La guerre et la dictature apportent trop de victimes innocentes. Des enfants font souvent les frais de la bêtise humaine. Quand des temps plus calmes reviennent il est difficile de recoller les morceaux
Nuage
L’Argentine et le combat des enfants volés
Durant la dernière dictature argentine, des centaines d’enfants de dissidents ont été volés par les militaires. L’association des Grand-mères de la place de Mai a obtenu le droit de faire réaliser des tests ADN sur les personnes soupçonnées d’appartenir à leur famille.
PHOTO: WALTER ASTRADA, ARCHIVES AP
Alice Pouyat, collaboration spéciale
La Presse
(Buenos Aires) Trente ans après la fin de la dernière dictature militaire en Argentine, des enfants de dissidents politiques arrachés à leurs parents tentent de retrouver leur identité. Notre collaboratrice a rencontré l’un d’eux.
Victoria Montenegro fait partie des enfants volés par les militaires durant la dernière dictature argentine. À 36 ans, elle a retrouvé sa vraie famille et tente de reconstruire une identité éclatée.
Elle nous donne rendez-vous dans un café qui porte son nom, Victoria. Tout un symbole. Car ce nom, son identité, c’est le combat de toute sa vie. Victoria Montenegro, Argentine de 36 ans, s’est longtemps appelée María Sol, prénom choisi par celui qui l’a élevée, le lieutenant-colonel Herman Tetzlaff.
«Comme beaucoup de petites filles, j’ai été amoureuse de celui que je croyais être mon père», confie la belle brune.
Mais, à 25 ans, María Sol apprend que l’homme en qui elle place toute sa confiance est en réalité son ravisseur et, pire que cela, le meurtrier de ses vrais parents.
En 1976, le père et la mère de Victoria, membres de la guérilla trotskyste, «disparaissent», abattus clandestinement comme des milliers d’opposants durant la dictature. Le lieutenant Tetzlaff, qui a participé à l’opération, récupère leur bébé de 6 mois, change son nom et sa date de naissance. Élevée dans un cadre très strict, Victoria n’a jamais douté de sa filiation «en dépit de [sa] peau foncée chez ces grands blonds descendants d’Allemands».
Mais, avec le retour de la démocratie, l’étau de la justice se resserre sur le lieutenant. L’association des Grands-mères de la place de Mai obtient le droit de faire réaliser des tests ADN sur les personnes soupçonnées d’appartenir à leur famille.
Quelques années plus tard, Victoria «apparaît», comme elle le dit: elle apprend qu’elle n’est pas la fille du lieutenant.
Une réalité d’abord trop difficile à accepter. Dans un premier temps, elle défend son faux père, garde même chez elle l’arme du crime confiée par le militaire lors de son arrestation.
«J’ai grandi dans la haine des associations de défense des droits de l’homme. Mes ravisseurs les qualifiaient de menteuses et de subversives. Je pensais qu’ils m’avaient gardée pour me sauver», explique-t-elle.
Puis, peu à peu, Victoria ouvre les yeux. Elle est aidée par l’élection du président Nestor Kirchner en 2003, qui annule les lois d’amnistie envers les militaires et réhabilite la mémoire des dissidents.
«J’ai compris que la vérité, aussi douloureuse qu’elle soit, est libératrice», clame aujourd’hui Victoria.
Sans rompre complètement les liens avec la famille du lieutenant pour qui elle dit «ne pas avoir de haine», elle se rapproche de sa famille biologique. Grâce à d’intenses recherches, en mai 2012, elle a pu retrouver le corps de son vrai père, jeté à la mer par des militaires et enseveli dans une tombe anonyme en Uruguay.
Jour après jour, Victoria Montenegro reconstruit son identité et milite pour que cette histoire ne se répète pas. Promue secrétaire des Droits de l’homme d’un parti péroniste, et mère de deux enfants, elle se dit plus forte et plus heureuse que jamais.
«Le bonheur est un procédé de résistance. C’est ce dont rêvaient mes parents, morts pour un avenir meilleur, affirme-t-elle. Ce bonheur est notre plus belle victoire.»