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Des héroïnes de la route

Publié le 02 juillet 2012 par Arsobispo

Le 2 mai 1915, Brooklyn, New York ; une jeune femme vient de démarrer sa Harley Davidson équipée d’un sidecar à l’intérieur duquel est assise sa mère, plutôt coincée, entre sac de tente, cantinière et autres bagages. A les voir d’ailleurs, il ne fait aucun doute que le voyage sera long. La jeune femme s’appelle Effie Hotchkiss. Elle n’a guère plus de 25 ans. Avis, sa mère est beaucoup plus âgée. Elles ont toutes deux l’intention de rejoindre la Côte ouest afin de visiter l’exposition universelle de San-Francisco. C’était leur idée de départ, et la Harley Davidson n’était aux yeux d’Effie que le meilleur moyen, le plus économique aussi, de réaliser ce projet, tout en découvrant l’Amérique. Effie, comme sa mère, ne se doutait pas qu’elle allait entrer dans l’histoire. Elles n’envisageaient même pas d’utiliser la singularité de ce voyage comme un moyen de le financer. Non, l’argent, la recherche de l’exploit, la notoriété, étaient hors de leur propos. Effie, d’ailleurs s’en est même étonnée après : "Nous avons simplement voulu voir l'Amérique et j'ai considéré que la Harley-Davidson pour moi et le sidecar pour ma mère et les bagages étaient ce qui convenait le mieux pour ce voyage."

Des héroïnes de la route
La harley Davidson d'Effie Hotchkiss

Effie était une employée de banque de Wall Street. Les femmes n’avaient toujours pas le droit de vote. Cela n’empêchait pas Effie d’avoir des rêves de grands espaces, de vouloir vivre une grande aventure, plutôt que de contracter un mariage, d’être une épouse modèle.  Elle avait acheté une Harley Davidson à trois vitesses, moteur V-twin, avec l’argent de la vente d'une ferme familiale. Les motivations d’Avis sont plus prosaïques. Il était hors de question qu’elle laisse partir sa fille seule sur les chemins de l’ouest, où il était plus plausible de rencontrer cow-boys et indiens que des membres de la landed gentry. Et devant la ferme volonté qu’affichait sa fille, elle décida finalement de l’accompagner.

A l’époque, il n’y avait pas ces Interstates qui aujourd’hui facilitent la traversée de ces contrées en grandes parties désertes. Qui a parcouru la route 66 – sur les tronçons aujourd’hui abandonnés - peut avoir une idée des conditions de circulation d’alors. Et encore, la route 66 est bien plus récente que celles qu’eurent à emprunter Effie et Avis. Je n’imagine pas la qualité du bitume, si tant est qu’elles le trouvèrent fréquemment. Plutôt des pistes de terre battue, comme ces rues simplement damées que l’on voit sur les photos des villes de l’époque. Les ponts étaient encore ceux que les convois des migrants de l’ouest avaient construits, en bois, au plancher mal dégrossi. Pas d’hôtel ni de restaurant, ils viendront plus tard, lorsque les « Okies » dans les années 30 migreront par milliers sur la « route 66 ».  Le soir, il fallait trouver un coin retiré, calme, loin des hommes, quitte à se retrouver nez à nez avec une bête sauvage et somme toute, il valait mieux cela, plutôt qu’être violé par un red-neck ou un soulard. Puis, monter la tente – une simple toile imperméable plantée sur deux pieux de bois - se faire un feu et cuisiner, manger. Je suppose aussi que les points d’eau devaient être dignement fêtés, par des toilettes finissant en baignades joyeuses. Pensez-donc, mai et juin, dans la prairie, sous le cagnard et sur un moteur brûlant qui vous grille les cuisses. Et fatalement la pluie, qui, parfois, transforme la poussière de la veille en une boue épaisse où s’enlisent les roues, où se plante la moto. E puis les pannes bien sur. On sait que les crevaisons furent la hantise des voyageuses. Difficile en effet de trouver des chambres à air dans des contrées ne connaissant que les chariots de bois et les chevaux. Qui d’ailleurs connaissait la mécanique dans l’ouest ? Il fallait se débrouiller seule. Effie l’assuma.

Au matin, il fallait recharger la tente, les couvertures, les casseroles, poêles et les outils. Puis, avant même de songer à poursuivre la route vers San-Francisco, se renseigner sur les endroits susceptibles de posséder de l’essence, les trouver sur des chemins qui détournent de la route. Mais peu importe, cela ajoute du « piquant » à l’affaire. Et je souris à l’image que devait représenter ces deux femmes avec leur attelage, arriver au relais perdu dans les gorges d’un canyon ou au cœur d’une bourgade improbable de la vaste prairie. Dans l’ouest, les histoires de fantômes ou d’extraterrestres courent à pléthore, aujourd’hui comme hier. Effie et Avis devaient en faire partie et il est probable que ce n’était pas de l’admiration que les regards des êtres frustres laissaient entrevoir à leur passage. L’arrêt au drugstore pour y faire leurs emplettes devaient rassurer quelque peu ces gens, donnant une réalité à cette intrusion de l’extravagance. Et encore heureux si elles trouvaient les denrées alimentaires nécessaires à leurs besoins quotidiens. A cette époque, les supermarchés n’étaient même pas une vue de l’esprit et les épiceries n’avaient aucun sens dans des contrées où la plupart, éleveur ou agriculteur, survenait à ses propres besoins. Il fallait aller frapper aux portes des fermes pour y trouver un peu de lait, des fruits, des légumes du potager, des œufs ou du fromage… La porte ouverte, un tel équipage ne risquait-il pas de se trouver nez à nez avec le canon d’un fusil ?

Ce fut plus qu’une histoire d’endurance, tant pour ces femmes que pour leur engin. Plutôt une rude épreuve où la force de leur volonté, de leur patience et de leur ingéniosité se sont surpassées. Un jour, au milieu du Nouveau-Mexique, les pneus à plat, elles découpent une couverture en longue lanières d’étoffe, les glissent dans les pneus afin de les rembourrer et continuent leur route jusqu’au jour où elles atteignent Santa-Fé et purent, enfin, les remplacer par des chambres à air. Puis, à nouveau, recouvrer ce sentiment de liberté et reprendre la route. A Salt Lake City, elles s’arrêtent à la concession Harley-Davidson afin d’y faire réaliser une révision de leur engin. Les employés, apprenant d’où elles viennent n’en croient pas leurs yeux. Une photo est prise. Et l’histoire commence à courir dans les milieux motocyclistes. Si Avis est habillée plus ou moins « convenablement », c’est à dire comme une femme de cette époque, ce n’est pas le cas d’Effie. Elle portait des pantalons, plus pratiques pour tenir à califourchon sur la moto, et une large casquette. Aux mains, de larges gants de cuir. Une tenue très éloignée des robes à crinoline à la mode.

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Le voyage durera deux mois. En août, l’équipage passe le col de San Marcos en Californie. La température avoisine les 120° Fahrenheit, soit un peu moins de 50° Celsius. Puis, c’est la descente vers la côte. Peu après, la moto se trouve face à face avec l’océan Pacifique. Dans la baie de San-Francisco, Effie se prête à la tradition de verser dans le Pacifique un peu d’eau de  l’Atlantique qu’elle avait pris soin d’apporter. Et pour correspondre à l’idéal d’une bonne histoire américaine, où tout est possible pour qui possède une volonté tenace et une croyance inflexible dans les valeurs américaines, Effie rencontrera devant les roues de sa machine, l’homme qui deviendra son époux.  Ceci dit, elle est sans doute l’une des premières femmes à avoir jeté au loin les principes qui régentaient la position sociale qu’occupaient les femmes dans la société américaine. Elle a conçu un mode de vie et s’est appliquée à le suivre sans se préoccuper de la perception et des jugements que son attitude allait inéluctablement provoquer auprès de son entourage.

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L’aventure n’était toutefois pas terminée. Elles ont immédiatement entrepris le voyage retour, qui passait par Reno avec notamment la traversée des déserts du Nevada, puis Salt-Lake City et ses déserts à nouveau, Puis Omaha dans le Nébraska, puis Davenport dans l’Iowa, puis Chicago dans l’Illinois avant d’atteindre le Wisconsin et Milwaukee, la ville de Harley Davidson. Finalement, elles retournèrent à leur domicile de Brooklyn en Octobre 1915, après avoir été les premières femmes à traverser à non seulement les Etats-Unis sur une moto, mais les premières à faire l'aller-retour.

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Effie a écrit un journal de ce voyage « Wheels in My Head », qui n’a jamais pas été publié à ma connaissance. Il a été toutefois été longuement présenté lors d’une conférence ouvrant la réunion annuelle des femmes motocyclistes de l’AMA en 2002. « The Harley-Davidson Dealer » le journal que publie Harley Davidson a par contre consacré un long article à cette épopée, après l’annonce initiale de septembre 1915.  Effie était née en 889. Elle est décédée en 1966.

Début 2011 fut organisée une course d'endurance, appelée le Cannonball moto, en l’honneur d’un autre héros de la route, Erwin «Cannonball» Baker, qui, en 1914, traversa les USA en 11 jours sur une moto de marque Indian. A cette occasion, l’une des participantes, Cristine Sommer Simmons, utilisa la même moto que celle d’Effie. Une moto de plus de 90 ans qui n’atteignait pas le 60 kilomètres par heure. Sur les 44 participants, 38 terminèrent la course. Parmi eux, Cris et sa vieille harley, qu’elle avait nommée Effie. Un tableau la représente, elle et sa moto. En arrière-plan, Effie elle-même...

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Cris Sommer Simmons est connue, non pas pour ces « rides » mais pour un livre qu’elle a écrit pour rendre hommage à toutes ces femmes hors du commun qui ont – à leur façon - écrit un aspect injustement connu de l’histoire des Etats-Unis. Plus récemment, elle a publié "The American Motorcycle Girl's Cannonball Diary".

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