Quand vous devenez une référence, le lecteur vous fuit. Vous entrez dans la catégorie des "écrivains pour écrivains", un club fermé aux visites réservées aux thésards. On vous cite, on ne vous lit pas. Vous y croiserez Joyce, ce qui n'est pas mal, ou Cervantès, qui est plus remuant, Héraclite d'Ephèse, dit l'Obscur, Rabelais et... sans doute quelques contemporains, dont Perec. Si le lecteur curieux toque toutefois à la porte, le livre s'ouvrira, l'invitant à y plonger son nez justement situé par Dieu entre nos deux yeux, fort utiles pour lire; il sera accueilli par Laurence Sterne, ou mieux, par Tristram Shandy. Car qui existe, l'auteur ou le narrateur, l'écrivain ou sa merveilleuse créature? Seul l'écrit est une preuve et cette preuve est adjectivale: on parle doctement de style "shandéen", plus rarement "sternien". Il est inutile d'être docte pour converser avec ce fils de hobereau, ce neveu d'oncle Toby, il suffit d'une grosse envie de lire. Et de rire. La vie et les opinions de Tristram Shandy, gentilhomme - on oublie trop souvent de rappeler cette profession (de foi?), gentleman - est une longue conversation, art fameux sur les deux rives du Channel aux temps civilisés, et pas seulement dans l'odeur de thé, de pétun et de vieux brandy des clubs de là-bas ou dans les froissements de soie des salons d'ici.
"Ecrire un livre, note Sterne (ou Shandy), pour qui sait bien s'y prendre, ne diffère en rien de tenir une conversation." Il s'y prend fort bien. La nouvelle traduction intégrale qu'en offre le shandéen Guy Jouvet aux éditions Tristram (les bien nommées) renforce ce plaisir. Une conversation digne de ce nom prend son temps, naît du temps, a ses temps morts - silences en musique, longs tirets chez Sterne, anges qui passent dans la vie - tant pis si le thé refroidit. Que M. Jouvet, gentleman, ait mis une quinzaine d'années à la boucler (nous parlons de sa présente traduction) nous rassure, il a pris le temps de converser d'anglais en français, en ami.
Le livre des livres. C'est à cela que le lecteur assiste, et participe. Shandy, esprit libre et délié, interpelle son lecteur, lui demande un avis, le gronde, le gausse, le flatte, lui donnant du Monsieur ou du Milord, du Madame ou de sa Seigneurie ou tout bonnement du "bonnes gens". Il tient à lui conter sa vie et ses opinions. On sait que, si le livre commence par la nuit de la gestation du futur Tristram, le bébé n'apparaîtra qu'au quatrième volume (sur neuf) et qu'à la fin il n'aura grandi que de quelques pouces. Tout se joue avant cinq ans, nous serine la psychiatrie moderne. Tout est bien joué. C'est une histoire de pendule et de régularité de vie que conçut l'aimable Tristram. A la suite d'une réflexion sur les "humeurs" que les parents transmettent à leur rejeton, Shandy narrateur montre ses géniteurs "lancés à grand randon, bredi-breda brelique breloque, comme des furieux enfuis de la maison de fous; et à force de battre et rebattre la semelle sur le même sol, ils s'y fraient une route aussi unie et douce aux pas qu'une allée de jardin." On ne saurait trop les en féliciter. Mais alors tombe cette question de Mme Shandy à son époux: "Dites-moi, mon ami, je vous prie, n'avez-vous pas omis de remonter la pendule?" Riez mais ne vous moquez point, on en saura la raison dans une huitaine de chapitres. Une pendule et un coitus qui faillit être interruptus sont la métaphore parfaite de ce puzzle, où rien n'est gratuit.
La raison des Lumières règne en Europe, Tristram Shandy en est le livre. "Le Livre des Livres, et le plus beau livre de lecture", on y ajouterait bien un s. On y croise Rabelais et Cervantès, les écrits philosophiques de Locke, le Candide tout neuf de Voltaire, Shakespeare, dont un descendant du Yorick de Hamlet tient ici sermons, Cicéron, Epictète, des théologiens (Sterne est vicaire), Malebranche, Pope et Addison, cent jeux de mots de pure onomastique; Swinburne passe, lisant Erasme, suivi par Thomas More. On arrête. On a eu un aperçu de la guerre (des Flandres), des paysages et villes françaises (une merveille de vacherie), trois sermons, et maintes aventures (dans leur acception sexuelle aussi).
Alors une question se pose: où placer ce livre en sa bibliothèque? Risque de contamination des ouvrages voisins, risque de les faire pâlir, risque de montrer leur inutilité - si tant est qu'un livre soit destiné à être utile - puisque Shandy les renferme. Il n'y a pas à hésiter: Shandy doit rester sur la table de chevet. Pour y piocher comme dans une boîte de pralines. Au hasard. Tout est permis.
Laurence Sterne
1713
Naissance à Clonmel, Irlande
1738
Vicaire de Sutton on the Forest, près d'York. Il y restera vingt ans. Il y épouse Elizabeth Lumley, puis Kitty Fourmantelle.
1739
Premier pamphlet, Histoire d'un bon manteau bien chaud. De nombreux sermons très littéraires suivront.
1759-1767
Tristram Shandy. Succès foudroyant. Il s'installe à Londres.
1768
Le voyage sentimental. Sterne meurt chez lui, à Bond Street.
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