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TUNISIE – Du triomphe au naufrage ?

Publié le 14 juillet 2012 par Pierrepiccinin

Tunisie - Du triomphe au naufrage ?

 

Entre salafisme et ennahdhisme, sur fond de benalisme latent (Grotius international - Géopolitique de l'Humanitaire, 28 juillet 2012)

 

   

Tunisie - Liberté

photo © Pierre Piccinin (Tunis - place de la Kasbah - février 2011)

 par Pierre PICCININ (à Tunis – juillet 2012)

et Mohamed Ali al-CHAMTOURI (Rédacteur en chef du site de presse tunisien TIWINOO)

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Si la révolution tunisienne a triomphé des pièges qui ont eu raison du soulèvement égyptien, sa marche vers la démocratie est aujourd’hui en proie à deux fléaux dont il est permis de se demander si l’un ne joue pas de l’autre pour accroître son influence…

En Égypte, en effet, le coup de colère social n’a pas abouti au renversement de l’appareil politico-économique qui s’était emparé du pouvoir peu après la disparition de Gamal Abdel Nasser, en 1970, et s’était peu à peu rendu maître de tous les rouages du pays, à la faveur des gouvernements successifs, corrompus, d’Anouar al-Sadate et d’Hosni Moubarak.

Quand les troubles ont éclaté, en janvier 2011, les Frères musulmans, dont les seuls objectifs consistent en un retour à la tradition islamique et à l’encadrement social des masses défavorisées, se sont rapidement alliés à l’armée et à l’establishment et se sont accordés avec eux, mettant un terme aux espoirs de la jeunesse éclairée.

Certes, le bras de fer persiste entre les Frères et l’armée : tandis que les Frères mobilisent leur assise populaire (dont les troupes ont remplacé les jeunes de la place Tahrir et maintiennent la pression sur les militaires), le Conseil suprême des Forces armées, de son côté, a invalidé l’élection d’un tiers du parlement que dominaient les islamistes ; et la riposte ne s’est pas faite attendre : à peine élu à la présidence de la république, le Frère Mohamed Morsi s’est empressé de rétablir les parlementaires, d’autorité, bravant le Conseil constitutionnel... Néanmoins, l’entente est consommée entre les deux camps, chacun étant parfaitement conscient de son incapacité à vaincre l’autre et de la nécessité, dès lors, de trouver un modus vivendi (et de faire face ensemble à leur ennemi commun, les Salafistes, dont l’implantation sociale fait concurrence à celle des Frères et qui menacent les intérêts de l’armée et ses bonnes relations avec le Pentagone). 

En Tunisie, en revanche, la société civile est de très loin plus éduquée. Elle se structure en outre à travers de nombreuses associations (mouvements de jeunesse, syndicats, organisations sportives, culturelles, régionales, coopératives agricoles, etc.), qui ont suppléé à l’inexistence de partis politiques d’opposition, interdits sous la dictature de Ben Ali. Cette société civile a donc su s’affirmer de manière organisée et a créé la Haute Instance pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution, rassemblant ces principales associations et plusieurs mouvements politiques d’opposition de retour d’exil ou sortis des prisons.

En cela, la société civile a posé un acte révolutionnaire sur le plan institutionnel, car cette Haute Instance s’est emparée du processus électoral, en refusant l’élection d’un parlement avant une refonte complète de la Constitution et en évinçant l’ancien gouvernement qui, Ben Ali parti, continuait cependant de gérer le pays.

Cet acte révolutionnaire a mené à l’élection libre d’une Assemblée constituante, en charge de rédiger la nouvelle Constitution, préalablement aux élections parlementaires et présidentielles, qui devraient avoir lieu en mars ou avril 2013. L’Assemblée constituante a en outre désigné un gouvernement de transition, formé par une coalition d’opposants à la dictature et dont tous les acteurs de l’ancien régime ont été exclus.

Si l’insurrection syrienne (le dernier acte en cours des « révolutions » arabes), faute d’une aide extérieure, échouait à renverser le gouvernement al-Assad et devait s’achever dans le bain du sang des révoltés, la Tunisie serait ainsi, probablement, tout ce qu’il resterait du « Printemps arabe »… 

Cela étant, la révolution tunisienne est aujourd’hui menacée par deux forces apparemment concurrentes, mais dont les accointances se révèlent peu à peu. 

D’une part : Ennahdha. 

Ennahdha, qui tente d’imposer toute sa volonté de promouvoir une islamisation conservatrice de la société, au sein d’un gouvernement où, sans être majoritaire, elle occupe néanmoins une place prédominante (nous aurions beaucoup apprécié pouvoir entendre le point de vue d’Ennahdha ; mais aucun des leaders sollicités n’a accepté de s’exprimer sur les thèmes que nous abordons dans cet article).

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photo © Pierre Piccinin (grande mosquée de Kairouan)

D’autre part : les différentes mouvances salafistes, dont la principale, Ansar al-Charia (« les partisans de la Charia »), qui refuse le jeu politique, n’a pas hésité, en juin, à appeler à l’insurrection générale contre la république… 

Quelques jours après qu’a circulé sur internet un discours d’Ayman al-Zawahiri (le successeur d’Oussama Ben Laden à la tête du tronc historique d’al-Qaeda), qui incitait le peuple tunisien à défendre la Charia, le chef d’Ansar al-Charia, le Cheikh autoproclamé Abou Iyadh (de son vrai nom Seif Allah ben Hassine, ancien djihadiste en Afghanistan) appelait au soulèvement contre les autorités constituées.

S’en sont suivi des troubles violents qui ont mis à feu et à sang plusieurs quartiers des banlieues défavorisées de la capitale, Tunis : les 11 et 12 juin, dans les banlieues d’Intilaka, Ettadhamen, Essijoumi, La Marsa, Carthage et Le Kram, des bandes de Salafistes, dont certains étaient munis d’armes blanches et de fusils de chasse, se sont attaquées aux bâtiments publics, dont plusieurs ont été incendiés et complètement détruits, et se sont confrontées aux forces de l’ordre, provoquant une centaine de blessés. 

Première victime des troubles, le Printemps des Arts : cette exposition de peintures, qui se tenait à La Marsa (au Palais Abdellia), a été saccagée pas les Salafistes, qui considéraient que plusieurs œuvres présentées insultaient l’Islam et le Prophète Mohamed. 

Le constat est sérieux : ces affrontements soudains ont contraint le gouvernement à imposer le couvre-feu dans plusieurs villes de Tunisie. 

Et le phénomène est résurgent : en janvier déjà, un groupe de jeunes Salafistes s’étaient rendus maîtres de la petite ville de Sejnane, dans le gouvernorat de Bizerte, au nord, où ils avaient créé un tribunal et emprisonnaient les personnes décrétées coupables d’actes contraires à la Charia, la loi coranique. Certains condamnés, pour avoir bu du vin ou n’avoir pas été présents à la prière, ont été roués de coups. En mai, à Jendouba, un Califat indépendant avait même été proclamé, et les cafés, hôtels, restaurants et cinémas, fermés, les commerces d’alcool, vandalisés, et des locaux du syndicat de gauche, l’UGTT, pillés et incendiés. 

Le gouvernement avait dû faire intervenir l’armée pour restaurer l’autorité de l’État dans ces deux villes. Nous nous y sommes rendus : les tentions restent vives entre une partie de la population, les jeunes surtout, et les Salafistes. Dans la rue, les deux camps se regardent en chiens de Fayence. Les gens ont peur de parler, se méfient les uns des autres, et c’est en nous éloignant des groupes que, ici et là, il a été possible de recueillir le sentiment de quelques habitants : les Salafistes n’agissent plus ouvertement, à présent ; tout se fait de manière cachée, pressions, menaces, et plusieurs personnes auraient disparu.

 

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   photo © Pierre Piccinin (mosquée de Sejnane)

À Sousse, des postes de police ont été incendiés et les bâtiments des partis de gauche ont également été ciblés.   

Le 20 mai, à Kairouan, des milliers de Salafistes s’étaient réunis à l’appel d’Ansar al-Charia, sur le parvis de l’immense mosquée Uqba Ibn Nafi, une mosquée du VIIème siècle, presque contemporaine du Prophète… 

Nous avons tenté de nous entretenir avec leur leader, le Cheikh Abou Iyadh. En vain : il se terre désormais. On nous avait donné rendez-vous dans une mosquée de la banlieue de Tunis, après la dernière prière du soir. Un groupe de barbus nous y attendaient en effet, mais, très poliment, ils nous ont fait entendre que la rencontre n’aurait pas lieu. 

