Les dattes l’avaient prédit : bien avant les rassemblements spontanés de la place Tahrir pour contrer un éventuel coup militaire, on pouvait deviner que le soutien populaire dont bénéficie le président égyptien Mohamed Morsi rendait pratiquement impossible une réaction de l’armée. Et cela grâce au yamish, un terme local pour désigner les fruits secs dont les Égyptiens font une énorme consommation durant cette période de fête.
En effet, chaque année les Égyptiens s’amusent à donner aux dattes de ramadan des noms tirés de l’actualité. Certains consommateurs s’obstinent à demander leur variété préférée selon son appellation d’origine (soukouti, siwi, etc.) mais dans les marchés populaires, les vendeurs rivalisent d’imagination pour trouver des appellations susceptibles d’attirer l’attention de la clientèle en la faisant sourire et en la confortant dans ses convictions.
Totalement spontanée, la création de ces noms n’en répond pas moins à certaines règles : n’importe quelle proposition ne peut pas s’imposer sur le « marché » de la création langagière et la « fortune » d’une expression dépend au contraire de l’écho qu’elle trouve auprès du public des chalands qui délivrent un verdict populaire. Du coup, les dattes de ramadan proposent de façon saisonnière une sorte de sondage sauvage de l’opinion. Les appellations successives des dattes de ramadan dressent ainsi le palmarès des personnalités qui ont marqué les esprits.
La "Obama"
Les vedettes naturellement. Il y a ainsi eu une zaïm, du nom de la meilleure comédie de ‘Adel Imam, et d’innombrables variétés certainement prodigieusement goûteuses, dédiées à Leila Elwy, une actrice locale, ou à Haïfa Wehbé (encore elle!) et à ses consœurs de la chanson. Les étoiles du sport ne sont pas oubliées et, notamment lors du succès de l’équipe nationale à la Coupe d’Afrique des nations en 2006 et en 2008, les étals ont rendu hommage à Abu Trika, auteur à chaque fois du but victorieux !
Mais il y a aussi, et même surtout, la politique avec son cortège de figures célèbres dont certaines traversent le temps – Nasser, Sadate, sont ainsi des appellations qui ont duré – alors que la plupart des surnoms font au contraire écho à l’actualité immédiate. En mal ou en bien, car les dattes les moins chères n’échappent pas à la verve des marchands à la criée. Ils se sont ainsi moqués de la « Bush » et de la « Sharon » en 2003, tandis que le fond du panier, la datte de triste mémoire pour les estomacs (et pas seulement), a reçu cette année le nom de fouloul, terme consacré par l’actualité pour désigner les partisans de l’ancien régime.
A contrario, la gouaille populaire a réservé le nec plus ultra du palmier-dattier à des destinées politiques qui sont loin, en France et ailleurs, d’être perçues d’une manière aussi favorable. S’il y a eu la « Obama » en 2009, à la suite d’un discours mémorable adressé au monde musulman cette année-là à l’Université du Caire, la mémoire saisonnière des dattes de ramadan a nommé au panthéon de l’imaginaire arabe Ben Laden et Saddam Hussein en 2004 et 2005, ou encore Hassan Nasrallah en 2006, année de la résistance victorieuse du Hezbollah au sud du Liban.
La "Hassan Nasrallah"
En 2012, bien évidemment, la datte « président Morsi » s’arrache sur le marché bien plus cher que la variété dédiée à son rival malheureux pour l’élection présidentielle, Ahmed Shafiq. Façon de dire à qui vont les faveurs du peuple et manière aussi de prolonger le message donné l’année précédente par la vox populi. Cette année-là, elle a dérogé à la coutume en offrant son hommage verbal non pas à une personne, aussi éminente fût-elle, mais au grand événement que le pays venait de vivre. L’histoire se souviendra longtemps qu’en 2011 les dattes de ramadan s’appelaient Tahrir (Libération, comme la place), Horreya wa adala (Liberté et justice), al-shohada (les martyrs [du 25 janvier]), sans oublier la plus longue en bouche, Al-thawra mostamerra (Révolution continue !)