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LITTÉRATURE ÉGYPTIENNE (47) - LE ROMAN DE SINOUHÉ : 6. PANÉGYRIQUE DE SÉSOSTRIS Ier

Publié le 14 août 2012 par Rl1948

 Comme il est bien, dans la requête au Prince, d'interposer l'ivoire ou bien le jade

Entre la face suzeraine et la louange courtisane.

SAINT-JOHN PERSE

Amers, Invocation, 4

dans Oeuvres complètes,

Paris, Gallimard, La Pléiade,

p. 262 de mon édition de 1972

   Dans le pénultième épisode pré-programmé pour pallier mon absence, nous avons laissé Sinouhé, souvenez-vous amis lecteurs,  en compagnie d'Amounenchi, prince du Rétchénou supérieur, qui l'interroge  sur sa présence en Asie.

   L'Égyptien tente de la justifier en prétextant, dans un premier temps, la volition de son "coeur", comprenez son esprit, voire son inconscient qui l'aurait poussé à agir de la sorte suite aux propos interceptés concernant l'assassinat du roi Amenemhat Ier.

   Puis, dans un second temps, argument probablement plus prégnant à ses yeux, il invoque la volonté d'un dieu ... qu'il se garde évidemment bien de nommer.

   En prenant soin d'ajouter que personne n'a eu à lui reprocher quoi que ce soit, - ce qui constituait, selon l'auteur anonyme de ce roman, une assertion irréfragable -, Sinouhé, se montrant indiscutablement sous un profil le plus avantageux possible, souhaite en outre s'assurer qu'Amounenchi jamais ne le soupçonnerait d'avoir fait partie de ceux qui, au sein même de la Cour, ont fomenté l'attentat ; et, peut-être plus important encore, veut prouver qu'il ne s'est pas exilé aux fins de se soustraire à la justice de son pays.

La Maât est donc bien respectée ...

   Poursuivant son interrogatoire, Amounenchi s'inquiète de l'avenir de l'Égypte suite à la disparition du vieux roi : "Comment donc sera ce pays-là en son absence, sans lui, sans ce dieu puissant ?"  

   Pour ma part, je lui dis en guise de réponse : "Assurément, son fils (1) est entré dans le Palais après qu'il a pris possession de l'héritage de son père. C'est un dieu, certes, qui est sans égal ; personne n'a existé supérieur à lui. C'est un maître de sagesse, excellent quant aux desseins, efficace quant aux commandements, sur l'ordre duquel l'on va et vient.


Sesostris-Ier---Altes-Museum--Berlin.png


     C'est lui qui soumettait les pays étrangers tandis que son père était dans son palais. Il (lui) rendait rapport sur ce qu'il avait ordonné d'être fait. Certes, c'est un homme fort, agissant par la vigueur de son bras, un être actif qui n'a pas son pareil quand on le voit charger les troupes ennemies ou aborder la mêlée. C'est lui qui plie la corne (2)  et affaiblit les mains, (faisant en sorte que) ses ennemis ne peuvent se ranger en ordre de bataille.

   C'est un laveur de visage qui brise les fronts (3). On ne tient pas debout en sa présence. C'est un qui allonge le pas quand il détruit les fuyards : il n'y a pas d'échappatoire pour celui qui lui montre son dos. C'est un tenace au moment de repousser (l'ennemi). C'est un homme qui revient à la charge : il ne peut tourner le dos. C'est un homme vaillant, brave quand il voit la multitude. Il ne donne pas prise à la lassitude autour de son coeur (4) .

   C'est un hardi quand il voit les ennemis de l'Égypte ; c'est sa joie que refouler les troupes adverses. Quand il saisit son bouclier, il piétine (les ennemis). Il ne s'y prend pas à deux fois pour tuer. Personne ne peut échapper à sa flèche ; personne ne peut bander son arc. Les étrangers fuient ses deux bras comme la puissance de la grande déesse (5). Il combat comme s'il prévoyait le but, et ne se soucie pas du reste.

     C'est un possesseur de charme (6) , grand de douceur : l'amour a conquis pour lui. Sa ville l'aime plus qu'elle-même. Elle s'honore de lui plus qu'en son propre dieu. Hommes et femmes passent en exaltation grâce à lui, maintenant qu'il est roi

     Il a conquis étant encore dans l'oeuf : son visage est tourné vers cela depuis qu'il a été mis au monde (7). C'est quelqu'un qui multiplie ce qui est né avec lui. C'est un unique que donne le dieu. Combien se réjouit ce pays qu'il gouverne. C'est quelqu'un qui élargit les frontières : il conquerra les pays du Sud et ne tiendra nul compte des pays du Nord car il a été créé pour frapper les Asiatiques et pour écraser les Coureurs des sables.