Qu’à cela ne tînt ; le lendemain, nous avons gagné le centre, le gouvernorat de Sidi Bouzid, là où avait commencé le « Printemps arabe » : dans la bourgade de Sidi Ali Ben Aroun, entre Kairouan et Gafsa, nous avons obtenu à l’arrachée un entretien avec celui que les Tunisiens qualifient de « référence spirituelle suprême des Salafistes d’Afrique », le Cheikh al-Khatib al-Idrissi, un homme courtois, presqu’aveugle et qui vit dans ce gros village en toute simplicité. Il est l’idéologue du mouvement salafiste en Tunisie, dont Abou Iyadh ne serait que l’exécutant, bien que les rapports entre ces deux leaders apparaissent en fin de compte assez tendus. 

Le Cheikh s’est montré un peu capricieux, au début, mais, après quelques palabres et salamalecs, il a accepté de nous recevoir. Nous avons été accueillis avec une réelle gentillesse par sa communauté. D’une grande amabilité et sur un ton très posé, il a reconnu son soutien à al-Qaeda, tout en condamnant les violences survenues dans le pays, qu’il a attribuées aux « gauchistes » du parti d’extrême-gauche d’Hamma Hammami, le Secrétaire général du Parti communiste des Ouvriers de Tunisie (tout fraîchement rebaptisé « Parti des Travailleurs », pour moins effrayer une société tunisienne en fin de compte très conservatrice et islamisée, comme l’ont révélé les élections de l’Assemblée constituante) : selon lui, les « gauchistes » se collent des postiches, de fausses barbes, et engendrent la violence, pour discréditer les Salafistes… 

Selon les représentants du Parti des Travailleurs que nous avons rencontrés, ce seraient plutôt des policiers, fidèles à l’ancien régime, qui agiraient ainsi, pour créer du désordre, nuire au gouvernement de transition et favoriser le retour des responsables du RCD (le Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti de Ben Ali, aujourd’hui dissout) et inquiéter l’Occident dont les partisans de l’ancien régime espèrent le soutien. Le salafisme ne serait qu’un prétexte, exacerbé par ces derniers, et les attaques attribuées aux Salafistes procèderaient davantage de la crise sociale qui crispe le pays et génère des émeutes, dans lesquelles interviennent des hommes de main « déguisés » en Salafistes… 

Si l’hypothèse n’est pas à exclure, elle n’explique toutefois pas l’ampleur des événements de Sousse, Kairouan, Tunis, Jendouba, Sejnane…

 

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   photo © Pierre Piccinin (mosquée de Sidi Ali Ben Aoun)

Ainsi, s’il ne semble pas avoir l’assise sociale de son alter ego égyptien, ni son organisation politique, et connaît par ailleurs certaines divisions, le mouvement salafiste tunisien apparaît toutefois beaucoup plus radical dans ses méthodes et pourrait devenir, à terme, un facteur important de déstabilisation du pays, sur le plan économique notamment, la Tunisie tirant une grande partie de ses revenus de l’activité touristique que l’insécurité et les troubles provoquées par certains groupes salafistes, fussent-ils minoritaires, pourraient grever très sérieusement.  

La situation est d’autant plus inquiétante que, depuis quelques mois, de plus en plus d’armes, en provenance de Libye, se vendent sous le manteau, jusque dans la capitale. Nous en avons nous-mêmes fait l’expérience, suite à des informations obtenues dans la Medina de Tunis, la vieille ville : pour une centaine de dinars (moins de cinquante euros), dans la banlieue nord de Tunis, il est possible d’acheter un Famas (arme de guerre de fabrication française, dont une grande quantité avait été parachutée aux rebelles libyens du Djebel Nafoussa, région berbère frontalière avec la Tunisie) ; et on peut acquérir une Kalachnikov pour moins cher encore, en négociant bien… 

Mais, tout aussi inquiétantes furent les réactions du gouvernement de transition, face aux revendications des Salafistes… 

À commencer par la lettre cosignée par les leaders de la Troïka au pouvoir, le Président de la république, Moncef Marzouki, le Président de l’Assemblée constituante, Moustapha Ben Jaafar, et le premier ministre ennahdhiste Hamadi Jebali, qui rendaient tous trois les artistes du Printemps des Arts responsables des violences : « l’atteinte aux symboles sacrés n’entre pas dans le cadre de la liberté d’expression. Son objectif est la provocation pour semer la discorde et exploiter la vulnérabilité de la situation. Nous condamnons avec la plus grande fermeté ces provocations car elles portent atteinte à l’unité nationale. » Dont acte…

Et le ministre de la culture, Mehdi Mabrouk (indépendant des partis de la Troïka), de renchérir : « l’exposition comportait beaucoup d’œuvres de mauvais goût et artistiquement médiocres, qui violent le sacré et portent atteinte à certains symboles de l’islam. Certaines appartiennent à des autodidactes qui n’ont rien à voir avec l’art plastique et véhiculent des messages politiques et idéologiques. L’art n’a pas à véhiculer une idéologie ; il n’a pas à être révolutionnaire ; il doit être beau. » (sic). 

C’est que, face à ces deux menaces islamistes, l’une qualifiée de « modérée », l’autre, de « radicale », les deux partis socio-démocrates et laïcs, qui forment avec Ennahdha la Troïka du gouvernement transitoire, font difficilement le poids et doivent composer en permanence. 

Le parti Ettakatol (le Forum démocratique pour le Travail et les Libertés) de Moustapha Ben Jaafar et le parti du Congrès pour la république (CpR) de Moncef Marzouki tentent tant bien que mal –et en dépit de questions de personnes et de divisions internes- de maintenir la révolution sur les rails de ses promesses et, au prix de concessions parfois extrêmes, d’éviter le conflit avec Ennahdha, qui n’a pas clairement condamné les mouvements salafistes, avec lesquels certains Ennahdhistes partagent un grand nombre de revendications, en matière de justice, de droit de la famille, des droits de la femme et d’enseignement, notamment…  

Plus encore, les partis laïcs doivent faire face aux attaques répétées des Ennahdhistes, qui ont compris toute l’importance de contrôler l’information et mènent une véritable campagne de presse contre le président Marzouki.

Ennahdha, qui a mis le grappin sur les ministères les plus sensibles, a opéré un remaniement complet du personnel des médias publics ; et les journalistes restés en place subissent des pressions quotidiennes qui les obligent à suivre la ligne décrétée par les islamistes. Les pires bobards sont ainsi distillés à propos du président, du montant de son salaire, de ses mœurs : il serait alcoolique et sortirait secrètement la nuit du Palais de Carthage pour courir les filles à La Goulette, au point d’être incapable de travailler le jour, etc. (toutes choses que, pour connaître le personnage et son emploi du temps, nous pouvons sûrement démentir). Mais la calomnie a pris racine et, dans les cafés de Tunis, la rumeur est devenue conviction ; et la conviction, certitude…   

La dernière attaque en date, la plus audacieuse, fut l’extradition illégale vers la Libye de Baghdadi Mahmoudi, l’ancien premier ministre de Mouammar Kadhafi. 

Le Président Marzouki, médecin de formation et ancien président de la Ligue des Droits de l’Homme tunisienne, emprisonné sous Ben Ali, nous a expliqué, lors des entretiens qu’il nous a accordés, qu’il avait refusé cette extradition vers la Libye, car ce pays est actuellement en plein chaos ; et la torture et l’arbitraire y sont plus que jamais monnaie courante… 

Or, c’est par la presse que, le 2 juin, le président tunisien a appris comment son premier ministre ennahdhiste, Hamadi Jebali, avait outrepassé le veto présidentiel et, de nuit, ordonné l’extradition de Baghdadi Mahmoudi… 

Certes, la réaction de la présidence a été ferme et sans appel, qualifiant d’illégale l’action du premier ministre, coupable d’avoir sali l’image de la Tunisie, et le désignant comme personnellement responsable des sévices que pourrait subir Mahmoudi. 

