Magazine Culture

[note de lecture] "Méthode" de Victoria Xardel, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé


 
XardelMéthode de langue et poème méthodique : ce premier ouvrage de Victoria Xardel, jeune femme née en 1988, vise le sens et les directions de la syntaxe en expérimentant l’anacoluthe, figure centrale d’une poétique explicitée comme la pesée finale d’une langue sur le point de basculer. D’une langue qui, bien entendu, a déjà chaviré, et qui est morte en avance, langue dont le cadavre pourrait très vite en venir à la décomposition ; une forme épuisée, à bout, que l’on va rechercher, que l’on redresse, que l’on réveille, en s’interdisant pourtant toute prothèse, toute béquille, sinon le cadre d’un vers allongé. On fera depuis le manque, à partir du vide. Qu’arrive-t-il lorsque l’on avance dans la phrase sans cheville de liaison ? Où va-t-on, et comment avance-t-on ? La proposition peut-elle accrocher un récit, une description, une information ? Le vers n’exploite-t-il pas la rupture en l’étirant vers le visible plutôt que le lisible ? 
 
Une valse à trois temps, donc, une fiction grammaticale qui en passe par les angles d’un triangle virtuel, figure imaginaire déployant les rendez-vous successifs donnés par cette Méthode. Le premier s’intitule « Un mouvement », le second « Un lieu, un nom, une demeure et sa loi », le troisième pointe une pratique désignée comme « Cet usage ». Le mouvement bascule dans le lieu qui bascule dans le nom qui bascule dans la demeure de la loi qui entraînera cet usage-ci. Aujourd’hui, maintenant, ici, quelque chose se passe qui touche la langue dans ses extrémités. La grammaire se joue sur la rupture de la construction : elle devient art du déséquilibre savant, mentir-vrai qui redouble le volume du mensonge. Anacoluthe signifie dissension, cette interruption du lien devenant constitutive du poème. Des possibilités s’ouvrent et un petit théâtre s’édifie. Un décor, des personnages, des objets et des sensations, des pronoms épars et survivants affluent ; il faut trier, repousser, élaguer tout ce qui obstrue les articulations. Une fois ces dernières surlignées, on les fera disparaître, et c’est comme si un autre corps de la langue naissait à partir de ce manque-à-gagner.  
 
Parallèlement le corps de la narratrice est dans ce qu’elle écrit, dans la proximité de ce qu’elle trace, comme l’on effacerait tout en les caressant les lignes d’un toucher qui unifierait la langue. Le singulier de la prose se pluralise et le point de vue s’épaissit ; décalé, il prélève toute la beauté de l’étrangeté. Il semble que le parti pris soit celui des choses. Le regard voyage sur les objets et détermine l’expérience que la langue conduit en déséquilibre. Je suis dans les choses et les choses sont en moi ; la langue boite et accrédite la thèse du « naufrage ». Mais le radeau de la méduse rejoint Robinson Crusoé. Restent sur l’embarcation des fragments de langue, des souvenirs de méthodes, des expériences éclatées qui, bricolés, mixés, réorientés, reconstituent un nouveau « mensonge », terme clé qui, tel un drapeau, flotte sur cette embarcation de fortune. 
On est l’enfant de sa langue, comme on est l’enfant de ses jeux solitaires et silencieux grâce auxquels on a peut-être survécu à des ruptures ou des bifurcations insensées. Privée d’outils, interdite de conjonctions, la narratrice ne renonce pas à dire ni à expliquer : en témoigne le morceau final, confession méthodique explicitant les enjeux d’un détour signifiant, et d’un remords à jamais intégré au présent. Bien au contraire, ces impairs contribuent au tempo disjoint d’une aventure narrée qui ne dit son nom qu’au final, mais dont on perçoit l’intensité cadrée dès les trois premiers temps. Le poème n’est le propriétaire d’aucun son, d’aucun mot, d’aucune cadence syntaxique. Il se donne au sens et au rythme comme l’on se jette à la mer : désespoir, traversée, exploration ? Il recueille et se recueille, l’océan le rejetant sur une plage/page. Et sur l’île des configurations se dessinent des hypothèses, s’édifient des règles qui consument la lourdeur du passé et les protocoles antérieurs : l’identité se trouble, la mémoire est coupée. On en vient aux mots plutôt qu’aux mains, à la violence de la rhétorique plutôt qu’à la vengeance. Écoutez-voir, prenez et lisez, ceci est le corps du livre échoué : tel est l’un des pactes de lecture qui pourrait méthodiquement conduire le lecteur au cœur de ce que tout naufrage conditionne. La survie des mots sur les choses est plus que réelle ; ces signes permettent de durer avec douceur et anxiété dans le monde, de le décalquer, et d’en faire varier les couleurs et les formes, les perceptions et les accidents, les événements et les ratages. Il y a eu du désastre plutôt qu’un désastre : et pourtant, même sans lumière, la phrase éclaire la fin du voyage. La marge finale du texte s’ouvre à la circonstance et tend la main à une beauté citadine mélangée : Venise, la terre rencontrant l’eau, la majesté décadente, l’air rouillé, l’impression d’approcher du ciel en fixant l’horizon du langage. 
 
[Anne Malaprade] 
 
 
Victoria Xardel, Méthode, Eric Pesty éditeur, 2012  - site de l’éditeur 


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossiers Paperblog

Magazines