Le film sera diffusé en France à la mi-octobre. La Palme que le metteur en scène Michael Haneke a reçue cette année à Cannes a permis d’en apercevoir quelques images. C’était trop ou trop peu. Comment éviter de donner une idée fausse d’un film quand il faut bien en distribuer quelques extraits qui sont susceptibles d’attirer des spectateurs ? Alors, qu’il faudrait pouvoir totalement se taire, avant que la première image n'apparaisse !
Les cinémas Star de Strasbourg semblent être sauvés après un long épisode de combat à propos du loyer des salles et l’obligation d’un équipement en numérique. Les spectateurs ont contribué financièrement à ce sauvetage. C’est un soulagement ! Du coup le petit festival ciné-cool d’avant-premières qui a commencé ce soir pour une semaine par le film de Haneke, va rebondir sur une séance en plein air le 7 septembre prochain d’un film qui ne sera révélé que quelques jours auparavant, puis la 5ème édition du Festival européen du film fantastique la semaine suivante, en attendant pour décembre le film sur Tomi Ungerer « L’esprit libre ».
J’espère qu’Amour ne sera pas trop absorbé par une pluie de commentaires à teneur sociale sur le vieillissement de nos sociétés et sur la nécessité grandissante d’une aide au grand âge.
Il s’agit d’un film de création, d’un film pour deux pianos, ou mieux pour les voix d’un duo de violoncelles. La partition tragique de ce film ne pouvait être interprétée que par deux acteurs aux voix inexplicables qui acceptent de s’accorder la confiance, à plus de quatre-vingts ans, de tourner à nu.
Le fait que l’on porte tous, dans la tête, la mémoire du visage de leur plus belle jeunesse n’en rend le film que plus fort, d’autant plus que la caméra ne nous épargne rien de ce qui les a creusés. Autrement dit c’est un film musical, où l’on sait que le sourire carnassier de l’un apparaîtra furtivement sous les rides et que les bonnes manières de l’autre émergeront par instant dans le naufrage d’un corps qui, peu à peu, refuse tout.
Je crois que c’est cette émotion-là qui fait le chef d’œuvre : quatre instants de rires très brefs et seulement quatre instants qui résonnent comme un scandale insupportable dans la lenteur vitreuse d’un huis-clos mortel. Alors que c’est justement cette lente descente aux enfers qui devrait être insoutenable.
Le sens de ce film, parce que c’est un film et non un témoignage, c’est tout simplement le caractère inexorable de la force de son regard.
Bien entendu il dit très fort : laissez-nous tranquille ! Nous vivrons si nous en avons envie et nous mourrons si c’est la seule solution possible. A quatre-vingts ans nous n’avons plus de leçon à recevoir. Nous n’avons pas besoin qu’on nous prolonge et qu’on nous regarde, qu’on nous plaigne ou qu’on nous traite comme des enfants. Nous avons compris la vie parce que nous en caressons la fin, comme le crâne lisse d’un Memento Mori. Nous sommes plus qu’adultes !
Et c’est justement en transgressant en permanence cette demande d’intimité, en montrant tout, jusqu’à une sorte d’écœurement insistant, que Haneke nous délivre des sentiments de responsabilité ou de culpabilité maladive où la vie citadine nous a conduits en nous amenant à osciller en permanence entre l’horreur et l’empathie vis-à-vis de la vieillesse de nos proches et de celle qui nous attend.
Que comptez-vous faire de votre vie ? Mourir, tout simplement !
Le sens de ce film, parce que c’est un film et non un reportage, c’est tout simplement la place du spectacle. Ce que doit être le commandement d'un film : regardez ! Regardez jusqu’au bout !
En fait, nous sommes sur scène, devant les spectateurs et non l’inverse. Comme le pianiste que nous ne verrons jamais. Le Théâtre des Champs-Elysées est plein de spectateurs et il bruit d’une attente familière et bienveillante de la perfection. Et nous sommes sur la scène avec les musiciens, tandis que les bagatelles et les sonates si élégantes, si bien jouées, avec des doigts si déliés qu’ils tutoient les anges, sont peu à peu remplacées par de simples mots écartelés au sein de souvenirs épars, par des cris primitifs et par des gestes figés.
L’Amour c’est, à la fin, cette compréhension que rien ne sera plus, que ce n’est pas si tragique, même si c’est douloureux et qu’il faudra faire un échange pour être en paix avec soi-même. Un échange entre la mort qu’on inflige et la dernière vie que l’on doit sauver, celle de l’oiseau qui peut encore voler.
Comme chez Hans Holbein, entre les deux ambassadeurs, les deux musiciens, les deux savants, les deux humanistes qui ont vécu grâce à leur imagination, le crâne nu défie la vie de son anamorphose.
Restent les livres, les partitions, les instruments de musique et tous ceux qui, encore et encore, liront, imagineront, joueront et aimeront.