Mais cet épisode a porté un coup dur à l’image du président, qui n’a pas été compris de tous, en choisissant la voie de la modération et du dialogue, en calmant le jeu, pour sauvegarder l’unité du gouvernement et permettre la poursuite du processus constitutionnel.

Ce choix a entamé gravement sa popularité, ce choix d’encaisser l’affront et de préserver les nouvelles institutions, fragiles, ce choix de la part d’un président qui veut se démarquer, jusque dans son apparence vestimentaire, des dictateurs Bourguiba et Ben Ali. 

« Un président n’est pas un papier-mouchoir ; on ne traite pas un président comme ça », m’a lancé un homme rencontré à une terrasse de café de l’avenue Bourguiba. « Il devait attaquer ou démissionner ; si al-Marzouki avait démissionné, tous les Tunisiens auraient voté pour lui aux prochaines élections. » 

« Marzouki est un homme très intelligent », a ajouté un autre. « C’est un docteur, un écrivain ; il parle bien le français ; mais il n’est pas un homme politique ; ça, il ne sait pas faire, et on ne le voit jamais à la télévision, pas comme Ben Ali ; il doit s’affirmer comme doit le faire un président ; il représente le peuple et doit être fier et bien habillé, avec une cravate et tout ce qu’il faut. » « Ce qu’a fait Ennahdha, ce n’est pas correct : il y a la Troïka et tout le monde doit se respecter ; mais, Ennahdha, ils ont voulu montrer qu’il s’en foutent de Marzouki et du CpR, et qu’ils font ce qu’ils veulent. » 

Le peuple tunisien n’a semble-t-il pas encore tourné la page et conserve de la présidence l’idée de l’homme fort, aux costumes impeccables, celle du prince, du raïs, qui est au-dessus des autres. Il demeure sensible au bling-bling et ne perçoit toujours pas exactement qui se soucie réellement de son bien-être… Mais quel peuple, en Europe aussi, pourrait-il lui donner des leçons sur la question ? 

Le fait est aussi que, dans les ministères et les gouvernorats, tapis dans l’ombre, les fonctionnaires de l’ancien régime restent en place. Comment le pays pourrait-il en effet renverser toute son administration en quelques mois ? Et, tandis que le médecin humaniste travaille du matin jusqu’au soir au Palais de Carthage, les médias, qui ne se ressentent plus de leur toute nouvelle liberté d’expression, s’en donnent à cœur joie à alpaguer l’ancien hôte des geôles bénalistes, alors que, dans le même temps, dans les restaurants huppés de Tunis –là où nous avons observé la classe dirigeante, quelques soirées durant-, les grands commis de l’État, qui ont apparemment davantage le sens des « réalités », corrompus à souhait, ne se privent pas de festoyer comme au « bon vieux temps » de la dictature, à grand renfort de filles et d’alcool, tout en brocardant le nom du président, souvent affublé, de surcroît, du sobriquet « al-Tartour » (« l’Inutile ») sur les réseaux sociaux, par une jeunesse impatiente de changements et qui n’a pas compris qu’elle assiste peut-être au naufrage de son seul atout… 

En tentant de maintenir sur les rails la coalition tripartite et le gouvernement provisoire en charge de gérer la transition démocratique, le président Moncef Marzouki a passé l’éponge sur la trahison éhontée des leaders d’Ennahdha, dont l’aile radicale surfe sur la vague salafiste. 

Le geste de Moncef Marzouki permettra peut-être à l’Assemblée constituante élue en octobre 2011 d’achever ses travaux et de doter le pays d’une Constitution. Mais, à l’aune de l’incompréhension populaire, ce geste pourrait bien lui coûter l’élection de mars 2013 et livrer la Tunisie, pieds et poings liés, à un islam radical ainsi débarrassé de toute forme de contre-pouvoir. 

Bien que... S'il faut en croire la rue, Ennahdha a beaucoup déçu; et l'extradition de l'ex-premier ministre libyen, tout en déforçant le président Marzouki, a également écorné l'image des Ennahdhistes.

Aussi, la scène politique tunisienne pourrait voir émerger deux nouvelles formations : celle du riche homme d'affaire Hechmi Hamdi, d’une part, Al-Aridha Chaabia (La Pétition populaire pour la Liberté, la Justice et le Développement). 

Plus souvent à Londres qu'à Tunis, Hechmi Hamdi semble pourtant avoir le vent en poupe : sa fortune et son ambition font rêver plus d'un Tunisien... 

Et celle de Béji Caïd Essebsi (85 ans), d’autre part, Nida Tounès (L'Appel de la Tunisie) : ancien membre du RCD et ancien président de la Chambre des députés, Béji Caïd Essebsi avait succédé à Mohamed Ghannouchi au poste de premier ministre, après la chute du dictateur. 

Son nom revient fréquemment dans les conversations des Tunisiens, pour qui il incarne le pouvoir, « un vrai président », promesse du rétablissement de l'ordre, de la fin des grèves sauvages et de l'insécurité galopante, et du retour des touristes... 

« Je ne sais pas pourquoi il revient, parce que les gens devraient le rejeter à coups de pierres », nous a confié un ami journaliste ; « mais, non : ils le réclament ; la rue réclame un chef ! »  

La Tunisie postrévolutionnaire, si elle échappait à l'islamisation, pourrait ainsi se décliner entre un populisme décomplexé et une manière de retour à l'ancien régime.

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Pour y voir plus clair, je me suis adressé à quelques acteurs clefs de ce théâtre, à commencer par Son Excellence, le Président de la République de Tunisie, Moncef Marzouki.

J’ai également rencontré plusieurs personnalités salafistes, dont le Cheikh al-Khatib al-Idrissi, principale autorité des Salafistes tunisiens, et Radhia Nasraoui, avocate, Présidente de l’Organisation contre la Torture en Tunisie, opposante à la dictature de Ben Ali et maintes fois arrêtée et torturée en prison. 

J’avais également eu l’accord de Rached Ghannouchi, leader du parti Ennahdha, pour la réalisation d’un entretien, à la condition que les thèmes abordés lui seraient préalablement soumis ; après réception des sujets, son fils m’a contacté pour m’informer que Rached Ghannouchi ne pouvait plus me recevoir, pour raison d’agenda... Aucun autre leader d’Ennahdha n’a ensuite accepté de répondre à mes questions.

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[Photo : entretien avec le Président Moncef Marzouki - Palais de Carthage - 10 juillet 2012]

Pierre Piccinin : Tout d’abord, Monsieur le Président, une question qui peut paraître anecdotique… Je considérais cela sans grand intérêt, mais j’ai remarqué, en parlant avec les gens, dans les rues de Tunis, que… Vous ne portez pas de cravate et…

Son Excellence Moncef Marzouki, Président de la République de Tunisie : Non. Je n’en ai pas porté depuis des années ; donc je ne change pas. Parce que cela fait partie du droit à l’habillement, comme tout le monde l’exerce en Tunisie.

PP : C’est que la rue trouve que vous n’avez pas l’allure suffisamment posée ; l’habillement apparemment, pour les Tunisiens, compte beaucoup. 

SE MM : Pour les tunisiens et pour moi, l’habit ne fait pas le moine. Et les gens doivent apprendre à juger leur président sur d’autres choses que la cravate. La cravate, ce n’est qu’un signe de distinction sociale un peu comme, dans le temps, le mouchoir qu’on mettait dans la poche de la redingote. Et je voudrais que les Tunisiens décrochent de ces signaux-là ; qu’ils comprennent que l’élégance est ailleurs. L’élégance est dans l’esprit ; l’élégance est dans le cœur ; l’élégance elle n’est pas dans un morceau de tissu qu’on se noue autour du cou. 

PP : N’avez-vous pas peur que, lors des prochaines élections, cela vous nuise ?

SE MM : Non, non, je n’ai pas peur. Mais, si les Tunisiens devaient voter sur ce genre de symbole, ce serait bien dommage.

PP : Tout autre chose: deux grands problèmes se posent aujourd’hui à la Tunisie, mis à part les problèmes socio-économiques. C’est, d’une part, le problème salafiste, qui semble maintenant devenir très préoccupant. J’ai lu dans la presse que vous aviez dû annuler votre voyage au sommet de Rio et également, pour être présent et répondre à cette problématique. Et l’autre grand problème, c’est la crise qui est en cours avec Ennahdha, suite à l’extradition de l’ancien premier ministre Libyen.

