>TONY L’AIGUISEUR DE COUTEAUX
Un son de soir d’été, sa clochette d’argent
qui invite les gens à sortir
ciseaux, couteaux et lames usées
pour les faire chanter sur sa pierre.
Tony, Aiguiseur de couteaux. Il passait
en vélo il y a de ça des années.
C’est maintenant un petit camion qui passe,
et toujours le même son, douce clochette.
Des cling-clings toute la soirée,
le souffle-tilleul dans l’air, les jeux
languides des enfants d’après-souper,
bénis d’un sursis avant le bain, le lit
pour l’heure rosée du crépuscule, quand
les rouges-gorges sifflent dans les buissons.
Tony, fais tourner ta pierre,
aiguise encore la vie..
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RUE JEANNE-MANCE
.. .il y avait des oiseaux,
ils faisaient tomber des confettis
de neige du haut des fines branches…
deux Hassidim dans leur gabardine
noire marchaient côte à côte
avec de grands gestes, dramatiques
comme les cloches de l’église grecque
qui se mirent à sonner — puis là-haut
tout à coup tu as vu s’ouvrir une fenêtre —
une main a fait voler des arches
en miettes de pain
et pour un moment
quelque chose t’a emportée
au-dessus de tout ça et tu as
traversé la lumière liquide
comme un oiseau
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DÉTOUR
Un tournant inattendu, et l’autobus te laisse à un coin de rue que tu ne connaissais pas : juste un peu de ville, des petites boutiques, des logements au-dessus, des jardins à l’avant, ici, à côté du poteau, un gros pot qu’on a planté de zinnias, là un peuplier qui flotte contre la brique, les feuilles en désordre d’automne. La pluie dans l’air. Derrière toi, un petit épicier ;
chaque fois que la porte s’ouvre : des bouffées de fruits mûrs, de savons parfumés, d’oignons. Regarde, de l’autre côté de la rue : un vieux salon de barbier, le poteau strié qui tourne, le barbier maussade, les mains dans les poches, le regard fixe à travers la vitre — immobile comme les chaises vides derrière lui.
Des moineaux, bruyants dans les buissons. Les feuilles te montrent leur ventre. Tu ne sais pas trop sur quelle rue tu te trouves, mais tu as ton transfert en main : que faut-il d’autre ? C’est la seule surprise de la journée, te retrouver brièvement dans cet endroit que tu ne reverras sûrement pas, bien que tu passes tout près chaque jour. Un endroit sans importance dans le périmètre de ce que tu appelles ta vie. Tu espères que l’autobus arrivera avant la pluie, tu aimes les lumières qui s’allument dans les fenêtres des magasins. C’est tout ce qui importe pour le moment, tu restes
en position pendant le temps qu’il faut, acceptant cet endroit tel qu’il est, qui ne compte que pour aujourd’hui. C’est l’endroit où tu comptes jusqu’à dix avant de retirer le bandeau de tes yeux. Là où tu attends, en place, confiante que tu n’es pas tout à fait perdue.
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HAUTEURS’
Dans cette ville, on a bâti les hôpitaux
en haut sur la montagne, d’où les malades
regardent en bas les pérégrinations
tortueuses des bien portants,
ou alors ils lèvent les yeux vers la sereine
procession des nuages. Leur royaume
est entre les deux.
Je pense à toi, là-haut,
loin, derrière la fenêtre, ta portion de jour,
ton hublot sur la foule
et l’éternité. Impossible de savoir
de quel côté tu regardes maintenant,
par quel côté tu sortiras cette fois,
ce que tu en penses, si tu y penses.
Une vie est une vie.
Comment l’interpréter ?
C’est quoi, le vrai monde ?
Au fond, personne
n’a la conviction d’y vivre.
Nous engageons bientôt la descente,
dit la voix. Nous répondons : J’ai fait mon temps.
Le couchant. L’heure où les fenêtres des hôpitaux
font refléter de l’or dans l’oeil
des gens qui courent sur les hauts boulevards
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ONDES
En bas dans les tunnels, où les musiciens
rivalisent avec la Musak et le grondement des trains
pour de la monnaie et des moments de grâce,
En bas dans les tunnels, où on somnole,
on avance, on arrête,
on se réveille en sursaut
et on suit la marée humaine
dans les galeries étroites,
Aujourd’hui, on a entendu une voix de là-haut :
Le service est interrompu sur la ligne 2
pour une durée indéterminée
en raison d’un incident à la station X.
En bas dans les tunnels, on le savait :
on savait ce que ça voulait dire.
Quelqu’un avait sauté.
Quelqu’un a dû monter
prendre l’air.
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L’HIVER INTERMINABLE
À la longue, je me mets à aimer
les arbres nus et la neige, les os et
le pelage de l’hiver. Même la grisaille
des couvents : ils sont si gris,
emmurés de pierres grises —
et la neige empilée sur le rebord
des murs, des fenêtres, ces surfaces grises
faites pour soutenir la neige : ce sera
comme ça durant des mois, tout si immobile,
retiré en lui-même, rien que le gel vivant,
qui vibre comme un fil de fer -— et les infatigables
cheminées — leur haleine-fantôme
une rumeur de vies réchauffées à l’intérieur,
qui s’élève, s’élève et se dissipe au loin.
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Robyn Sarah
Robyn Sarah, poète, nouvelliste (New York, New York, 1949). Sarah fait ses études à l’Université McGill et au Conservatoire de musique du Québec et commence à publier de la poésie pendant ses études. Ses poèmes formalistes décrivent souvent le quotidien et sont le résultat d’une observation attentive et d’un processus d’extrapolation, conformes à sa philosophie, « en faire beaucoup avec peu ».
Le premier recueil de poèmes de Sarah, The Space Between Sleep and Waking (1981), explore le passage du temps. Ses recueils suivants, Anyone Skating on That Middle Ground (1984) et Becoming Light (1987), célèbrent les surfaces et les objets ordinaires de nos vies quotidiennes, où « les choses peuvent être considérées en fonction de leur apparence », mais où l’observateur attentif, peut découvrir qu’il y a « toujours une petite surprise ».
Ses poèmes témoignent d’une personnalité sereine et engageante, attentive aux points de mutabilité où se rencontrent des réalités différentes, tel l’endroit « Où le chaud rencontre le froid à la fenêtre ». Ces thèmes reviennent dans Touchstone : New and Selected Poems (1992), Questions about the Stars (1998), qui comprend des textes de l’ouvrage A Brief History of Time (1988) de Stephen Hawking, et A Day’s Grace (2003).
Sarah signe beaucoup d’articles sur la poésie dans des journaux et des magazines au Canada et aux États-Unis, et certains sont réimprimés dans Little Eurekas : A Decade’s Thoughts on Poetry (1997). Elle publie également deux recueils de nouvelles, A Nice Gazebo (1992) et Promise of Shelter (1997).
Sarah remporte des prix pour tous les genres dans lesquels elle travaille. En 1990, elle gagne le concours littéraire de la SRC en poésie, sa nouvelle « Accept My Story » lui mérite un National Magazine Award en 1994, et Promise of Shelter (1997) est présélectionné en 1998 pour le prix QSPELL de la meilleure œuvre de fiction écrite en anglais par un auteur québécois.
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