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Collections et photographie oulipienne (Arles 5)

Publié le 31 juillet 2012 par Marc Lenot
Collections et photographie oulipienne (Arles 5)

Histoire de la forêt qui se venge, vue d'expo Alinari

Ce n'est pas très facile de montrer des collections, de créer un parcours intéressant au milieu d'archives, aussi riches soient-elles, et la plupart des expositions montrées à Arles n'y parviennent pas très bien. Passons sur l'incompréhensible 'Documents pour une réalité contemporaine' au discours confus et sur la représentation du mannequin au Musée Galliera, banale en diable. L'hommage à Contrejour et à Claude Nori célèbre un magazine et un mouvement, d'intérêt historique certes, mais l'exposition elle-même est plate et ennuyeuse. La collection Jan Mulder est un bric-à-brac de photographies latino-américaines, parfois très bien individuellement, mais assemblées sans logique ni contextualisation sous des titres pompeux  (Cinéma de rêve, Icônes résiduelles,...) où rien ne retient vraiment l'oeil. Beaucoup plus intéressante (et souvent drôle) est l'exposition des collections de la Société Française de Photographie*, montrant les 'premières fois' : si les premières fois techniques, aussi impressionnantes soient-elles, ne sont pas toutes aisément compréhensibles par un néophyte en techniques photographiques du XIXème (certaines auraient sans doute mérité un peu plus de vulgarisation), les 'premières fois' d'usage sont passionnantes : premières photographies documentant une interview (d'Eugène Chevreul à 100 ans, théoricien des couleurs, qui inspira le pointillisme), première photographie aérienne (de Nadar), première transmission, premier instantané, première microphotographie d'un pou, pigeon-gramme (pendant le siège de Paris en 1870)... Et, ci-dessous, cette première tentative de rendre la réalité en trois dimensions : à partir d'un stéréogramme, un anaglyphe de Léon Gimpel, innovateur tous azimuts mais toujours en marge. (Euh ? anaglyphe ? stéréogramme? Ah, merci !)

Collections et photographie oulipienne (Arles 5)

Léon Gimpel, Intérieur de char d'assaut type Saint-Chamond, d'après le stéréogramme du Lt. H. Allard, Anaglyphe

Collections et photographie oulipienne (Arles 5)

Vue d'exposition Alinari

Alors, c'est un peu en trainant les pieds qu'on va voir la collection Alinari : bon, je vais souvent visiter leur musée florentin, je connais plus ou moins bien les thèmes de la collection (tourisme et histoire italienne), je vais m'ennuyer au bout d'un quart d'heure. Et j'y reste deux heures, et je cours ensuite à la librairie d'Actes Sud, et je me dis que je dois retourner à Arles avant le 23 septembre, pour revoir cette exposition et elle seule ! Que s'est-il passé ? Simplement le travail intelligent, reconstructif, décalé, cultivé et ironique d'un commissaire, Christophe Berthoud, qui, plutôt que nous infliger une série morne d'images au mur, s'est évertué à en proposer une lecture différente, aux antipodes des approches habituelles des curateurs 'classiques' (on se prend à rêver à une démarche similaire, disons, au Louvre...; d'ailleurs Calvino a dit : « le tour de passe-passe qui consiste à aligner des tarots pour en tirer des histoires, je pourrais aussi le réussir avec des peintures de musées »). Son parti-pris (car c'est un parti-pris, un regard imposé du commissaire) a été de partir du livre d'Italo Calvino (Le Château des destins croisés, hélas épuisé en français; je le lis lentement en version originale), et en particulier de sa deuxième partie, La Taverne : des voyageurs égarés, ayant échappé à une catastrophe, se retrouvent dans une auberge, mais ils ont perdu la parole. Heureusement, sur la table de la taverne, est étalé un jeu de tarots marseillais; chacun s'empare des cartes pour raconter son histoire, que les autres déchiffrent tant bien que mal.

Collections et photographie oulipienne (Arles 5)

Histoire de l'indécis, vue d'expo Alinari

Et c'est ce que Christophe Berthoud a fait avec les photographies de la collection, raconter (non, même pas raconter, évoquer, faire deviner) les histoires contées dans La Taverne, les illustrer avec des images de la collection, comme un roman-photo sans texte. Rares seront les spectateurs capables de tout déchiffrer : il faut avoir lu Calvino et connaître le sens des cartes du tarot, 'images en quête de lecteurs comme les personnages en quête d'auteurs' (Dominique Demartini). Mais c'est justement cette difficulté à tout comprendre, cette quasi impossibilité à rendre compte, cet effort constant mais léger de déchiffrement, voire de divination, qui font le charme de cette exposition, et qui amènent ensuite à s'interroger sur la représentation, l'interprétation et leurs limites. Serait-ce la première exposition de photographie oulipienne ? L'histoire 'de l'indécis' (début ci-dessus) conte les déboires d'un jeune homme, incapable de choisir entre deux femmes, partant à l'aventure et toujours incapable de se décider.

Collections et photographie oulipienne (Arles 5)

Histoire du guerrier survivant, vue d'expo Alinari

Dans l'histoire 'du guerrier survivant' se succèdent la cascade des murmures, l'assez laide Gallinetti, alanguie sur un Récamier, livre à la main et téton à l'air, et Garibaldi toujours digne : quelle histoire imaginer avant de lire le récit ? quel rébus est-ce là ?

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Moi aussi, je veux raconter la mienne, vue d'expo Alinari

On voit aussi l'Institut de physiothérapie Ettore Gabbrielli de Florence et sa collection de prothèses en tout genre, illustrant l'histoire 'du règne des vampires', dominée par l'Arcane 13, et un thermoscope à air, du Musée de la Science de Florence, en support de 'deux histoires où on se cherche pour s'y perdre'. Et je ne sais par quelle magie narrative 'moi aussi je veux raconter la mienne' permet de juxtaposer ces soeurs thérésiennes et une comédienne au sein nu brandissant une hâche.

Collections et photographie oulipienne (Arles 5)

Torre del Filosofo, 1895, coll. Alinari

Enfin, 'trois histoires de folie et de destruction' offre une vue de la Montagne du philosophe dans l'Etna, cendre noire et champs de neige, avec ce randonneur solitaire, de dos, tragique. Au mur, cette citation de Macbeth par Calvino à la fin du recueil : "Je commence à être las du Soleil et souhaite que se casse la syntaxe du Monde : que se mêlent les cartes, les feuilles de l'in-folio, les fragments de ce miroir du désastre".

Cassons la syntaxe du monde ! Cette méta-narration offrant des pistes multiples, cette revisite guidée des collections selon un schéma contraignant, cet hommage indirect à Calvino, m'ont enchanté. Une des rares expositions qui sauvent ces Rencontres...

* Notice de conflit d'intérêt : l'auteur du blog est également trésorier de la SFP
Sixième et dernier billet sur Arles demain matin.

Photos de l'auteur (médiocres, mais interdites dans cette exposition, et donc prises à la va-vite...), excepté Gimpel (courtoisie des Rencontres) et la dernière, à la provenance clairement indiquée...


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