L’université Zitouna a été rouverte. Cette université qui avait été fermée par Bourguiba, si je ne me trompe pas, pour faire place à une université moderne. La réouverture de cette université islamiste est-elle le signe de quelque chose ? Pose-t-elle un problème à vos yeux ? 

SE MM : Pour ce qui est du phénomène salafiste, vous dites qu’il est très grave. Non, il n’est pas très grave. Il est ennuyeux ; il est problématique, essentiellement parce qu’il touche à l’image de la Tunisie. Il donne effectivement de la Tunisie l’image d’un pays en grave danger par le fait que souvent les nouvelles ne sont pas de bonnes nouvelles ; il n’y a que les mauvaises nouvelles qui sont des nouvelles. Donc il y a un effet d’amplification et on donne l’impression que la Tunisie est un pays – comme je l’ai lu quelque part – un pays en voie d’islamisation. 

Je trouve cette façon de présenter les choses complètement fausse. Et la Tunisie n’est pas gouvernée par un gouvernement Islamiste. Elle est gouvernée par une troïka, où il y a deux présidents laïcs ; et ces présidents ont des pouvoirs, contrairement à ce qu’on prétend. La Tunisie n’est pas gouvernée par des islamistes. Elle est gouvernée par une Troïka dans laquelle une importante composante est islamiste.

La Tunisie n’est pas en voie d’islamisation. Ce n’est pas parce que Ennahdha essaie de mettre quelques gouverneurs à elle en place que le pays est en train de s’islamiser. 

La Tunisie a une administration très ancienne, très structurée. C’est une citadelle imprenable et elle est composée essentiellement par des gens qui sont de tradition francophone et laïque. D’ailleurs, concernant ces quelques gouverneurs d’Ennahdha, nous avons mis le holà et nous avons exigé une parité. Voilà pour l’islamisation.

Pour ce qui est de ce phénomène salafiste, là aussi, on l’estime – d’après ce que me disent les services de police – à quelque chose comme quelques milliers de personnes. Quelques milliers, sur un Peuple de dix millions d’habitants. C’est une minorité agissante, une minorité qui donne de la voix, mais son impact sur la société est quasiment nul. Et la preuve, on l’a vu, c’est quand ils ont commencé à vouloir essayer de mettre le feu aux poudres. C’est l’ensemble de la société qui s’est mobilisée. Et ces gens-là sont rentrés dans leurs foyers parce qu’ils ont compris qu’il y avait une formidable réprobation du pays. Donc, ces gens-là posent effectivement un problème sécuritaire, mais pas un problème existentiel. Ce ne sont pas eux qui vont transformer la Tunisie, ni la société, ni l’État. 

Ceci étant dit, il faut bien comprendre une chose, c’est que ce salafisme, qu’on croit être un mouvement religieux, n’est pas un mouvement religieux. C’est fondamentalement un mouvement social. C’est le lumpenprolétariat des quartiers pauvres qui se rappelle à notre bon souvenir en disant : « il y a eu la Révolution, les islamistes qui appartiennent à la bourgeoisie, aux classes moyennes, à la petite bourgeoisie, ils ont peut-être trouvé leur compte, mais nous, non, on n’a pas notre place ». C’est fondamentalement un problème social.  

Quelle est la composition du mouvement salafiste ? Ce sont souvent des jeunes déclassés, qui ont été – pour beaucoup – dans la criminalité, et qui, par le biais du salafisme, essaient de retrouver un statut social. 

Il faut aller au-delà de cette perception religieuse pour voir le problème social qu’il recèle et s’attaquer aux racines du mal. C’est ainsi qu’on va régler le problème salafiste.   

PP : Donc vous n’êtes pas du tout d’accord avec Faouzia Charfi, l’ancienne ministre de l’enseignement, lorsqu’elle dit que, petit à petit, Ennahdha est en train de grignoter le terrain ? 

SE MM : Non, tout cela, c’est du fantasme. Ennahda – et là j’en viens à la deuxième crise dont vous parlez – effectivement a posé un acte… Mais, dans cette crise, vous avez très bien vu que j’ai mis le holà en disant : « niet ! ; les Droits de l’Homme, c’est sacré ». Et cela a donné une formidable crise. Mais qui a aussi été une crise pédagogique, dans la mesure où le pays entier a dû discuter de ces questions des Droits de l’Homme. Donc, il y a dans ce pays une très forte mobilisation chaque fois que les Droits de l’Homme sont touchés. La Tunisie n’est pas livrée à l’appétit insatiable d’un islamisme rampant qui va tout dévorer. Enfin, ça, c’est vraiment du fantasme le plus total. Et je regrette qu’un certain nombre d’organes de presse se prêtent à cette mascarade, à répandre cette croyance et cette fausse image. 

PP : À l’université de la Manouba aussi, il y avait eu du grabuge ; même des heurts entre… 

E MM : Oui, oui… Mais ces heurts… Je les ai beaucoup regrettés. J’avais même apporté mon soutien au doyen. Mais je suis en train de me poser la question : dans quelle mesure tout ça n’a pas été –disons- une partie où tout le monde voulait exciter l’autre, un peu pour se donner en spectacle. Je regrette beaucoup qu’on ait perdu tant de temps et d’énergie dans cette affaire. 

PP : Donc, pour vous, Monsieur le Président, pas de menace réelle d’un développement progressif du salafisme dans le pays ?  

SE MM : Absolument pas, et bien au contraire !

PP : Abordons la question d’Ennahdha, à présent. On a l’impression qu’Ennahdha lance des ballons d’essai et, petit à petit, propose des choses, teste l’opinion, puis retire ces choses quand elle voit qu’il y a une résistance, mais maintient ce qui passe et essaie vraiment d’avancer dans la voie de l’islamisation. Par exemple, pas moins que le premier ministre Hamadi Jebali avait évoqué le sixième Califat, dans un de ses discours –rien que cela !-, où on aurait imposé la charia comme la base du droit. Par la suite, il est revenu sur ses mots, lorsqu’il avait vu que cela avait provoqué des tensions. On a également entendu Habib Kheder, un des élus d’Ennahdha à la Constituante, qui, sur Radio Mosaïque, disait que Ennahdha pensait qu’il fallait ajouter à l’article 10 de la Constitution la primauté de la charia dans la législation…  

SE MM : Il faut bien comprendre une chose ; c’est que, Ennahdha, c’est un spectre très large. Je ne dirais pas qu’il y a plusieurs partis dans le parti. Mais il y a plusieurs courants. Donc, quand on parle du double discours d’Ennahdha, on commet un abus de langage. Ce n’est pas un double discours. C’est le discours multiple d’Ennahdha. Parce qu’Ennahdha est un organe extrêmement complexe, dans lequel il y a des gens très raisonnables et d’autres gens. Il y a des gens qui comprennent qu’il faut absolument travailler avec les laïcs modérés, que c’est un pays à construction commune. Et ensuite, ils ont une aile droite, qui est une aile dure, pour la charia et ce genre de choses…On va attendre, d’abord, pour voir ce que va donner leur congrès, du 11 au 15 juillet. Parce que, là, ils vont s’affronter. 

Il va y avoir l’affrontement de ces deux écoles. Il faut voir ce qui va en ressortir. Et, en fonction, de ce qui va en ressortir, nous nous prendrons attitude.. Mais, la charia, il n’en est pas question. La primauté des Droits de l’Homme, de l’alternance au pouvoir, de la démocratie, des droits de la femme… Ce sont des lignes rouges. Et c’est sur la base du respect des ces lignes rouges que nous allons travailler et que nous allons continuer à travailler ensemble. 

J’attends ce que va donner ce Congrès. Pour le moment, chaque fois qu’il y a des dérapages, on les arrête. Au sein de la Constituante, nous avons arrêté les dérapages vers la charia. Nous avons dit « niet » ; et il n’y a pas eu de charia. N’est-ce pas ? 

Actuellement il y a de grands débats sur le régime parlementaire et le régime mixte, semi-présidentiel. Ennahda veut un régime parlementaire. On a dit « niet » ; on veut un régime mixte qui garantisse et la démocratie et la stabilité. 

Il se passe en Tunisie ce qui se passe dans tous les pays du monde : vous avez un parti politique qui connaît des tensions en son sein, qui travaille avec d’autres partis qui eux-mêmes ont des tensions en leur sein. Et, tout cela, c’est le jeu politique démocratique. 