     Dépêche (un messager) vers lui. Fais qu'il connaisse ton nom (8) ; ne blasphème pas loin de Sa Majesté. Il ne manquera pas de faire du bien à un pays qui sera loyal envers lui.

   Alors il me dit : Et assurément l'Égypte est heureuse, elle sait qu'il est puissant !

Notes

(1)  Son fils : Sésostris Ier, fils et corégent depuis une dizaine d'années d'Amenemhat Ier.

(2)   C'est lui qui plie la corne : c'est lui qui fait ployer son adversaire, ici comparé à un taureau puissant ; métaphore d'ailleurs souvent attribuée à Pharaon lui-même, soit dans la littérature officielle, soit dans sa titulature : souvenez-vous quand je vous avais détaillé celle de Ramsès II gravée en creux sur l'obélisque situé Place de la Concorde, à Paris, et que nous y avions lu le premier parmi les cinq noms qui lui avaient été attribués : Horus, Taureau victorieux, aimé de Maât.

   

(3)  Un laveur de visage qui brise les fronts : un vindicatif. Il est ici fait allusion à la figuration, devenue elle aussi classique, du roi vaillant qui fracasse ses ennemis.

   A la lecture de tout ce passage, vous aurez évidemment compris que Sinouhé met particulièrement l'accent sur les qualités guerrières qui animent Sésostris Ier. Nous sommes là en présence d'une image récurrente des formules d'eulogie qui se renforcera par la suite, notamment quand, au Nouvel Empire, le souverain affirmera qu'il est un preux, un champion au-dessus de tous les autres.

(4)   Il ne donne pas prise à la lassitude autour de son coeur  : il ne se laisse pas vite décourager.

(5)   ... la puissance de la grande déesse : il s'agit d'Ouadjet, sous la forme d'un cobra femelle censé protéger tout monarque égyptien de ses ennemis. Souvent, il figure frontalement sur leur coiffe : c'est ce que les égyptologues nomment l'uraeus.

(6)   C'est un possesseur de charme : avant de revenir à des considérations ressortissant au domaine militaire, Sinouhé glisse ici quelques propos mettant l'accent sur l'affabilié du jeune roi.  

(7)   ... depuis qu'il a été mis au monde : Sinouhé fait ici comprendre à son interlocuteur que Sésostris Ier est né et régnera par volonté divine ; et d'ajouter ensuite que, nonobstant cette "prédestination", il sera apprécié de son peuple (Combien se réjouit ce pays qu'il gouverne). 

(8)  Fais qu'il connaisse ton nom : Sinouhé conseille à Amounenchi de se présenter au nouveau dirigeant. Rappelez-vous qu'Amounenchi, apprenant la mort d'Amenemhat Ier de la bouche même de l'exilé, s'inquiétait de savoir ce qu'allait devenir l'Égypte sans ce dieu puissant craint des Asiatiques. Cela donne à penser que  le prince du Retchénou et le vieux gouvernant se connaissaient. Et le présent conseil de Sinouhé autorise à croire que des liens, voire même une correspondance officielle, aient pu exister entre les deux hommes ; relations que le décès du roi interrompra automatiquement, sauf si Amounenchi prend l'initiative d'envoyer sans tarder des messagers à la Cour d'Égypte.

   Historiquement parlant, ce passage du roman se révèle capital non seulement parce qu'il nous fournit le terminus a quo, l'époque à partir de laquelle se sont établis des échanges épistolaires entre potentats égyptiens et asiatiques, échanges qui prendront une importance toute particulière à l'époque d'Amenhotep III et de son fils Akhenaton - j'ai déjà, souvenez-vous, eu l'opportunité d'évoquer les "Lettres d'Amarna" ; mais aussi parce qu'il nous précise le rôle d'ambassadeur, d'agent diplomatique que vraisemblablement joua Sinouhé hors des frontières de son pays. J'y reviendrai ...

   A suivre ... mardi prochain, en direct, puisque définitivement de retour, je pourrai enfin lire les commentaires éventuellement adressés ces derniers temps et y apporter réponses.

   (Je ne rappellerai jamais assez tout ce que cette mienne traduction doit à l'enseignement, aux conseils avisés et aux corrections pointues du Professeur Michel Malaise qui, voici près d'un quart de siècle, guida mes premiers pas dans l'apprentissage de la langue et de l'écriture égyptiennes.)


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