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Les classiques font-ils encore rêver ?

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Source : Le blog de Pierre Assouline 29/05/2012


Ne cherchez pas le thème dans les intitulés de débats des 6èmes Assises internationales du roman dont Le Monde est partenaire. Subliminal, il court partout sans qu’on s’en aperçoive dès lors que l’on se préoccupe de penser pour mieux rêver. Les amateurs de modernité à tout crin auraient tort de faire la fine bouche : quand le public se nourrissait de romantiques, les romantiques se nourrissaient de classiques. Encore faut-il s’entendre sur le sens du mot sans se taper dessus. Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert prévenait : « Classiques (Les) : On est censé les connaître ». Pas mal mais il aurait pu faire mieux. Quelque chose du genre : « Ne jamais dire qu’on les lit. Toujours dire qu’on les relit ». De toutes façons, nul n’a mieux fait qu’Italo Calvino dans un article de L’Espresso en date du 28 juin 1981 repris dans Défis aux labyrinthes (Seuil, 2003) : “Est classique ce qui tend à reléguer l’actualité au rang de rumeur de fond, sans pour autant prétendre éteindre cette rumeur. Est classique ce qui persiste comme rumeur de fond, là même où l’actualité qui en est la plus éloignée règne en maître. Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire”. Voilà et il n’y a pas à sortir. Pour autant, les classiques font-ils encore rêver ?

Il y a quelques années, une curieuse aventure était survenue au Millenium Library Trust qui avait acquis des milliers de volumes de classiques, et pas des pires (Shakespeare, Jane Austen, Dickens, George Eliot, Tolkien, Hemingway, Orwell, Garcia Marquez…) afin de les offrir à plus de 4000 écoles anglaises. Or u certain nombre d’entre elles retournèrent les cartons de livres au motif que les élèves en jugeaient la lecture « trop difficile », voir « ennuyeuse » ou « rebutante », certaines précisant qu’ils préfèreraient des mangas, d’autres révélant que de toutes façons ils ne possédaient pas de bibliothèque pour les ranger. C’est peu dire que le responsable de cette initiative, qui a levé des fonds à hauteur de £ 9 millions pour la mener à bien, n’en revenait pas : «Je n’imagine même pas que cela puisse se produire dans un autre pays d’Europe de l’Ouest » a déclaré M. Campbell, en quoi il s’avance un peu, sauf à croire qu’il possède des informations inédites sur la nature des rêves dans nos pays. On dira que ces choses-là se sont passées il y a quelques temps déjà chez les Anglais dont on sait qu’ils ne sont pas des gens comme nous, mais tout de même. Allons donc voir outre-Atlantique grâce à un article du Guardian. Une équipe de mathématiciens américains de Dartmouth College s’est récemment lancée dans

Les classiques font-ils encore rêver ?
un projet à grande échelle (le Project Gutenberg Library) qui a consisté à faire entrer dans l’ordinateur 7 733 livres numérisés à cet effet, écrits après 1550 par 537 auteurs différents, de manière à en analyser « la glue syntaxique du langage » (cela n’a rien de dégoûtant). Ce qu’ils ont conclu de leur étude statistique ? Plus le passé s’éloigne, moins les écrivains s’y réfèrent. Si le style des auteurs du XVIIIème et XIXème siècles est clairement influencé par celui des classiques du siècle précédent, les écrivains du XXème siècle (jusqu’en 1952, date butoir en raison des problèmes de droits) ne le sont plus que par leurs contemporains, voire leurs congénères. En cause l’abondance de titres proposés, la sollicitation permanente de la société pour la nouveauté et le manque de patience pour les styles d’autrefois, jugés trop longs et trop sophistiqués ; le temps de lecture n’étant pas extensible à l’infini, cette évolution se fait au détriment des classiques, associés à l’ancien donc au périmé. Et dire qu’il ne s’agit pas de simples lecteurs mais de lecteurs écrivains… Et en France, chère nation littéraire ? Les classiques sont toujours consacrés comme symbole de l’universel intemporel, mais de plus en plus enrôlé dans la discipline mémorielle de la commémoration. Les controverses sur l’identité nationale en ont fait un enjeu de mémoire comme le montre l’essai décapant de Stéphane Zékian L’Invention des classiques (376 pages, 25 euros, CNRS éditions). Consacré avec une érudition très sûre à ce qu’on appela « le siècle de Louis XIV », il pose la question de fond en se demandant ce
Les classiques font-ils encore rêver ?
que les contemporains célèbrent « au nom » des classiques : « Que vont-ils chercher dans leurs œuvres ? que sont-ils décidés à y trouver ? que sont-ils disposés à y mettre ? En un mot : que leur font-ils dire ? »

A propos, Salman Rushdie publiera à la rentrée prochaine ses mémoires d’exilé de l’intérieur, du temps qu’un contrat sur sa tête, lancé par l’Ayatollah Khomeiny, le forçait à la clandestinité. On connaît déjà le titre de ses souvenirs : « Joseph Anton ». C’était son nom de code entre la police et ses gardes du corps. Il l’avait choisi en hommage à ceux qui furent ses auteurs de chevet durant ces années-là : Conrad et Tchékhov. Deux grands classiques posés en permanence à côté de son lit pour supporter les effets d’une fatwa assassine. Et vous vous demandez si les classiques font encore rêver ?

(“George Orwell” dessin de Loredano; “Ezra Pound sur la tombe de James Joyce à Zurich en 1967″ photo Ullstein-Tappe; “Dostoïevski en 1863″ photo D.R.)


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