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Un entretien avec Ariane Dreyfus (1ère partie)

Par Florence Trocmé

Poezibao commence ici la publication, en trois volets, d’un entretien entre Ariane Dreyfus -qui vient de publier Iris, c’est votre bleu au Castor Astral- et Tristan Hordé.
A la fin du troisième volet, le fichier pdf de l’intégralité des échanges sera disponible.

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Tristan Hordé : Le recueil Quelques branches vivantes s’ouvre par une question ; « Qu’est-ce que tu as dit ? » (et la réponse porte sur les myosotis et les cerises). Je lis dans cette entrée une des caractéristiques de ton écriture : le goût pour les expressions de la vie quotidienne, de la langue commune.

Ariane Dreyfus : C’est très simple : sans langue commune en elle, la poésie est une langue morte, et aucune théorie de la « modernité » n’y changera jamais rien. Le projet de Hugo tient toujours : « J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose [1] ». Les plus beaux poèmes contiennent des entailles, des vacillements de prosaïsme. Que je ressens comme inséparable de ce que Claudel appelle : « les possibilités de délectation que contient pour nous le langage français ». Certes, lui à ce moment-là réfléchit sur le vers, mais je crois qu’on peut élargir ses remarques. Il parle de la jouissance d’un enfant qui d’une autre pièce ne peut saisir d’une conversation que les courbes de la parole, et pas son sens : « Comme ce parler visible s’inscrit pour lui devant ses yeux en dessins pleins de fraîcheur et d’originalité ! Quel dialogue entre ces voix ! Quelle originalité et quelle verdeur dans les attaques ! Quel tour toujours nouveau ! Quelles coupes ! […] Quelles élégantes ondulations de la phrase ponctuée au mépris de la grammaire et que termine un cri de fauvette ! […] Quelle musique toujours changeante et toujours imprévue et quelle joie de se sentir ainsi gracieusement porté sans que l’on sache comment par-dessus tous les obstacles ! » Après cette description exaltante, il énonce son désir : « Comment faire pour garder cette franchise, cette liberté, cette vivacité, cet éclat du langage parlé, et cependant pour lui donner cette consistance et cette organisation intérieure qu’exige l’inscription sur le papier ? […] Comment enivrer sans rassasier jamais d’une musique qui ait à la fois l’intérêt de la recherche et la douceur de l’autorité ? Comment garder le rêve en écartant le sommeil ? Comment soutenir son pas d’une ombre à la fois sensible et introuvable comme le cœur ? [2] »
Ainsi j’aime garder dans l’oreille cette référence au phrasé « naturel », à ne pas confondre avec la correction grammaticale, comme Claudel prend soin de le préciser. En ce sens les expressions ou tournures courantes, notamment pour lancer le poème ou le finir, sont des points de contact avec le lecteur, dans l’espoir qu’ainsi il ne pourra pas « y échapper » grâce à ces bouffées d’airs familiers.
Inversement, devant les poèmes « poétiques » au langage soigneusement choisi, aux tournures forcées, devant ces poèmes crispés sur des hauteurs dont ils semblent avoir peur de tomber, j’éprouve une véritable répulsion, tout autant physique que morale. Impression qu’ils se drapent dans une solitude où j’ai tout simplement envie de les laisser.
Certes, la poésie ne peut qu’être langue différente, mais elle doit être aussi en train de rêver qu’elle s’abouche à la langue de tous, sinon ce n’est qu’un snobisme parmi d’autres.
Je pense à la critique que fait Meschonnic, dans Célébration de la poésie [3], de la nomination, dont je n’étais pas consciente qu’elle résume à elle seule ce qui me met mal à l’aise avec certaines poétiques aujourd’hui : « Nommer, nommer. L’erreur majeure […] d’en rester au début de la Genèse. Les noms qu’Adam donne aux êtres. […] (alors que) le langage ne commence qu’avec le dialogue entre Adam et Ève ». Passage éclairé par ceci (qui est une critique de la phrase de Sartre: « Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage ») : « La poésie n’est en rien distincte du langage courant. Tous deux se réalisent dans une inséparation du son et du sens [ici Meschonnic conteste l’idée que la poésie a pour but de lutter contre l’arbitraire du signe]. L’empirique du langage est en grande partie manqué par le modèle du signe. Banalement, et dans toutes les activités du langage, c’est le discours qui est premier, non l’unité mot ».

