-vingt, en particulier aux Etats-Unis et en Amérique du sud où les créateurs se sont souvent retrouvés dans les couloirs des départements d’anthropologie plus que dans ceux des département d’histoire de l’art. Je ne pouvais donc que me réjouir de voir accueillir cette thèse dans un musée consacré en France aux arts premiers. Certains des masques ou des tenues chamaniques exposés ont en effet un étroit rapport avec des fétiches – comment les nommer autrement – d’Annette Messager ou des dessins de Picasso, les manteaux de Lena Rahoult et même les maisons d’Etienne Martin. Dans ces cas-là, le rapport aux origines est une constante du geste créateur et devient également opérant sur les mythes modernes de l’argent. Autrement dit, Picasso est en permanence dionysiaque et ses faunes cornus méritent parfaitement de figurer à proximité d’une statue du dieu grec.

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Picasso, autoportraits en faune

Reste que la sollicitation permanente des œuvres contemporaines est parfois en effet aussi littérale que la scénographie. Beaucoup d’artistes nous mettent mal à l’aise et génèrent volontairement de l’inconfort. C’est ainsi qu’ils nous touchent à tous les sens du terme. Ce n’est pas pour autant qu’ils se rendent maître du désordre, l’influencent où l’organisent. Ils le reflètent, tout simplement, comme des miroirs grossissants. A trop vouloir montrer ou démontrer on génère un catalogue ou une liste et on rejoint ainsi Umberto Eco et non plus Claude Lévi-Strauss. Cette dimension critique d’une création sans frontières entre la cérémonie et la création, par trop sollicitée dans le contexte de cette exposition a peut-être évité aux organisateurs d’aborder de front une autre dimension tout aussi politique ; celle du retentissement de ces œuvres dans le choc multi et interculturel qui est établi, entre objets et œuvres, pour un public qui devrait être lui-même multiculturel, mais reste toutefois très ciblé et uniforme, du fait de la nature même du musée et du mystère qui l'a longtemps entouré.

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Jean-Michel Basquiat, Exù

N’oublions pas de transposer dans ce contexte, comme l’a mis en avant Tobie Nathan,  l’importance de la prise en compte de l’origine géographique, humaine, ethnologique du patient dans la réussite de l’approche analytique. Il s’agit là bien sûr du rapport à des inconscients qui n’ont pas tous été configués par Œdipe : « Je l’affirme haut et fort, les enfants des Soninkés, des Bambaras, des Peuls, des Diolas, des Ewoundous, des Dwalas appartiennent à leurs ancêtres. Leur laver le cerveau pour en faire des Blancs, républicains, rationalistes et athées, c’est tout simplement un acte de guerre. Le problème le plus aigu que devra traiter la France dans un tout proche avenir, c’est celui de l’intégration de ses populations migrantes, nécessairement de plus en plus nombreuses et de plus en plus éloignées. Il ne s’agit pas seulement d’un problème de morale ou de solidarité collective, mais d’une question cruciale : comment parviendrons-nous à faire passer les différences culturelles du statut de graine de discorde à celui de source d’enrichissement authentique ? Il me semble – et je crois l’avoir déjà démontré – que la recherche universitaire peut aider à cette mutation de nos mentalités, instaurant de nouvelles logiques, proposant des hypothèses audacieuses et dynamiques, fabriquant et diffusant de nouvelles représentations des étrangers. »

Entre maîtres du désordre et maîtres des visions

Mise en espace de Alessandro Mendini

A sa manière et sans doute de manière assez paradoxale, cette exposition qui restera en raison de son statut prestigieux confinée aux publics dits cultivés, s’adresse pourtant autant aux populations migrantes qu’aux amateurs des arts dits « primitifs et à ceux que l’on dit « contemporains ». Ce qui n’est pas le cas, de la seconde exposition avec laquelle je veux faire un rapprochement : « Histoire de voir – Show and Tell » qui est à la fois plus calme et plus stimulante et en un mot qui la résume : plus littérale. Calme dans le sens où l’on a affaire à des producteurs d’artefacts, utilisant des supports variés et dont les œuvres souvent tridimensionnelles que l’on peut nommer parfois sculptures abstraites, sont  le plus souvent conçues comme des objets de production courante : poteries, jouets, bijoux et peintures au sens propre…dont une des destinations pourrait être le cadeau souvenir pour les touristes. Artistes, artisans ? J’ai l’impression de revenir à un débat ancien.

Entre maîtres du désordre et maîtres des visions

Francisco da Silva. Brésil. Peinture.

La seconde différence entre les deux expositions tient aussi à la scénographie, elle aussi apaisée. En tout cas « en phase » plutôt qu’à la remorque d’un propos. Il faut dire qu’elle a été confiée à Alessandro Mendini. « Cette scénographie est pensée comme un écrin, simple mais précieux, conçu pour contenir, protéger et montrer un art tout particulier qui est en lien étroit avec l’hypersensibilité du cœur. Chacune des œuvres exposées se présente comme un document de vie, exprimé directement par son auteur, avant et au-delà de son refroidissement par l’organisation culturelle de l’art. Cette exposition et donc chaleureuse. »

Entre maîtres du désordre et maîtres des visions

Jivya Soma Mashe. District de Thane, Inde. Peinture.

Voilà en effet un propos à la fois modeste et empathique qui ne néglige pas pour autant le fait que les travaux exposés sont eux aussi de l’ordre du sacré ou de la magie et en tout cas du panthéisme. Mendini parle encore d’une atmosphère de délicatesse animiste, abstraite et conceptuelle. Je retiens en premier le terme animiste parce que dans cette présentation et dans ce choix, l’âme est partout présente et les forces de la nature affleurent toujours aux abords de ces objets qui ont tenté d’en apprivoiser les débordements et les menaces potentielles. Représenter et raconter pour se rassurer, au sein de communautés qui sont souvent aussi menacées que les forêts où elles vivent et les environnements qui les ont vus naître, ou au contraire écrasées par la pression de cités surpeuplées, tel est un point commun. Artistes donc, dans la mesure où ils se sentent parfaitement intégrés dans un processus d’expression de leurs milieux. Artisans poussés à aller chercher leur survie dans les devises des visiteurs venus de loin. Artistes poussés en quelque sorte en permanence à regarder, prélever, couper, accumuler, bricoler, tailler, cuire, coudre, tricoter, marcher, commercer, échanger et dire. Artistes dont les noms ne diront rien à la plupart des visiteurs qui auront aussi pourtant la possibilité de les écouter dans une série de films et de rencontres inscrites sous le terme de « nuits de l’incertitude » animés par Stéphane Paoli et de « soirées nomades » qui croisent toutes les disciplines artistiques autour de ce thème.

Entre maîtres du désordre et maîtres des visions

Gregorio Barrio. Mexique. Perles.

Les maîtres du désordre. Musée du Quai Branly, Paris.  Jusqu’au 29 juillet 2012. L’exposition sera présentée au Kunst-und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland (Bonn, Allemagne) du 31 août au 2 décembre 2012 et à "La Caixa" Foundation (Madrid, Espagne) du 7 février au 19 mai 2013.

Histoires de voir, Show and Tell. Fondation Cartier, Paris. Jusqu’au 21 octobre.


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