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22 mars/Jean Giono, Le Grand Troupeau

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours DEUXIEME PARTIE

LE PRINTEMPS SUR LE PLATEAU


  « On a une lettre, dit le père, lis fort, Madeleine. »
   Il s’appuie sur sa canne et tend la bonne oreille. Julia regarde cet au-delà des vitres, où il y a le printemps, la montagne et les amandiers fleuris.

      Chère femme, cher père,

« Ca date de quand ?
— Le 22 de mars. »

  Chère femme, cher père,
  Je viens vous donner un peu de mes nouvelles qui, pour le moment, sont très bonnes. Quand j’ai reçu le paquet, on faisait des marches, et vous savez que moi, je ne profite guère en cours de route pour mes pieds. Alors, j’ai attendu. Je te remercie de l’andouillette. Il faudra me mettre un morceau de saindoux pour me graisser les pieds que c’est toujours pareil, comme à la maison. Je peux pas marcher une heure sans m’entamer. Encore, depuis que j’ai ces souliers de repos ; je me les mets en arrivant. Seulement, ça prend l’eau. Ces jours-ci j’ai reçu une carte de la cousine Maria qu’elle m’a bien fait plaisir, surtout de voir qu’elle prend bien la vie du bon côté. Je voudrais lui faire réponse, mais elle a tellement mal mis l’adresse qu’on ne peut pas comprendre, le nom est tout gribouillé. Si elle a changé de ferme elle viendra aux Chauranes pour sûr. Je la connais. Faites bien attention à pas lui prêter mon brabant double. C’est ça qu’elle guette. Et vous savez que elle, pour rendre…


   « Attends, dit le père ; il se tourne vers Julia : « En parlant de ça, tu as pensé au brabant ?
   — Il est pendu, elle dit, par le crochet et par les mancherons ; je l’ai regardé, le bois est en ligne, ça a pas bougé ; et ça a fait déjà presque un mois que j’y verse les fonds de la burette sur le fer.
   — Bon ! Parce qu’il faudra penser à s’en servir. C’est à Saint-Firmin qu’elle est, Maria ?
   — Oui, les Chauvinières par Saint-Firmin.
   — Va !... »

   Ici, ça n’est pas trop gai, mais il n’y a rien à faire ! Enfin, qu’on retourne, c’est tout ce qui nous faut… Tout à l’heure il tombait une petite neige. Maintenant il pleut. N’oubliez pas le saindoux. Chère femme, où j’étais avant, c’était dans une ferme et ils ont trouvé un moyen pour le fumier de cochon. Je voyais qu’ils le mettaient aux petites plantes. Alors, j’ai dit ça brûle. Ils m’ont dit non, parce que c’est le pissat qui brûle et qu’ils ont fait une rigole, alors ça coule dessous le fumier et on peut mieux s’en servir. Le secteur est pas mauvais. C’est des territoriaux qu’on a remplacés. On n’a qu’à pas faire les imbéciles et on est tranquille. Celui que je vous avais dit qui est de Perpignan, vous savez qu’il était dans une fabrique de sandalettes, il a été tué hier, mais ça a été par sa faute. Moi je suis pas de ceux-là. Maintenant on m’a dit que peut-être nous irions à la grande bataille. Je peux pas vous dire le nom, vous devez comprendre ce que je veux dire d’après les journaux. Il ne faut pas s’en faire. Ça des fois, c’est pas sûr. Enfin, on est bien obligé. Ah ! j’ai encore une chose à vous dire : j’ai su par un de Valensole qui est de liaison au colon, que le fils Bonnet avait été tué. Vous direz à sa mère que je prends bien part. Aussi je veux vous dire que vous êtes de gros couillons d’avoir laissé échapper l’occasion de la ferme Casimir; puisque c’était à vendre, il fallait l’acheter, quitte à la laisser en herbe. Moi, au retour, ça irait. Qu’est-ce qu’il devient celui-là, le Casimir? Comme vous me dites que le fils Olivier va monter au front, ne laissez pas échapper l’occasion cette fois. Ces jeunes, ils veulent toujours faire les imbéciles; il peut être tué ou, sans ça, comme il ne reste que le grand-père et la mère ils pourraient vouloir vendre leur pièce du bas des côtes, ça nous arrangerait. Nous, là, nous avons une pointe que c’est de la terre perdue, qu’au lieu ça s’arrondirait. Père, fais-y attention à ça, et surveille-le. Dès qu’il part, va voir la terre, tu verras. Je ne vois plus rien à vous dire. J’embrasse ma sœur Madeleine et souviens-toi bien de ce que je t’ai dit, j’y pense.
   Je t’embrasse, ma chère femme et père.

JOSEPH.   


   Julia soupire. Madeleine lui donne la lettre. Elle la plie encore une fois, puis elle la met dans la poche de son tablier.
  « Il a raison, dit le père. On n’a pas été fins. Faudra surveiller ça des Gardettes. L’Olivier est là aujourd’hui pour son dernier jour. Sur le tard, j’irai voir la terre. »

Jean Giono, Le Grand Troupeau, Œuvres romanesques complètes, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, pp. 583-584-585.



Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) 24 février 1925/Jean Giono, Naissance de l’Odyssée.



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