  

T.H. :Je détache des fragments de la page 4 de couverture de Quelques branches vivantes, pour que tu reviennes sur le verbe attendre, puis sur l’assimilation de l’enfance et du présent : « Écrire délivre d’attendre » puis « Ne plus attendre n’empêche pas que l’enfance, autre nom du présent, demeure. Sous l’écorce le bois vert. »

 

A. D. : « Écrire délivre d’attendre » parce qu’écrire nous installe dans un autre temps qui n’est pas le temps des projets et des désirs qui ont trait au réel. Ce pourquoi c’est très libérateur. Cet autre temps c’est comme une éternité mais fragile, pleine d’aléatoire et d’imperfections possibles, une éternité qui ne serait pas oubli de notre condition humaine, au contraire. L’éternité de notre voix de toujours.
Ce qui nous ramène à l’enfance, mais comme j’en ai souvent parlé dans mes entretiens précédents [4], je ne développerai pas plus longuement ce que dit ce passage : « autre nom du présent » parce que je pense que l’enfance est notre fond permanent ; « le bois vert » pour la fraîcheur dans sa découverte du monde et du langage.
Mais il y autre chose : c’est le problème de la candeur ; on ne peut commencer un poème sans elle (commencer comme si on n’avait pas encore dit, pas déjà vu), mais cette candeur peut aller jusqu’à la naïveté, qui dans son aveuglement est une forme de vanité et d’impasse (écrire sans se soucier de l’histoire de la poésie, écrire dans la spontanéité de son être). Je songe au double que s’est créé Patrick Dubost, et qu’il a appelé Armand Le Poête [5]. Les poèmes de ce dernier, amateur de base, nous plongent dans un indécidable : on ne sait pas si c’est très beau ou à jeter, très émouvant ou très ridicule, mais ce qui est sûr, c’est qu’il est notre portrait caché à tous. En voici deux exemples pour ceux qui ne le connaîtraient pas (les ratures et les fautes font partie des textes) :

s’est fou incroyable
toutes ses balades
qu’on a fait tout les deux
en marge de l’univers
sans jamais pensé
qu’on était
dans l’univers la galaxie
quelque chose
la voie lactée
l’univers
le big bang
quelque chose

 

*

 

ne sois jamais
ma dulcinée
ne sois jamais
en retard
car car le paysage alors
se décale pour toujours
de quelques minutes

Remarquable comme en lisant ce livre on réalise que les pires maladresses de la poésie frôlent sans cesse la grâce la plus pure. La poésie est aussi une nostalgie de l'innocence, de tous nos élans qu’on voudrait voir acceptés, y compris nos petitesses et nos incohérences.
Mais on ne peut pas. On ne peut pas être sincère à ce point. La sincérité est même littéralement impossible puisque très vite ce n’est plus le sens qui décide du poème (par exemple apparaît clairement ici qu’on peut finir par dire « sincèrement » le contraire de ce qu’on avait commencé par écrire). Dubost dévoile bien ici ce qu’il y a de calcul, de besoin de l’autre ainsi que d’encombrement littéraire dans l’écriture de tout poème. Les ratures d’Armand le disent : bien sûr, quand je commence mon poème, quand je suis à sa recherche, je suis comme un enfant oublieux du monde et je ne pense pas réellement au lecteur, mais en fait, plus j’écris ce poème plus je deviens son lecteur. Un enfant qui joue, peut-être, mais sans innocence alors.
Mais ce n’est pas plus mal, cela permet d’ « écrire  avec de soi », comme dirait Barthes, tout « en allant voir ailleurs » 

 

T.H. : Tu parles de candeur à propos d’Armand le Poète : pour moi c’est de la rouerie, il ne peut exister ce personnage…Si on enlève les ratures, le texte tient debout et les ratures sont introduites pour jouer la candeur…

A.D. : Patrick Dubost nous dit des choses sur ce qu’est la poésie en proposant ce texte. Il n’y a pas de spontanéité possible, même de la part de quelqu’un présenté comme complètement démuni (ce que signalent les fautes d’orthographe, qui ne sont pas une coquetterie, qui sont surtout informatives), qui n’a aucune connaissance de la poésie… C’est cette impossibilité qui m’émeut à travers ces ratures. Mais il ne faut pas renoncer pour autant à la candeur, sauf qu’elle advient en fait au bout du travail : parvenir à avoir l’air de dire des évidences, désarmantes (j’aime désarmer le lecteur). Mon rêve : que ce qui est dit tombe sous le sens.

