Qu’est-ce qu’un chameau ? C’est un cheval dessiné par un comité” : ce proverbe un tantinet cruel exprime le scepticisme anglo-saxon devant les parlottes et confabulations, d’abord en matière de sécurité globale.
Or comme concevoir un Livre blanc de la Défense passe forcément par la case comité, la contribution suivante entend ouvrir des perspectives ; fournir des suggestions et propositions, afin que le nouveau Livre blanc tienne plus du pur-sang racé que du camélidé déglingué.
D’évidence, le criminologue n’a pas compétence sur la dimension “matériel” du Livre Blanc (armements, etc.). En revanche, il est légitime sur les dangers du monde vrai, car, de longue date, les combats réels, ceux qui font de vrais morts, n’impliquent plus que des entités tout ou partie criminelles.
Un exemple le prouve : l’Espagne (46 millions d’habitants) et l’Amérique centrale (40 millions) ont des populations analogues. Comptons cependant les homicides en Espagne : 0,7 pour 100 000 habitants – et en Amérique centrale : 40/100 000 (86/100 000 au Honduras…) – soit en moyenne, 57 fois plus. Seule explication au carnage : les “narco guerres”. Ainsi, à l’“horizon maîtrisable” (2013-2020), les guerres les plus sanglantes opposeront d’usage des armées criminelles, pour le contrôle régional des marchés des stupéfiants ou autres trafics illicites.
Plus largement : quel est donc la nature du monde d’aujourd’hui, surtout de demain, celui dans lequel la France devra évoluer, se protéger, prévenir ou frapper ?
- Depuis la fin de la Guerre froide, notre monde a subi la silencieuse mondialisation des grands trafics criminels : êtres humains, stupéfiants, armes, contrefaçons dangereuses, véhicules volés ; biens culturels contrefaits, ressources naturelles pillées, etc.
- Il vit l’effondrement, désormais clair, du courant salafi-jihadi, à présent condamné à pimenter des guerres tribales, à jouer les mercenaires – ou à sombrer dans le banditisme.
- Il constate l’hybridation croissante des activités “politiques” (guérillas, bandes armées) ou “religieuses” (fanatismes, jihadis).
Prenons encore de la hauteur : Etats effondrés, guerres tribales, mafias, zones hors contrôle où finance criminalisée et grands trafics transcontinentaux s’entremêlent : les criminologues nomment ce mortifère et toxique tourbillon “face noire de la mondialisation”.
Il ravage, ce tourbillon, des régions entières, des économies, des systèmes financiers – des Etats, même – livrés aux milliards de la corruption et à la loi des bandits. De par le monde (nord du Mexique, confins sahariens, golfe de Guinée, Somalie, Timor oriental, Haïti, mégapole de Karachi, Favelas du Brésil, etc.), Etats échoués, zones grises, mégapoles anarchiques, aires immenses d’“habitat informel” (bidonvilles), sont ainsi durablement tombés sous contrôle criminel (cartels, méga-gangs) ou hybride (guérillas dégénérées). Trafiquants, trafiqués et trafics étant ici d’autant plus indétectables qu’ils sont noyés dans d’immenses flux migratoires.
Seconde évidence fondatrice de la sécurité globale future : pour la première fois depuis un millénaire, l’ennemi ne va plus de soi. Car désormais et toujours plus :
- L’ennemi et le criminel tendent à se confondre,
- Entre belligérants réels du monde vrai, nul accord même minime n’existe sur ce que sont la guerre et la paix, le temps et l’espace.
Pour les militaires, cette situation est sans précédent, depuis la formation de notre armée nationale moderne, au XVIIe siècle.
Selon les criminologues et à l’horizon maîtrisable, voici donc les cinq dimensions de la mondialisation criminelle :
- Par le haut : finance criminelle,
- Par le bas : hybrides, mutants, méga-gangs, gangs de prisons, etc.,
- Par les territoires : quartiers hors contrôle, mégapoles anarchiques,
- Par les flux : grands trafics, contrefaçons dangereuses,
- Par la technique : cybercrime, fraude identitaire.
Or face à ces dangers nouveaux, face à ces entités d’autant plus dangereuses qu’elles sont hybrides et mutantes, les grandes nations continuent à acquérir des armes lourdes conventionnelles (avions de combat… systèmes navals…) seulement utilisables lors de guerres classiques (champ de bataille, armées en uniforme, etc.) – des conflits ayant disparu depuis vingt ans ! En 2011, les dépenses militaires mondiales “classiques” ont ainsi atteint 1 740 milliards de dollars US.
Pendant ce temps, les budgets consacrés à l’étude des réels dangers ravageant aujourd’hui la planète, et demain plus encore, sont toujours aussi maigres – voire inexistants. Malgré de violents chocs stratégiques comme celui du “9/11”, les grands Etats vivent encore dans l’illusion nocive que l’ennemi est bien connu et qu’on le vaincra grâce au high-tech – ce que démentent jour après jour les aventures irakienne, afghane, somalienne, etc.
Partant de là, les concepteurs du futur Livre blanc devront éviter deux pièges, d’ailleurs classiques :
1 – Se tromper de questionnement. D’usage, la question directrice posée par les Livres blancs est : comment concevoir et préparer aujourd’hui la défense française de demain ? Alors que notre question fondamentale est : quel est l’ennemi aujourd’hui ? Quel sera-t-il demain ? Partir de là permet ensuite de concevoir, sans grave risque d’erreur, l’appareil de défense de notre pays à l’horizon 2020.
2 – Prolonger les courbes, c’est-à-dire préparer les affrontements d’hier et non ceux de demain,
Pour conclure, la conception du Livre blanc devra selon nous partir des trois suivantes conditions constitutives :
- Rejet déterminé de ce qui aveugle,
- Prise comme perspective de l’horizon maîtrisable (2013-2020),
- Fondation du continuum défense-sécurité sur le concept nouveau de prévision opérationnelle (ou “décèlement précoce”).
Seule cette prévision permettra à la France d’éviter tout “choc stratégique” ravageur, en détectant à temps les évolutions dangereuses. Seul ce décèlement permettra à la France de discerner tôt les menaces de demain ; d’identifier à temps des tendances nouvelles inquiétantes.
Xavier RAUFER
Source du texte : LE NOUVEL ECONOMISTE