Là-dessus, prétendre que nous sommes en train de nous islamiser, c’est aberrant. Parce que qui dit islamisation dit mise au pas des partis politiques, mise en place de la charia dans la Constitution, transformation de la société. Or, rien de tout cela ne se passe. C’est pour cela que je vous affirme que tout cela est fantasme.  

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de tentation, pas de tentative. Cela veut dire qu’il y a un processus dans lequel plusieurs facteurs jouent en même temps. Dont l’un est un facteur traditionaliste, réactionnaire, pour la charia. Mais qui parle comme tous les autres acteurs. Et il n’est en train de rien imposer. 

Dites-moi ce qu’on a imposé actuellement ? La Charria a été imposée ? Elle n’a pas été imposée. Le régime Parlementaire a été imposé ? Il ne l’a pas été. L’histoire de Jebali, ce n’était pas une histoire idéologique, c’était une histoire politique. Et vous avez vu la réaction du peuple. Voilà la réalité. 

PP : Même chose sur les droits des femmes ? Dans Le Courrier de l’Atlas du 27 juin, j’avais lu un article qui expliquait comment et pourquoi Ennahdha veut payer les femmes à rester chez elles. En expliquant que les femmes à la maison permettraient de résoudre le problème du chômage.  

SE MM : C’est une aberration totale et complète. Et il est hors de question de se prêter à ce genre de chose.

Mais je vous le dis encore une fois : c’est une faction d’Ennahdha qui évoque cela, et d’autres disent le contraire. 

Actuellement la proportion de femmes au parlement tunisien est supérieure à celle qui est en France.

Et ce sont pour beaucoup des élues d’Ennahdha. 

Il faut voir aussi la réalité. Et ne pas se fier pas seulement à ce qu’on entend. Je ne suis pas en train de défendre Ennahdha. C’est un partenaire difficile, avec lequel j’ai de nombreuses difficultés… Mais c’est la réalité. 

PP : Il est vrai qu’on a l’impression que les déclarations d’Ennahdha, de ses élus, sont parfois non concertées ; et qu’on a une série de francs tireurs qui agissent de manière parfois…  

SE MM : Il n’y a pas un parti Ennahdha. Il y a plusieurs courants Ennahdha. Et c’est cela qui donne cette cacophonie. 

PP : Passons à la grande crise, à ce qui c’est passé avec l’extradition illégale de l’ancien premier ministre de Mouammar Kadhafi. Quelle est votre analyse de cette situation, de ce qui s’est passé ?   

SE MM : Ce fut une erreur, comme je l’ai dit dans mon adresse à la nation. J’ai dit au peuple que c’était une erreur sur le plan des Droits de l’Homme, parce que nous étions tenus à respecter nos engagements, notamment en matière d’extradition des réfugiés. D’autre part, nous avons tous été dans l’opposition, sous Ben Ali, et ce sont les organisations internationales qui nous ont aidés. Alors, aujourd’hui, tenir leur avis pour nul et non avenu est quelque chose qui n’est pas acceptable. 

On peut avoir des désaccords sur telle ou telle décision politique, mais, comme nous sommes dans un gouvernement de coalition, la seule règle qui a prévalu jusqu’à présent, c’est le consensus. Et quand il n’y a pas de consensus sur une question, on la laisse de côté en attendant qu’il y ait ce consensus. Or, cette règle a été violée. J’en ai pris le pays à témoin. 

Suite à cela, j’avais le choix entre deux attitudes : soit démissionner pour protester, soit faire face. Alors, oui, j’ai été à deux doigts de démissionner, parce que j’avais considéré que c’était une atteinte à la fois à l’honneur du pays et à la dignité de la fonction dont j’ai la charge. Parce que, contrairement à ce qu’on dit, le président a des pouvoir ; c’est lui qui mène la politique dans le domaine des affaires étrangères ; en concertation avec le premier ministre, mais c’est lui qui donne le la ; et aussi en matière de défense. C’est donc une prérogative présidentielle qui a été atteinte. 

Cependant, j’ai examiné quelles pouvaient être les conséquences. Les conséquences pouvaient être très graves pour le pays. Parce que, si je démissionne, ce sont tous les ministres CpR qui démissionnent, et tous les ministres Ettakatol. C’est le gouvernement qui tombe…  

Les inconvénients auraient été extrêmement graves pour le pays. J’ai donc longuement discuté avec les uns et les autres. Et tous les conseillers politiques, toute la classe politique que j’ai rencontrée, y compris l’UGTT, et ensuite les dirigeants d’Ennahdha, tous m’ont convaincu de chercher une solution pacifique à cette crise. Il y a quand même quatre ministres qui m’ont exprimé leurs regrets et leurs excuses. Les leaders d’Ennahdha eux-mêmes conviennent que c’était une erreur, et que c’était beaucoup plus une erreur de jugement qu’une intention de…  

Bref, j’ai accepté de fermer la parenthèse pour que l’on redémarre sur des bases solides.  

Tout à l’heure, je reçois le premier ministre, qui va m’apporter un protocole de concertation. C’est-à-dire une procédure pour qu’il n’y ait plus ce genre de crise. Il accepte lui-même qu’on améliore les rapports de concertation.  

La crise, d’une certaine façon, a aussi été positive, puisqu’elle a permis de poser pour le pays des questions de fond, la question de Droits de l’Homme. Elle a permis de poser les questions des rapports entre le président et le chef du gouvernement. On va tirer les leçons de cette crise et renforcer l’équipe. Parce que nous n’avons pas de choix. Il faut préparer ce pays et tenir jusqu’aux élections, jusqu’en mars. 

Et, ce qu’il va falloir faire maintenant, c’est mettre en place un mécanisme anticrise pour que le pays se stabilise. Parce que maintenant il revient très tranquillement à une meilleure santé économique. On a une bonne saison touristique ; on a une bonne saison agricole ; le pays est relativement calme par rapport à tout ce qui se vit ailleurs… Ça discute « sec » au niveau de la Constituante, mais ça avance ; on a pu surmonter cette crise.  

Donc, je reste relativement optimiste sur le fait que la Tunisie soit stabilisée et que nous puissions aller vers ces élections de mars 2013. Et à ce moment là, tout sera prêt : la constitution, l’État, le gouvernement, le président. La Tunisie sera bien assise sur ses bases et, à ce moment là, commencera le grand combat, contre le sous-développement et la pauvreté. 

PP : Cette crise est parfois interprétée comme une tentative des Ennahdhistes de voir jusqu’où ils pouvaient aller par rapport à vous, en tant que contre pouvoir ?

SE MM : Ça, il faudrait que vous alliez le leur demander. Mais, si c’était le cas, j’espère pour le pays qu’ils ont bien compris ma réaction. Car, il n’y aura plus de pardon : s’ils dépassaient encore ne serait-ce qu’une seule fois la ligne rouge, ma réaction serait ferme.

*

*      *

[Photo : entretien avec Radhia Nasraoui, avocate, Présidente de l’Organisation contre la Torture en Tunisie – Tunis - 13 juillet 2012]

Pierre Piccinin : Je voulais vous entretenir de deux questions qui me préoccupent dans l’actualité tunisienne. Ce sont, d’une part, la question de l’extradition illégale de l’ex-premier ministre libyen –et la crise entre le premier ministre et le président qui s’en est suivie- et, d’autre part, le problème salafiste -on en a beaucoup parlé en Europe et je ne sais pas si les médias ont surdimensionné le phénomène ou si la situation est à ce point sérieuse… 

Radhia Nasraoui : C’est vrai que c’est un grave problème, mais je crois que les Occidentaux en font un problème capital, voire le problème le plus important en Tunisie, ce qui n’est pas le cas. 

PP : Il y a quand même eu des troubles assez sérieux. Les Salafistes ont même proclamé le Califat à Jendouba. À Sejnane, ils ont arrêté des gens, mis ces personnes en prison. Les choses ont été très loin…  

RN : Je ne sais pas si c’est vrai. Ils ont mis des gens en prison ? On raconte qu’ils ont agressé et terrorisé la population. Leur chef, l’Émir de la ville, m’a appelée pour me dire que les autorités, après avoir repris le contrôle, n’ont pas voulu le recevoir. Elles n’ont vu que les gens qui ont prétendu avoir été agressés. Est-ce que cela est juste ? Cette personne avait l’air très gentil.  