T.H. : Mais souvent tes poèmes ne tombent pas sous le sens. Tu dis que ta syntaxe brisée permet d’arriver à une sorte de spontanéité…

A.D. : Une sorte d’éblouissement, à la fois du sens et pas du sens… Je veux dire, ce n’est pas du discours…
Écrire un poème, c’est à chaque fois construire des présences pour survivre. Il y a des présences plus ou moins claires, mais il faut des contrastes ! Des passages plus ou moins tortueux et, tout à coup, comme une clairière, une éclaircie.
Je pense à Éluard, qui est pour moi l’exemple de l’évidence : « Ce que j’aime dans ton visage / c’est l’arrivée d’une lampe allumée en plein jour ». Cela dit quelque chose sur ce que l’on vit.

T.H. : Pour revenir aux questions, fréquentes dans tes recueils, elles sont régulièrement comme les questions d’un jeu ; dans Quelques branches vivantes, encore : « Où êtes-vous ? où êtes-vous ? ».

A.D. : Des questions pour provoquer des ouvertures, des appels d’air, y compris pour ma propre voix. L’écriture est une mise en branle, une mise en vie. Vers un lieu où l’envie a droit à tout le possible, comme le rêve James Sacré à un moment de son dernier livre, Un paradis de poussières[6] :

Je voudrais m’en aller dans un poème
Pour être comme à côté du corps
De quelqu’un d’autre, un corps
Où la parole ne trahit pas le silence.

Ce désir de contact éperdu et précis (qui au moins une fois aura pensé à un corps réel), cette gravité dans un emportement lent, c’est à cela que je reconnais la poésie qui me tient à cœur, cela me suffit. Là où s’obstine cette croyance magique qu’en passant par l’écriture, le corps nous reviendra mieux. Ne serait-ce qu’en s’étant bien imprégné, par la pensée, de ce quelqu’un qu’est un autre.

J’aime les poètes dont je sens dans les poèmes l’être remué par ce désir-là, bougeant pour y arriver et entraînant les vocables comme des morceaux d’eux dans des vers vécus comme des moments d’étreinte (il suffit du mot « toi » et l’autre y est aussi) : un des premiers à me faire cet effet a été Denis Roche [7], que dans les années 70 je lisais un peu comme je le faisais alors de Maurice Scève (autre « poète-seuil » de ma jeunesse) ; tous deux ont été importants pour cette envie d’ « y aller avec le corps ». J’aime toujours le resserrement bandé de Scève, mais les avant-gardes sont vite « rances », trop facilement contentes d’elles, « assises ». Alors l’énergie d’amour vraiment émouvante de fraîcheur, de bondissement, outre Rimbaud bien sûr, et Michaux l’éveillé perpétuel, c’est, pour citer des poètes dont j’ai moins parlé dans de précédents entretiens, Dotremont, Savitzkaya [8], Cliff, Pesquès, Fourcade que je suis en train de découvrir, hélas bien tardivement : Il est un livre saisissant, où l’on voit vraiment la poésie naître dans une solitude qui fuit l’isolement de l’être, et courir vers le poème comme on avale la peur, comme s’il ne pouvait jamais être trop tard..

T.H. : Certains poèmes sont très brefs, comme : « Pas long le poème / Viens vite ! [9] », ce qui pose la question de savoir ce qu’est lire un recueil – ou ce qu’est la poésie.

 

