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Gary Victor : Maudite éducation

Par Gangoueus @lareus
Il y a peu, je commentais le roman Soro de Gary Victor paru aux éditions Mémoires d'encrier. Chaque lecture de cet auteur haïtien bouscule, étonne, offre une plongée chaque fois plus déroutante au coeur de ce pays des Caraïbes où Gary Victor réside.
Gary Victor : Maudite éducation
Maudite éducation ne déroge pas à cet ancrage haïtien du propos de ce romancier. Seulement, de tous les ouvrages que j'ai pu lire de Gary Victor, il est celui où l'auteur semble se mettre le plus à nu. Le personnage central est Carl Vausier. Il est adolescent quand débute ce roman. Aîné d'une fratrie de trois, son père est un intellectuel sous un régime totalitaire qu'on identifie comme celui du Dr Duvallier. Carl Vausier raconte son adolescence, celle d'un jeune homme banal, complexé, extrêmement timide appartenant à la bourgeoisie haïtienne mais, qui dans son incapacité à communiquer avec les filles de son âge, court les terrains vagues des bas-fonds de Port-au-Prince s'initier à une sexualité auprès de putains tristes qui lui content, pour certaines, leurs mémoires. Paradoxalement, ces excursions nocturnes sont l'occasion pour ce jeune homme d'être confronté à la fois à la misère du peuple délaissé de Nan Palmis, et autres bidonvilles, au fantastique haïtien qui le fascine dans un premier temps avant qu'au fil des pages son rationnalisme s'aiguise puis singularise son regard sur les choses dans un pays où l'imaginaire possède toujours une longueur d'avance sur le réel d'après le narrateur, la folie sur la lucidité.
En parallèle à ses virées noctures, le jeune Carl entretient dans le cadre d'un jeu, une correspondance avec Coeur qui saigne, une jeune fille traumatisée par le suicide de sa soeur. De cette correspondance, où le jeune maladroit dans le réel se crée un personnage charismatique sur mesure, nait sur la base d'un fiasco, une relation complexe, faite de nombreuses incompréhensions, de non-dits, de fantasmes entretenus ou pas.
Carl Vausier porte en même temps un regard particulier, attendrissant sur la figure paternelle, disparue trop tôt dans un hôpital dépourvue de service d'urgence, hôpital situé pourtant à 333 mètres du palais de la présidence. Cette image délirante et marquée par l'impuissance face à une direction de l'état totalement indifférente au sort de concitoyens, éclabousse l'esprit de Carl. C'est aussi tous les rendez-vous manqués entre un père et un fils, les silences, l'initiation forcée à la littérature, la mère, personnage apparemment secondaire dont la force se dessine discretement au fil des chapitres, celle qui lit tous les chapitres des romans de son fils.
Carl Vausier grandit. Hanté par le personnage de Coeur qui saigne qui a disparu à la suite du fiasco de leur première rencontre dans le monde réel.
Elle ne devait avoir pour moi maintenant que commisération et peut-être même mépris. Dans cette lettre, je développais une excuse à ma piètre performance. La raison de mon effondrement avait été ma soudaine exposition à l'aura d'une personne aussi exceptionnelle. J'avais perdu mes moyens, tel un prisonnier qui se retrouve brusquement à la lumière du jour après avoir été plongé, pendant des années, dans les ténèbres de son cachot. Mes balbutiements, mes bégaiements étaient le résultat du déraillement de mes pensées, pris que j'étais dans l'attraction de sa beauté. J'avais heurté l'iceberg étincelant de féminité et je m'étais perdu corps et âme.

Maudite éducation, Ed. Philippe Rey, page 133
Gary Victor offre là un roman intime, son éditeur le devine autobiographique, pour le fils d'un grand sociologue qu'il est. Le voyeurisme du lecteur est tout de suite éveillé quand on évoque le caractère autobiographique d'un texte. C'est un roman sur la construction d'une personnalité. Peut-on dire qu'il s'agit d'une maudite éducation que subit Carl Vausier? Chacun se fera, en fonction de son background, son idée en découvrant ce roman magnifique. Personnellement, à côté de  la magnifique et complexe romance entre Furet (son surnom de correspondant) et Coeur qui Saigne, je retiens énormément ce combat qui ressemble à celui d'un homme seul face à la dérive de son pays. Un homme qui chaque tente de déconstruire des systèmes de pensée ou de croyance pour faire triompher une forme de raison qui visiblement n'a pas droit de citer pour beaucoup.
Morceau choisi pour la route :
Chaque fois que je me retrouve dans une impasse de ma vie, chaque fois que cette terre risque de m'engloutir dans ses mythes et ses impostures, je vais mesurer la distance entre les bâtiments  de cet hôpital et le Palais national. Cela me ramène à la mémoire les circonstances de la mort de mon père. Cela ravive mon ressentiment pour ce pays. Pas pour ce pays qui m'a vu naître. Cette terre, elle n'y est pour rien. On l'a abreuvée de sang. Mais pour cette société de menteurs et de flibustiers qui se drapent depuis deux siècles dans des radotages stériles sur la fondation d'une nation, d'un Etat qui a condamné dès le départ des centaines de milliers d'être humains aux conditions de vies les plus abjectes. 
Je n'ai aucune fierté d'être Haïtien. Mais je voudrais bien me battre pour l'être, pour que mes enfants le soient aussi.

Maudite éducation, Ed. Philippe Rey, page 209
Gary Victor, Maudite éducationEditions Philippe Rey, à paraitre le 23 août 2012, 286 pages

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