Mais des journalistes français ont pu se rendre à Sejnane pour enquêter ; et ils m’ont dit que les gens étaient vraiment terrorisés, que quelqu’un surpris à boire de l’alcool avait été puni et que même le représentant de Ennahdha dans cette petite ville avait peur: « ils sont plus forts que nous, ici », leur a-t-il dit. Alors, qui faut-il croire ? Les journalistes ? L’Émir ? Il n’avait pas l’air sauvage, il avait une logique… Mais c’était au téléphone. Et je n’ai pas pu le rencontrer, car il a disparu, parce qu’il a été recherché par la police. Il m’a dit qu’il irait se cacher dans la montagne. Mais après, je n’ai plus eu de nouvelles du tout. 

Je crois que la situation est plus grave à Jendouba… Il y a eu, hier encore, une agression à l’encontre de Najib Chebbi (Président du Parti démocrate progressiste, petite formation de gauche), à Jendouba. Il y a de temps en temps des problèmes assez graves...  

J’y ai un confrère qui fait partie de Ettakatol, le parti de Mustapha Ben Jaafar. Je ne sais pas s’il en est toujours membre : il est très profondément anti-Ennahdha. Or, Mustapha Ben Jaafar est maintenant totalement soumis à Ennahda. Et on ne peut pas parler ouvertement de cela au téléphone… 

Bref. Il m’a appelée, il y a quelques semaines, pour me dire que quelqu’un avait été arrêté par la police et qu’on a voulu le forcer à dire que Hamma Hammami (Secrétaire général du Parti des Travailleurs), mon mari, lui avait donné de l’argent pour qu’il provoque les Salafistes. Le type n’est vraiment pas politique ; c’est un chauffeur de taxi. C’est le frère d’une consœur de Tunis. Elle m’a assuré que son frère ne s’intéresse pas du tout à la politique. Les flics l’ont arrêté, lui ont demandé de les suivre. Il n’avait pas compris que c’était grave. Et ils l’ont roué de coups ; ils l’ont torturé ; il avait des traces horribles en sortant. 

Mais il a tenu bon : « ce Hamma Hammami, je ne le connais pas du tout ; je ne sais pas où se trouve son parti ; je ne peux pas signer un papier comme ça. » Ils ont continué de le frapper et, quand ils ont vu qu’il était têtu, ils l’ont relâché. C’est la preuve que ce sont les flics aussi qui provoquent les Salafistes. Et après, ils affirment que ce sont d’autres personnes… 

Le gros problème, c’est que, les Salafistes, on ne peut pas les mettre tous dans un même sac. 

Il y a les Salafistes djihadistes, bien sûr ; ce sont les violents. Ils peuvent être modérés, ici, en Tunisie ; mais, à l’étranger, pour défendre la cause palestinienne ou les Irakiens, par exemple, pour combattre les États-Unis... Il y a les Salafistes doctrinaires ; eux, ils sont supposés être respectueux du pouvoir. Et puis, il y a des Salafistes qui veulent simplement suivre leur mode de vie ; mais ils ne sont pas pour la violence. Donc, le courant violent est plutôt minoritaire… Et il y a des policiers qui se font passer pour des Salafistes, qui tabassent les gens, qui agressent, qui incendient, qui font n’importe quoi. Nous sommes nombreux à croire que ce sont les flics qui provoquent les troubles, bien plus que les Salafistes. 

En conclusion, soit ce sont les anciens du régime qui ont intérêt à ce que la situation ne soit pas stable. Soit, ce sont aussi des gens de Ennahda qui veulent punir ceux qui critiquent Ennahda. Parce qu’on se pose des questions : pourquoi les Salafistes réapparaissent quand il y a un problème ? Quand on veut détourner l’attention des gens, on crée un problème avec les Salafistes. Les Salafistes attaquent je ne sais quoi, les Salafistes incendient des institutions ou des établissements…  

PP : Il y a eu quand même, en juin, l’appel d’Abou Iyadh, un leader salafiste qui a appelé au soulèvement ; et, à la suite de son appel, il y a eu des émeutes dans plusieurs banlieues de Tunis. 

RN : Oui, mais ça, c’était une manipulation. Le type qui a été à l’origine de ce problème, c’est quelqu’un du RCD. Quelqu’un qui a été jugé d’ailleurs. Il a eu une condamnation très indulgente. 

PP : Comment ça, une manipulation ?  

RN : Les choses ont commencé avec le saccage d’une exposition de peinture, le « Printemps des Arts ». Or, le type qui est à l’origine de l’émeute, c’est un huissier-notaire, qui n’est pas salafiste. Il a inventé cette histoire, que l’exposition présentait des œuvres sacrilèges, et il est allé dans les mosquées inciter les gens à venir défendre l’Islam. En plus, ils ont parlé d’un tableau qui n’existe même pas en Tunisie. Ce tableau est au Sénégal. C’était un coup monté pour créer un problème. 

PP : Il y a quand même eu de très nombreuses violences dans les banlieues, où la police a dû intervenir. On a instauré un couvre-feu, dans plusieurs villes du pays. Ça a été très loin ! 

RN : Oui, c’est vrai, c’était assez grave. Mais après on s’est rendu compte que c’était un coup monté…

PP : Et les centaines de manifestants, certains armés avec des fusils de chasse, qui ont tiré sur la police ?  

RN : Tiré sur la police ? Je ne sais pas... 

Mais c’est vrai qu’il y a eu un gros problème et que les autorités ont été obligées de décréter le couvre-feu. Mais au fond, ce sont des gens qui essaient de créer des problèmes. Par exemple : le tribunal de Tunis 2 a été incendié. L’enquête a identifié celui qui l’a incendié ; c’est quelqu’un du RCD. Ce tribunal a été incendié il y a quelques semaines, à la même période où il y a les problèmes à La Marsa. Et on a dit que c’étaient la Salafistes. C’est vrai que les Salafistes font des problèmes, c’est vrai qu’ils sont dangereux. Ils menacent même la vie des gens ; il y a eu des menaces de mort. 

Par exemple, les artistes qui ont participé au Printemps des Arts, pour les Salafistes, ce sont maintenant des gens à zigouiller. Ça, c’est très grave. 

Mais, le problème, c’est que, d’une part, on sent que les autorités ne réagissent pas clairement par rapport à ces menaces. On dirait que ça les arrange, que les Salafistes sèment la terreur. Parce qu’ils vont avoir la paix eux-mêmes. Quand les gens sont terrorisés, ils ne vont plus critiquer, ils vont rester chez eux. D’ailleurs, ces derniers temps, j’ai appris que des policiers agressent les gens sur l’avenue Bourguiba, des jeunes couples ou des filles, des gens qui n’ont absolument rien fait... 

Il ne faut donc pas attribuer tous les troubles qui secouent la Tunisie aux seuls Salafistes !

J’ai l’impression qu’on veut terroriser à nouveau les Tunisiens. On cherche à les faire taire par tous les moyens. On ne peut plus aller manifester sur l’avenue Bourguiba. C’est vrai qu’on a pu s’imposer, le 1er mai ; on s’est imposés sur l’avenue Bourguiba. Mais ça a été dur. Nous avons été agressés, maltraités. Il y a même deux personnes qui sont maintenant en chaise roulante, parce qu’on leur a tiré des bombes lacrymogènes au niveau des jambes. Les séquelles sont graves. 

Et, le 9 avril, ils avaient été sauvages avec nous. Le 9 avril, c’était la Journée des Martyrs de 1938, ceux qui avaient manifesté pour exiger un parlement tunisien, à l’époque de la colonie française. 

Je sens qu’on fait tout pour terroriser les gens. Ennahdha d’abord. Tout ce qui peut aider à faire taire les Tunisiens, ça les arrange. Des policiers se font passer pour des Salafistes. Par exemple, le jour où il y a eu le procès de la chaîne de télévision Nessma, des gens sont venus insulter les avocats et les journalistes qui la soutenaient (c’est la chaîne qui a diffusé Persépolis et qui avait été attaquée par les Salafistes, et que Ennahdha a voulu faire condamner en justice). L’un des types qui étaient en train d’insulter et d’agresser verbalement les gens, c’est un flic connu. Un jeune confrère m’a dit : « je connais ce type ». Et d’autres aussi : « oui, c’est un flic, il nous a déjà arrêté ». Il voulait se faire passer pour un Salafiste. Donc, il y a les policiers, mais aussi les miliciens de Ennahdha, qui se font passer pour des Salafistes.

