Magazine Beaux Arts

Le centre de l’inattention

Publié le 15 août 2010 par Gregory71

Le centre de l’inattention

Un scandale juridique, politique et financier est rapidement étouffé par un détournement de l’attention: des boucs émissaires, la figure classique de l’étranger, du nomade, du sans-maison et du sans-loi. Il faut approcher la singularité historique de ce qui nous arrive à travers cet événement. Il y a sans doute un fond de xénophobie envers ceux qui ne sont pas de notre maison, ceux qui ne veulent être d’aucune maison, mais la motivation n’est pas à cet endroit. Elle consiste plutôt à détourner l’attention parce que NS a parfaitement compris, et c’est là son génie politique, que la télévision c’est un seul canal, sans retour des utilisateurs, et qu’ainsi ce média n’est capable de traiter qu’un seul sujet à la fois. De sorte qu’un sujet efface réellement le précédent. Les informations télévisées peuvent être comprises communément comme une information transmise, mais elles consistent aussi en des informations effacées, parce que le temps de la télévision est un temps réel, un temps qui se passe ici et maintenant. Quand on écoute et qu’on voit quelque chose, tout ce qui précède est effacé progressivement par couches successives. On n’oublie pas parce tel événement n’a plus d’intérêt, mais simplement parce que quelque chose d’autre arrive. La télévision est sans mémoire. Son archive, l’INA, lui est extérieure.

Quelque chose d’embarrassant arrive, il suffit de tenir un propos outrancier, inconcevable au regard de la Constitution, propos tenu par celui là même qui en est le garant, et on sait qu’on obligera les adversaires à s’exprimer, à s’opposer, à crier scandale pour que l’autre sujet, celui qui est vraiment gênant, disparaisse. Il y a bien sûr une inconscience folle à ainsi libérer des démons qui au cours des âges ont tués des millions d’êtres humains, la haine de l’autre, sa négation pure et simple. Mais il y a une économie médiatique qui est aussi une politique de la mémoire: un sujet chasse le précédent, course folle d’un glisser sans fin ou les nouvelles se suivent et ne restent que le temps ou elles sont nouvelles, à peine un clin d’oeil.

Notre époque voit le conflit entre deux modèles de médias. Il ne faudrait bien sûr pas les opposer simplement, l’un bon, l’autre mauvais. Ce sont des polarités qui entrent dans un mouvement dialectique. Il y a d’une part la télévision, monocanale, de haut en bas. Elle produit une temporalité et un monde dans lequel les événements sont fugaces mais sont toujours alimentés, de sorte que l’événementialité devient, au-delà du contenu des événements eux-mêmes, une structure abstraite qui donne la vitesse du défilement du monde. La télévision est le produit des inventions techniques du XIXème siècle allant des expériences physiologiques au Luna Park de Coney Island dans lesquels il s’agissait de concentrer l’attention en un point très précis pour que tout le reste, le hors-champ, le monde, disparaissent. Cet effacement est le fondement de la société des loisirs et de l’économie de l’expérience. Cette technicisation de l’attention produit de l’inattention. L’accès au monde produit de l’oubli parce qu’il y a toujours quelque chose auquel il faut être attentif.

De l’autre côté, il y a Internet. Une technologie militaire dit-on (mais encore faudrait-il comprendre qu’Internet n’a jamais été une arme d’attaque mais une stratégie de défense). Sur le réseau il n’y a pas de séparation entre l’archives et ce qu’on perçoit parce qu’on a accès finalement qu’à des archives (sauf dans le cas du streaming). Le réseau est multicanal et à deux sens. L’information descend et monte. Beaucoup ont décrié la dispersion d’Internet et la production d’enfants-mutants dôtés de troubles de l’attention. Mais c’est là la chance du réseau que de nous proposer un monde dans lequel s’il y a beaucoup d’informations inexactes (théories du complot, etc.), il y en a toujours et en plusieurs lieux. S’il y a du faux, il y a en même temps ailleurs du vrai. On peut passer d’un endroit à un autre et c’est à l’internaute de se faire une idée. Cela donne l’apparence d’une incroyable cacophonie, mais celle-ci est-elle plus criticable que les mots d’ordre donnés à la télévision? Quand une information inexacte circule sur ces canaux, elle s’amplifie parce que chaque chaîne la reprend en boucle. Sur Internet on trouvera toujours quelqu’un pour dire l’inverse, et une autre personne disant l’inverse de celle-ci, etc. Ce bruit du réseau permet de développer une inattention qui rend attentif, exactement l’inverse de la télévision. Il faut être inattentif sinon on risque d’être submergé et il faut en même temps sélectionner attentivement les informations que l’on estime digne d’intérêt.

Et c’est pourquoi NS, dans les mois à venirs, continuera à attaquer Internet (l’affaire Woerth a été dévoilé par un site Internet, tandis que l’affaire des roms est une production de la télévision et de l’état), donnera mille et une raisons pour en détruire la neutralité, pour placer des contrôles. Il sait bien qu’il ne peut pas imposer son temps au réseau comme il le fait à la télévision, parce qu’il y aura toujours quelqu’un qui n’est ni journaliste, ni politique, ni d’un quelconque pouvoir, pour se lever et dire « non, vous ne regardez pas au bon endroit ».


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Gregory71 36 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog