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Au bar à Jules - De la joie 1a

Par Claude_amstutz

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Marcel Proust, dans Du côté de chez Swann, parle de la Sonate de Vinteuil - entendue pour la première fois chez les Verdurin - comme d'un plaisir à la fois sensuel, affectif et spirituel capable de laisser ressurgir des fragments de la vie de son narrateur, moments de la mémoire retrouvée, à la fois uniques par leur empreinte indélébile et hors d'atteinte par leur fixation dans le temps, désormais: ici, le reflet de son amour pour Odette de Crécy.

Les instants - souvent brefs ou sans objet particulier - témoignant d'heures heureuses dans ma vie sont de même, autant qu'il m'en souvienne, liés à une phrase musicale. Ainsi en est-il d'un jour pluvieux à Paris non loin des Champs-Elysées où, très tôt le matin, dans un magasin de disques déserté par les clients, j'ai été saisi par le timbre pur, aérien, presque irréel de Teresa Stich-Randall, interprétant le Exultate Jubilate de Mozart. Une minute d'éternité et de joie intérieure mémorables. Bien des années, plus tard, à Londres dans Oxford Street, chez HMV, la même impression, plus ancrée dans le réel, me laisse un arrière-goût tonique et rageur - en pleine phase de reconstruction personnelle - en entendant Cindy Lauper chanter Time after Time, ou David Bowie et son We are the Dead.  

En live, trois images de plénitude et de joie mêlées, ne m'ont jamais quitté: Au Grand Théâtre de Genève, où dans un silence impressionnant au milieu de fans désarmés et au bord des larmes, j'ai vécu le plus beau des concerts de Barbara, en véritable osmose avec son public quand elle joua les premières notes de Chapeau bas: quelque chose de charnel et presque mystique jamais plus éprouvé depuis lors; dans une toute autre ambiance, ce fut The last Night of the Prom's à l'Albert Hall - à Londres encore - sous la conduite de John Pritchard avec le Jerusalem de Parry repris en choeur par tous les spectateurs, dans un climat de fierté, de liesse généreuse et de ferveur comme seuls les britanniques en pareilles circonstances savent l'exprimer; enfin lors d'une retraite à l'Abbaye cistercienne de Hauterive, dans le canton de Fribourg - un 1er août - après l'Office des Complies, l'organiste dans un silence monastique extrêmement émouvant avait interprété à l'orgue l'Hymne National Suisse, seule dérogation au rythme habituel des heures, avant l'extinction des feux: un temps fort de proximité et de distance avec le monde...

De même - dans la joie partagée mais aussi dans la douleur - les visages de mes plus belles rencontres évoquent souvent une couleur musicale: Schubert, Mahler, Beethoven, Mozart, Berlioz, Chopin ou Liszt, mais de même les airs tsiganes, le tango, Jacques Brel ou Bob Dylan. Un habillage qui ne change rien aux souvenirs ou au temps présent, mais qu'ainsi nul autre ne dessine dans sa relation à l'autre, d'une manière identique, comme un invisible ADN...

Les joies du monde sont notre seule nourriture. La dernière petite goutte nous fait encore vivre. (Jean Giono) 

Marcel Proust, Du côté de chez Swann (coll. Folio/Gallimard, 2001)

Jan Giono, Que ma joie demeure (coll. Cahiers Rouges/Grasset, 2011)

image: Barbara (theinkbrain.wordpress.com)


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