PP : Le policier en question, il portait la barbe ?  

RN : Oui, certains policiers mettent une fausse barbe. D’ailleurs les gens rigolent en disant qu’il existe maintenant des usines pour fabriquer les fausses barbes. Parce qu’il y en a qui ont des barbes jusque sur le ventre, mais qui sentent l’alcool. Donc, ça se voit bien que ce ne sont pas des Salafistes.

PP : Vous avez dit qu’il y avait des miliciens de Ennahdha parmi les émeutiers ?

RN : Ah oui ! Ils ont leurs miliciens, et ils ont été dénoncés ! Une chaîne de télévision en a filmés. Ensuite, le journaliste les a identifiés, un a un ; et ils ont tout diffusé, en donnant les noms de chacun, de quelle région ils sont, leur surnom, où ils travaillent, etc.

Ennahda a menacé de l’attaquer en justice. Mais, comme tout le monde dénonçait leurs méthodes, le président de la Ligue des Droits de l’Homme, la présidente de la FIDH, qui est tunisienne, des journalistes, des avocats... Et comme les gens n’ont parlé que de ça pendant deux jours, ils ont laissé tomber…

Mais il y aussi des Salafistes très dangereux ; il ne faut pas le nier non plus ! À Sousse, il y a eu des événements assez graves. Ils ont incendié des postes de police, attaqué le siège du Parti Communiste des ouvriers de Tunisie qui s’appelle maintenant le Parti des Travailleurs (ils ont changé de nom il y a une semaine). C’étaient des Salafistes, bien identifiés, le groupe de Soliman. Je les connais bien, parce que j’avais été leur avocate ; ils avaient été condamnés, en 2008 déjà, pour avoir attaqué la police, à Soliman, sur la route de Hammamet. Leur chef m’a dit : « tu seras récompensée sur terre, parce que tu nous a fait du bien, mais dans l’au-delà, tu iras en enfer ». C’est très significatif, ça veut dire que pour lui je suis athée ; je suis une mécréante.

PP : Quelle est l’importance de ces groupes ? Qui sont derrière eux ? Qui les finance ? Qui les organise ? 

RN : Leur nombre n’est pas très important. On en a compté des milliers, à Kairouan. Mais ils avaient payé des gens pour grossir leurs rangs. Ce sont les méthodes utilisées par ce genre de groupes, pour faire croire qu’ils sont nombreux. 

Vous m’avez parlé d’Abou Iyadh, qui a incité les gens à protester. En même temps, un autre Cheikh salafistes a dénoncé les autorités, qui veulent nous monter les uns contre les autres, la gauche et les Salafistes. Et, en effet, qui profite de cette situation ? C’est Ennahdha. Mais la plupart des gens n’en sont pas conscients. Je ne sais pas comment tout ça va évoluer...  

PP : L’autre question, c’est l’extradition du Premier Ministre Libyen… 

RN : C’est en effet révélateur de l’autre gros problème. 

On en était tous malades, parce que, pendant des mois, on n’a pas arrêté de dire qu’il ne fallait pas l’extrader, en tous cas pas maintenant. Parce que la situation en Libye n’est pas stable. On a vu ce qu’ils ont fait à Kadhafi, pour lequel je n’ai aucune sympathie, mais c’était sauvage, ce qu’ils ont fait. On sait qu’il n’y a pas de justice indépendante, que, un procès équitable, ils ne savent pas ce que c’est. Déjà en Tunisie, ce n’est pas facile ; alors, en Libye… Et puis, c’est quelqu’un qui avait demandé l’asile. 

On est tous convaincus qu’il sera torturé, qu’il ne bénéficiera pas d’un procès honnête. Nous l’avons dit à plusieurs reprises ; on a organisé des conférences de presse ; toutes les organisations de la société civile ont participé... 

Marzouki était pour l’extradition, mais pas tout de suite. Marzouki voulait attendre qu’il y ait un gouvernement élu. Ennahdha, eux, ils ont fait fi de tout cela et ils l’ont extradé d’une manière très louche ; c’est le moins que l’on puisse dire. C’était un dimanche, à l’aube, qu’ils l’ont sorti de sa prison ; le jour où les gens suivaient les infos sur les élections en Égypte. Donc, personne ne faisait attention à cela. 

Ennahdha a certainement gagné quelque chose à agir ainsi. D’abord ils ont voulu soutenir les gens qui étaient au pouvoir en Libye, avant les élections. C’était une manière de leur faire un cadeau. Ils ont pu dire : « voilà, nous avons été capables d’exiger que Baghdadi Mahmoudi soit extradé et nous avons gagné ». Peut-être qu’il y a eu une question d’argent aussi. On a parlé d’aide à la Tunisie. Mais je ne sais pas s’il y a eu aide au mouvement Ennahdha aussi. En tout cas, c’est vraiment condamnable. 

C’est la honte. D’abord, ils n’ont pas respecté leurs engagements internationaux. La Tunisie a ratifié la Convention contre la Torture, et elle ne peut pas ne pas respecter la Convention de Genève ; elle a signé presque tous les textes sur les Droits de l’Homme. 

Ensuite, ils n’ont pas respecté le point de vue de la société civile. Il y avait unanimité. Ce n’est pas que les gens apprécient Baghdadi Mahmoudi. On est tous d’accord pour que les personnes responsables d’actes criminels relatifs à la répression ou à la corruption doivent être jugées. On est contre l’impunité. Mais on est aussi contre les pratiques barbares. Donc on ne peut pas admettre que quelqu’un soit extradé vers la Libye à une période où on sait que des gens ont été égorgés. 

Le gouvernement, qui continue de se moquer du monde et des Tunisiens, a constitué une soi-disant commission d’enquête. Et de qui était-elle composée, cette commission ? De gens qui appartiennent quasiment tous à Ennahdha !  

PP : Après cette affaire, comment voyez-vous l’avenir de la Tunisie ? Les prochaines élections, en mars ?  

RN : Ce que je peux dire, c’est que partout où on va, où je vais, où vont mes amis, y compris des gens qui ne sont pas d’accord avec moi, pas vraiment de gauche, les gens disent qu’ils ont regretté d’avoir voté Ennahdha. Pourquoi ? Parce que Ennahdha a promis pas mal de choses aux gens pour obtenir leurs voix, mais ils n’ont pas respecté leurs promesses. Donc pour beaucoup de gens, c’est un parti qui n’a plus vraiment de crédibilité. Et ils disent : « on a voté Ennahda parce qu’on croyait que ce sont des gens qui craignent Dieu ». C’est une formule, en arabe, pour dire de « bons Musulmans ». Et ce n’est pas vrai. 

Partout ils ont écarté des gens, même compétents, pour placer des gens d’Ennahdha. À la tête de la télé, de la radio nationale, des organes de presse étatiques, les gens sont proches ou appartiennent à Ennahdha. 

Il y a eu un seating devant le siège de la télévision publique, pour dire que la télé était toujours la télé de Ben Ali. Tous les soirs, on voit Hamadi Jebali, le chef du gouvernement. Ce n’est pas possible, c’est redevenu comme du temps de Ben Ali. Il y a eu un moment où on avait des infos pertinentes. Tout le monde était devant la télé parce qu’on pouvait avoir des infos de tous les mouvements dans le pays, les grèves, les protestations. Maintenant, c’est fini. Et on ne peut plus rien dire contre Ennahdha. De plus en plus, on sent que les journalistes craignent des réactions, ils craignent d’avoir des problèmes.

Quand il y a des débats et qu’ils invitent des gens qui sont contre Ennahdha, ils donnent la parole à ceux de Ennahdha en dernier, c’est-à-dire que ce sont eux qui ont toujours le dernier mot. On sent qu’il y a eu des pressions énormes sur les journalistes. D’ailleurs, leurs syndicats en parlent tout le temps. Je ne vous parlerai pas des agressions verbales et physiques envers les journalistes.

En un mot : je crois que ce sont les mêmes pratiques que celles de Ben Ali. Voilà !  

PP : Et que tentent-ils de faire ? Ils vont islamiser la société, la Tunisie ? 

RN : Ah, oui ! Ça, c’est évident !  

