En 1894, quatre ans après la publication de son chef d’œuvre La Faim (Sult), Knut Hamsun réécrit Maupassant tout comme Balzac réécrivait Saint-Beuve en 1834-35. Le Lys dans la vallée est meilleur que Volupté ; Pan sera meilleur que Notre cœur ! Car Hamsun est à cette époque très en colère, et il le fait savoir dans une série de conférences données dans la Norvège cultivée du début des années 1890. Publiés sous le titre Paa turne – Tre foredrag om litteratur (En tournée – Trois conférences sur la littérature), ses discours s’élèvent violemment contre de célèbres noms littéraires comme Henrik Ibsen, Shakespeare… et Guy de Maupassant. C’est la genèse de Pan, deux ans avant l’installation de l’écrivain à Paris en 1893 où il réside quelques mois, le temps de l’écriture de sa légende tragique. Notre cœur de Maupassant est sa base mais celle-ci doit devenir scandinave, se parer d’atours terriblement durs et naturels, revêtir un caractère nordique et forestier, se transformer en récit païen en délaissant bien évidemment ses flaflas “parisiens et superficiels”. Stop à la bien-pensance bourgeoise, halte aux figures creuses : Hamsun le démolisseur se veut “aussi agressif, aussi destructeur que possible”, et désire créer des caractères littéraires encore rarement vus : non régis par un ou deux traits de tempérament mais plutôt habités par une multitude de “daïmon”, dessinant ainsi l’homme moderne, fébrile, lunatique, traversé par des courants psychologiques toujours difficiles à appréhender, gouverné par un inconscient épais, sourd mais bien vivant. L’inconséquence prédomine et elle produit au cœur de la psyché Hamsunienne des “bonds délicats et arbitraires” : c’est la marque de fabrique de ses personnages (très souvent masculins, dans une veine Strindbergienne où les femmes sont plutôt des muses inspirantes mais peu inspirées, des vampires même, lorsqu’elles sont trop influencées par la société – mais aussi tellement indispensables lorsqu’elles sont maîtresses du monde, mères-nature en puissance).
Photo de l’adaptation cinématographique de Pan par Henning Carlsen en 1995
Knut Hamsun
A travers Pan, Hamsun donne une véritable leçon de littérature moderne, où les “Piliers de la société” Ibseniens qui pervertissent l’homme de la nature en prennent forcément pour leur grade. Leur proie est ici principalement le lieutenant Thomas Glahn, une nouvelle figure du vagabond de La Faim, un homme indépendant, rêveur, dont l’inconscient “lisible” explose littéralement au fil des pages. Ce fils des forêts du Nordland (Sirilund) est un ermite qui vit dans sa hutte avec son fidèle chien Ésope. Le Grand Pan n’est pas mort dans cette contrée : il tente de faire revivre dans le cœur de Glahn des figures mythiques comme la belle Iseline et son amant Diderik. Ces visions inspiratrices provoquent sans doute le désir d’une rencontre, lorsque Glahn fait la connaissance de la jeune Edvarda dont il devient le pantin, le jouet de fantaisies et d’une compétition orchestrée par la jouvencelle avec deux autre prétendants bien différents : un docteur boiteux et un baron scientifique. Au contact de ces êtres, de ces citadins petits bourgeois lors d’une sortie en barque, d’un bal et d’une fête, le lieutenant Glahn observe, tente de participer, de s’intégrer, mais sa part d’ombre surgit à l’improviste et lui fait commettre des gestes, tenir des propos incompréhensibles, purement déraisonnables. Tout retentit en lui, la fièvre s’interpose, la nature et son instinct reprennent le dessus, avant que l’homme ne retourne dans sa forêt avant un ultime départ, rappelé par Pan et ses créatures plus douces et plus respectueuses de sa psyché que les hommes ici-bas. Bien avant Esclaves de l’amour (entre 1897 et 1905), Hamsun décrit minutieusement les affres des passions, de manière microscopique. Sa cruauté résonne et lui fait accoucher sur le papier d’êtres en perpétuel changement, en chair et en os, portés par la force de cette incompréhensible “branloire pérenne” ô combien fascinante.