Ce qui permet de contempler la nécessité et de l'aimer, c'est la beauté du monde. Sans la beauté ce ne serait pas possible. Car bien que le consentement soit la fonction propre de la partie surnaturelle de l'âme, il ne peut pas en fait s'opérer sans une certaine complicité de la partie naturelle de l'âme et même du corps. La plénitude de cette complicité, c'est la plénitude de la joie; l'extrême malheur au contraire rend cette complicité au moins pour un temps tout à fait impossible. Mais même les hommes qui ont le privilège infiniment précieux de participer à la croix du Christ ne pourraient pas y atteindre s'ils n'avaient pas traversé de la joie. Le Christ a connu la perfection de la joie humaine avant d'être précipité tout au fond de la détresse humaine. Et la joie pure n'est pas autre chose que le sentiment de la beauté. La beauté est un mystère; elle est ce qu'il y a de plus mystérieux ici-bas.
Il n'y a ici-bas, à proprement parler, qu'une seule beauté, c'est la beauté du monde. Les autres beautés sont les reflets de celle-là , soit fidèles et purs, soit déformés et souillés, soit même diaboliquement pervertis. En fait, le monde est beau. Quand nous sommes seuls en pleine nature et disposés à l'attention, quelque chose nous porte à aimer ce qui nous entoure, et qui n'est fait pourtant que de matière brutale, inerte, muette et sourde. Et la beauté nous touche d'autant plus vivement que la nécessité apparaît d'une manière plus manifeste, par exemple dans les plis que la pesanteur imprime aux montagnes ou aux flots de la mer, dans le cours des astres.
C'est seulement pour celui qui a connu la joie pure, ne fût-ce qu'une minute, et par suite la saveur de la beauté du monde, car c'est la même chose, c'est pour celui-là seul que le malheur est quelque chose de déchirant. En même temps c'est celui-là seul qui n'a pas mérité ce châtiment. Mais aussi pour lui ce n'est pas un châtiment, c'est Dieu même qui lui prend la main et la serre un peu fort. Car s'il reste fidèle, tout au fond de ses propres cris il trouvera la perle du silence de Dieu.
Simone Weil, Commentaires de textes pythagoriciens - L'amour de Dieu et le malheur (coll. Quarto/Gallimard, 1990)