Comme si le temps ne comprenait aucune rupture, la collection « Orphée » aux éditions de La Différence, donne à lire, en ce mois de juin, des poèmes dont on pouvait connaître l’existence mais qui n’étaient accessibles qu’aux seuls germanistes. Je veux parler de la poésie de Thomas Bernhard. Ce ne sont certes pas les œuvres poétiques complètes, mais une anthologie qui, sous le titre Sur la terre comme en enfer fait un parcours de l’œuvre écrite entre 1952 et 1961. Quand Gallimard avait publié, en 1991, Dans les hauteurs, étrange texte de 1959 mais préparé pour une publication par Bernhard, juste avant son décès (1989), cette poésie avait été sommairement présentée comme « la poésie mystique des débuts ». L’appellation, bien sûr, est tellement réductrice qu’elle est absolument fausse. Certes, il est question de Dieu, certes, et particulièrement dans les deux poèmes extraits du recueil In hora mortis (1958), on trouve des prières. Mais « l’heure de notre mort » ne coïncide pas avec une orthodoxie religieuse quelconque. La prière semble commencer dans le plus pur christianisme autrichien : « Réveille-toi / réveille-toi / et écoute-moi / je suis en toi, mon Dieu / réveille-toi / et écoute-moi bien / je suis seul avec Toi » (p.64-65). On pourrait avoir l’impression d’être Stephansdom à Vienne. Sauf qu’il faut bien constater un renversement. Et celui-ci passe par la musique. La cantate BWV 140 de Bach, plus connue sous le nom de « cantate du veilleur », commence par un chœur célèbre qui chante les paroles « ‘‘Réveillez-vous !’’, annonce la voix. »
Avec Bernhard, le mouvement de réveil est adressé à Dieu, ce qui n’est pas réellement une marque de confiance mystique. Et la prière s’achève par : « ma douleur est sans / ma mort viendra bientôt », sans aucune marque de consolation. La marque mystique chez Bernhard agit plutôt comme une référence qui permet à l’écriture de trouver un départ, c’est-à-dire à la fois une manière de commencer qu’une façon de se départir. On écrit de Dieu pour s’en départir.
Plus vraisemblablement, d’ailleurs toute l’écriture poétique du volume anthologique doit pouvoir se lire comme une écriture de la partition. Sans remonter jusqu’aux déclarations d’Adorno, sur lesquelles il est d’ailleurs revenu très souvent, il est assez clair qu’écrire des poèmes, en allemand, dans les années 1950 posent des questions essentielles pour ne pas dire des questions métaphysiques, la poésie de Bernhard, dans sa relation à Dieu, se heurte à cette masse : « Dieu m’entend / dans l’obscurité de la pluie / et sur les voies / d’herbes amères, de pierres nues / au-dessus des crânes de mort de la nuit / qui se fracassent dans mes rêves / de crainte. » (p. 86-88). On pourrait presque dire que le rapport à la religion est une manière de mettre en avant la complexité de l’héritage culturel (au sens le plus général possible de cette épithète) que l’écriture poétique en allemand assume.
Cet héritage culturel, la poésie de Bernhard semble l’instituer comme un lieu. Et c’est comme une réduction de la poésie romantique écrite en allemand voire de la tradition du lied qui se donne à lire. Heine pouvait ainsi écrire que « La mort, c’est la nuit fraîche ». Et Brahms d’avoir mis ce poème en musique. Dans In hora mortis, Bernhard répond, prolonge ou s’inscrit dans la relation à ce poème : « La mort est claire dans le ruisseau / et sauvage dans la lune / et claire » (p. 62-63).
On trouve même parfois, dans cette poésie des accents qui dépassent la poésie allemande et font signe vers toute la poésie européenne. Ainsi, un poème de Sous le fer de la lune (1958) comme ainsi : « Ma mort viendra bientôt ». On entendrait presque Pavese (« La mort viendra et elle aura tes yeux ») Et finalement, ce n’est pas un Bernhard mystique qui surgit de cette lecture, mais un poète lyrique dont le chant est peut-être celui de la mort, dont la radicalité n’est évidemment pas celle de Celan, dont la place dans le monde est déjà celle d’un isolement tourné vers la perception de toute la matière qui constituera l’œuvre en prose à naître avec Gel.
Aucun arbre
Une cause pour John Donne
Aucun arbre
ne te comprendra,
aucune forêt,
aucun fleuve,
aucun gel,
ni glace, ni neige,
aucun hiver, toi,
aucun être,
aucune tempête
sur la hauteur, aucune tombe,
ni Est, ni Ouest,
aucune larme, douleur –
aucun arbre…
(p. 116-117)
Sur la terre comme au ciel permet de lire un poète qui fait signe vers la musique, la solitude au monde, le rapport au père, à la mère, aux anciens, à la nuit. Toute une « thématique », si l’on peut risquer ce mot, appelée à un autre destin d’écriture.
[Alexis Pelletier]
Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer, traduit de l’allemand et présenté par Susanne Hommel, Orphée, La Différence, 2012, 128 pages, 5€