Pour les enfants en bas âge, il y a maintenant des écoles coraniques. Allez savoir ce qu’ils sont en train de leur inculquer. Au niveau de l’éducation, au niveau des médias, qu’est-ce que j’entends tous les jours ? Zitouna, les émissions à caractère religieux… On n’avait pas cela avant. Maintenant, c’est catastrophique. Franchement, je crois que le combat à mener va être beaucoup plus dur que je l’imaginais.  

PP : Et le Président Marzouki, face à cela, peut-il faire quelque chose ? Peut-il faire barrage ? 

RN : Marzouki, c’est un ami, je l’aime bien, et je ne veux pas qu’on l’attaque méchamment. Mais sincèrement, d’abord il n’a pas de compétence du tout sur le terrain du combat politique. En plus, le peu de pouvoir qu’il a, Jebali essaie de le lui arracher. Par exemple, dans l’affaire Baghdadi Mahmoudi, Jebali a dit, clairement -et tout le monde l’a entendu à la télé- : « qu’il signe ou qu’il ne signe pas, on va tout de même extrader Baghdadi Al-Mahmoudi » ; et ils l’ont fait. Mais c’est une terrible humiliation pour Marzouki ! Jebali a totalement ignoré Marzouki.  

Allons ! Il était avec Marzouki la veille de l’extradition. Il y avait la fête des militaires ; j’y était aussi ; mon mari était invité. Marzouki et Djebali sont passés juste avant nous. Ils étaient ensemble ce samedi soir. Pourquoi Jebali ne lui a-t-il pas dit : « demain on va l’extrader » ? Par la suite, Jebali a expliqué : « on a envoyé un courrier, il y a une adresse officielle… » Ça, ce sont leurs méthodes… 

PP : Pour conclure, que va-t-il se passer, maintenant, aux élections ? Pensez-vous que Ennahdha va accroître son pouvoir ? Ou bien va-t-elle au contraire perdre des voix ?   

RN : Je crois qu’ils vont perdre des voix, sauf s’ils réussissent encore à acheter des voix comme ils l’ont fait aux dernières élections. J’ai fait la Campagne, et les gens me demandaient : « qu’est-ce que vous nous donnez ? » J’ai répondu : « qu’est-ce qu’on vous donne ?! » « Ah, mais les autres nous ont donné ! Le mouton, l’argent… » Et des promesses de résoudre leurs problèmes de chômage, de leur trouver un travail. Ils ont marié les gens ; ils ont organisé les cérémonies pour les circoncisions, etc. 

PP : Mais qui peut se placer en face de Ennahdha ? Quelle est la formation politique qui pourrait les arrêter ?

RN : Il appartient à la gauche, qui est entrain de s’unir et qui a constitué un front, de faire face à Ennahdha. 

PP : La gauche, c’est Ettakatol et le CpR ?  

RN : Pas du tout ! Ettakatol est totalement soumis à Ennahdha, maintenant. Je ne comprends pas. Aujourd’hui j’ai entendu deux personnes dans un café qui parlaient à voix haute et qui disaient : « Ettakatol a tout perdu parce que ils ont tourné leur veste ». Ils ont quand même eu un bon score. Les gens les ont choisis parce que ce sont des anti-Ennahdha. Mais, une fois élu, Mustapha Ben Jaafar s’est soumis à Ennahda ; ils défendent toutes les positions de Ennahdha. On n’arrive plus à reconnaître Mustapha Ben Jaafar.  

PP : Vous pensez qu’on va se retrouver dans une situation identique à celle de l’Egypte, où les Frères musulmans dominent le Législatif et l’Exécutif ?  

RN : Ettakatol est en train de dire : nous allons avoir un meilleur score que l’autre fois, nous allons avancer. Nous aurons et la présidence et le gouvernement et le parlement. Ils ont parlé d’une manière assez arrogante, comme des gens qui sont sûrs d’eux. Mais moi je ne suis pas si sûre que ça. C’est à dire que Ennahdha sera toujours classé premier… 

Et, sans le CpR, qu’est-ce que c’est, Ettakatol ? Or, le CpR s’est divisé. Et tous les jours on a des trucs contre Marzouki. Ça me fait vraiment de la peine, parce que c’est quelqu’un qui était très respecté. Mais c’est lui qui en est responsable. D’abord il s’est entouré d’Ennahdhistes. Dans son propre cabinet, il n’y a que des Ennahdhistes !  

PP : Qui se seraient infiltrés ?  

RN : Je crois, parce que ce sont tous des anciens d’Ennahdha. Est-ce qu’ils sont sincères avec lui ? Je ne sais pas.  

PP : Si le CpR et Ettakatol ne peuvent plus faire front contre Ennahda, qui… ?  

RN : D’abord, ils ne sont pas d’accord entre eux. Pas du tout. Il y a eu des divisions aux sein de ces deux partis. Donc ils vont se retrouver très affaiblis aux prochaines élections. Ils ont perdu beaucoup de leur crédibilité.

Et il y a le mouvement de Béji Caïd Essebsi, qui va certainement leur prendre des voix. Moi, je ne suis pas du tout favorable à ce mouvement. Parce que je ne vois pas pourquoi on va chercher dans le passé, chercher quelqu’un qui a participé à la politique répressive de Bourguiba, quelqu’un qui a été ministre de l’intérieur et d’abord directeur de la Sûreté, responsable d’actes de torture vraiment graves. 

On eu des témoignages. Dernièrement, on a organisé, au mois de mai, une rencontre maghrébine, pour parler de torture et pour écouter des témoignages de victimes. Je ne vous dis pas à quel point c’était terrible. Les gens racontaient comment Essebsi arrivait, en personne, avec son cigare et son nœud papillon. Il voit les gens enchaînés à même le sol. Il demande : « ils sont toujours vivants ces salauds ? » avec un air hautain, en secouant les cendres de son cigare. Alors que d’autres ministres de Bourguiba étaient venu les voir et, en sortant, ils leur disaient : « que Dieu vous aide », très discrètement. 

Mais quand même ! Comment ne peut-on pas avoir un sentiment d’empathie pour des gens qui sont enchaînés pendant des années, dans des pièces insalubres où l’eau coule constamment ? Il y en a un qui a encore maintenant le nez rouge, parce qu’il a vécu des années dans l’humidité. 

J’ai visité moi-même le bagne de Nadhor.

Mais beaucoup de gens semblent avoir décidé de voter pour lui. Je ne comprends pas…

PP : C’est Essebsi qui a été premier ministre pendant la transition, après la chute de Ben Ali et la démission de Mohamed Ghannouchi… 

RN : Et pendant la transition, il y a eu des cas de torture vraiment horribles. Et j’ai dit à Essebsi : « la torture persiste en Tunisie, ce n’est pas normal ». Il m’a répondu : « non, non, c’est fini la torture ». J’ai répliqué : « si, si, et on a tout un dossier ». Il m’a dit : « bon, voyez ça avec le ministre de l’intérieur ». On a vu le ministre de l’intérieur ; on lui a remis un dossier avec des photos, rempli de communiqués relatifs à des cas de torture, avec toutes les précisions, les dates, les noms, les lieux… Rien n’a été fait. Non, non ! C’est un fasciste !  

PP : L’avenir n’est pas rose, alors ? 

RN : Mais je ne suis pas pessimiste, parce que je vois que les Tunisiens sont prêts à batailler pour leurs droits. Ils continuent leur combat. 

C’est vrai qu’il y a un retour de la peur dans certains milieux. Peur des Salafistes, peur de Ennahdha, peur des flics qui essaient de terroriser les gens. Mais, en même temps, il y a des gens qui sont déterminés. Et ils sont très très nombreux. Ça me tranquillise ; ça fait que je ne peux pas ne pas être optimiste. 

Il y aura peut-être une deuxième révolution !

*

*   *

[Entretien avec le Cheikh al-Khatib al-Idrissi - Sidi Ali Ben Aroun - 18 juillet 2012*]   

   En construction  

* Le Cheikh al-Khatib al-Idrissi refusant d’être enregistré et photographié, la mise en forme de cet entretien a été réalisée sur base d’une prise de notes.

Lien(s) utile(s) : Grotius international - Géopolitique de l'humanitaire

Lire également :

TUNISIE - Entretien avec Moncef Marzouki (élections 2011)

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