A.D. : Parfois je voudrais qu’un poème soit un geste qui s’impose, qui se déploie avec une évidence secouante.  D’où la tentation de lancer des poèmes courts pour saisir d’un coup, entièrement, comme une décision que je communiquerais au lecteur. Et j’aime dans ce poème que tu cites, emblématique de ce plaisir-là, cette revendication de présent sans recul qu’il dégage. Truffaut disait qu’il fallait court-circuiter la rationalité du spectateur, pour que l’émotion ait une chance de l’atteindre avant. Un poème presque aussi court qu’un seul mot, comme un mot inventé mais évident. Sur ce point, il est sûr que la lecture de Guillevic a été décisive, définitivement.
Cette forme brève, j’en ai fait pour la première fois l’expérience dans un livre qui résulte d’une commande de Louis Dubost pour sa collection « Le farfadet bleu » : La belle vitesse. Ce livre a été très important pour moi, pas seulement parce qu’il recèle des éclats de l’enfance de mon fils et de ma fille qui en sont les personnages exclusifs, mais parce qu’il m’a permis de découvrir à quel point, paradoxalement, plus les textes sont courts, plus on peut trouver, et faire passer, de discrètes anomalies de syntaxe ou de pensée, qui pourraient faire écran à leur réceptivité dans des poèmes plus longs. Quelques exemples tirés de ce recueil : « Il n’y aura pas d’autre enfant mais pourtant je l’aime aussi » (le présent d’actualité est complètement illogique puisque cet enfant-là n’existe pas et n’existera jamais, mais dans mon cœur il est le seul temps vrai, et d’ailleurs ce n’est que bien après avoir écrit cette phrase que j’ai réalisé que normalement j’aurais dû employer le conditionnel) ; « Conversation dans l’escalier : - T’as pas vu le shérif ? / - Non, mais j’ai vu Maman » où le réel est plus inattendu que l’imaginaire ; « Dans son mensonge, assis même, Paul apprend la solitude » (l’abstrait devient concret et vice-versa).
Et dans cette brièveté, j’expérimente mieux parfois qu’un poème n’est pas une succession de mots, mais que ceux-ci sont emportés par quelque chose qui les fond et les dépasse : l’élan d’une parole dans la relativité d’un corps. En ce sens, ma découverte assez tôt par rapport à mon activité d’écriture de James Sacré, le compagnonnage depuis que m’est son œuvre, m’a vraiment fait sentir que c’était la voie que je voulais, sans compter qu’il y a chez lui une confusion si juste, quand on considère notre vie, entre le sentimental et l’organique ! Ponge, connu avant, m’avait ouvert cette voie – cette phrase dans « Première ébauche d’une main» : « Voyez la droite ici courir sur cette page » est la matrice de nombreux passages de mes poèmes – mais chez lui trop peu d’affect érotique transitif (vers un autre) même si demeure ma fascination pour sa passion du faire et de la dire, cette passion. Quant aux livres de Stéphane Bouquet, qui sapent toute étanchéité entre sexe et pensée, et cela dans un abandon décidé de son être, ils amplifient en moi ce que la poésie de Sacré avait commencé.
Ta question porte aussi sur le rapport entre brièveté des textes et perception d’un recueil. Outre La belle vitesse, petit recueil entièrement constitué de tout petits textes, il y des parties de recueil dont c’est le cas aussi, comme « Je ne le dirai plus » dans L’inhabitable ou « Les mots viendraient » dans La terre voudrait recommencer (recueil inédit), et à chaque fois les textes ont une double modalité d’existence : seuls, d’une part, et d’autre part comme fragments d’un ensemble. D’autres fois, c’est présenté en un seul poème continu, mais avec de forts espacements pour qu’il y ait cette double approche : le début de « Le présent des phrases » dans L’inhabitable par exemple. Et d’ailleurs, tous les longs poèmes fonctionnent sur cette combinatoire d’éléments isolables[10]. Tout ceci pour dire à quel point je rêve de concilier la poésie comme condensation lapidaire dans une langue dressée, et la poésie comme vibration, pâmoison sans fin. Fourcade a raison, la poésie est bien une activité androgyne.

(à suivre....)

(entretien Tristan Hordé, photo Tristan Hordé)


[1] « Réponse à un acte d’accusation », Les contemplations.
[2] Réflexions et propositions sur le vers français.
[3] Editions Verdier, les citations qui suivent se trouvent p.238 et 31.
[4] Entretien avec Camille Loivier dans le n°12 de Neige d’août (printemps 2005) et entretien avec Bruno Berchoud dans le n°156 de Décharge (décembre 2007)
[5] Mes plus beaux poèmes d’amour d’Armand Le Poête (éditions Gros Textes, 2000)
[6] André Dimanche Editeur, 2007. Ce poème se trouve p.94.
[7] Essentiellement Les idées centésimales de Miss Elanize
[8] Bufo bufo bufo est un livre que je n’ai jamais ce qu’on appelle « lu », car dès que je l’ouvre il me donne envie d’écrire moi aussi !
[9] « Je ne le dirai plus » in l’Inhabitable (Flammarion, 2006)
[10] A la fin de L’inhabitable, j’ai pu ainsi m’amuser à faire un poème-anthologie de quelques baisers de mes recueils précédents, à eux tous ils sont devenus un nouveau poème (intitulé « En une brassée »)


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