Achille Laugé (Arzens, Aude, 1861-Cailhau, Aude, 1944),
La Route au lieu-dit « L’Hort », c.1896-1898
Huile sur toile, 115 x 94,5 cm, Montpellier, Musée Fabre
(cliché © Musée Fabre – Montpellier Agglomération / F. Jaulmes)
Le disque dont je souhaite vous parler aujourd’hui me semble représentatif de la démarche qui rend ce support aujourd’hui encore indispensable, quoi qu’en pensent ceux qui souhaiteraient l’enterrer sans plus de cérémonie. Prenez deux compositeurs, l’un universellement célébré, Claude Debussy, l’autre tombé dans un oubli presque total, René Lenormand, et une compositrice dont on connaît peut-être plus aujourd’hui le nom que la musique, Cécile Chaminade, composez un programme chambriste de trios avec piano qu’interprètera le jeune Trio Chausson, dont les trois précédents enregistrements ont été favorablement remarqués par la critique, et vous obtiendrez, grâce au bienveillant soutien du Palazzetto Bru Zane, un projet passionnant, publié il y a quelques mois par Mirare.
Des voies différentes explorées par ces trois œuvres, la plus personnelle est peut-être celle de Cécile Chaminade, qui adopte dans son Trio n°2 en la mineur, composé en 1887, une découpe en trois mouvements, assez singulière pour l’époque. Il faut sans doute rappeler les grandes lignes de la vie de cette femme née le 8 août 1857 à Paris de parents, s’il faut l’en croire, « excellents musiciens » mais qui ne l’encouragèrent néanmoins à cultiver ses précoces et prometteuses dispositions, remarquées et encouragées par Saint-Saëns, Chabrier et Bizet, qu’à des fins d’agrément. À défaut de pouvoir entrer au Conservatoire, elle suivit à titre privé l’enseignement d’Augustin Savard (contrepoint, harmonie et fugue), Félix Le Couppey (piano) et Benjamin Godard (composition) et fit ses débuts à la Société Nationale de Musique en 1880 avec son Trio en sol mineur op. 11. Si la musique pour piano et de chambre furent, avec la mélodie, ses domaines de prédilection, elle composa également des partitions symphoniques, dont un Concertstück pour piano et orchestre (op. 40, 1888) et une symphonie dramatique, Les Amazones (op. 26, 1888), avant de connaître une importante renommée européenne et même américaine – elle donna douze concerts aux États-Unis à l’automne 1908 – qui dura jusqu'aux débuts de la Première Guerre mondiale, lorsque des problèmes de santé l’éloignèrent progressivement de la scène publique. Installée en 1925 dans le Var, elle finit ses jours, largement oubliée, à Monte-Carlo où elle mourut le 13 avril 1944. Dès la première écoute du Trio en la mineur, on est frappé par l’énergie qui se dégage de cette partition parfaitement pensée et menée, ce qui permet de mieux comprendre pourquoi la musique de Cécile Chaminade dérouta les critiques américains de l’époque, qui la trouvèrent trop virile pour être l’œuvre d’une représentante du Beau sexe. Si le Lento central, dont les couleurs et le lyrisme empreint de pudeur ne sont pas sans évoquer l’esprit de l’Adagio du Quatuor avec piano op. 15 de Fauré (1880), sait être souvent poignant sans toutefois tomber jamais dans le piège du sentimentalisme, les deux mouvements qui l’encadrent sont, eux, solidement campés, l’Allegro moderato initial tout bourrelé de lueurs inquiètes, voire de brèves plongées mélancoliques, dégageant également une fierté obstinée et le bien nommé Allegro energico conclusif, très dansant, affichant une vigueur qui parfois frôle la rugosité.
Tout autre est le Trio en sol mineur, publié à Brême en 1893, de René Lenormand, un compositeur aujourd’hui relégué dans la plus totale obscurité. Ce fils d’industriel, né à Elbeuf le 5 août 1846 et mort à Paris le 3 décembre 1932, qui, à l’instar d’un Napoléon-Henri Reber, préféra la musique aux affaires, formé à Paris par un intime de Berlioz, Berthold Damcke (1812-1875), encouragé par Fauré, joua un rôle déterminant dans la diffusion du Lied en France et de la mélodie française à l’étranger grâce aux institutions qu’il créa, la Société de musique d’ensemble en 1885, puis le Lied en tous pays en 1907. Sa production qui demeure, sauf erreur de ma part, presque totalement inédite au disque, se concentre d’ailleurs essentiellement dans le domaine de la mélodie, dans lequel il fait montre, à partir des années 1909, d’un orientalisme de plus en plus affirmé. Dès l’Allegro qui l’ouvre, son Trio en sol mineur offre un curieux et très séduisant mélange d’élégance et de décantation françaises et d’emportement passionné dans lequel il est permis de voir un écho de l’intérêt que Lenormand portait aux répertoires étrangers, en particulier russe. Le même double langage marque encore l’Andante qui se présente comme une ample méditation aux élans fiévreux contenus et pourtant très à fleur de peau, tandis que le Scherzo alterne humeur primesautière et épisodes rêveurs dont les harmonies du second ne sont d’ailleurs pas sans évoquer Saint-Saëns et que le Finale plein d’un dynamisme obstiné est riche en clins d’œil, puisqu’on y trouve même un bref passage fugué.
Paradoxalement, l’œuvre de ce programme qui paraît la moins personnelle est le Trio en sol majeur de Debussy, une œuvre de jeunesse écrite en septembre-octobre 1880, alors que le jeune musicien de dix-huit ans avait, sur la recommandation de son professeur de piano, Antoine Marmontel, rejoint l’entourage de Nadejda von Meck (1831-1894), qui entretint, jusqu’en 1890, une relation épistolaire pleine d’affection platonique avec Tchaïkovski qu’elle pensionnait. Après des séjours à Interlaken et à Arcachon, Debussy, engagé par la baronne pour donner des leçons de piano à ses enfants, accompagner sa fille Julia qui était chanteuse et jouer en duo avec elle-même, suivit la famille à Florence où elle fut rejointe par le violoniste Vladislav Pachulski et le violoncelliste Piotr Danilchenko. Les trois musiciens formèrent alors un trio dont la mission principale était d’égayer les soirées et c’est donc dans cette seule optique de divertissement raffiné que le Trio en sol majeur a été conçu. Le jeune Debussy s’y montre très tributaire des différentes influences auxquelles il a pu être exposé, comme celles, entre autres, de Delibes (Scherzo), du premier Fauré (Andantino con moto allegro initial) ou de Saint-Saëns, mais ce qui frappe peut-être le plus est la clarté des textures, le sens mélodique et la sensualité des ambiances (il est amusant de noter l’insistance avec laquelle les mentions appassionato et espressivo apparaissent dans les indications du jeune compositeur) de la pièce toute entière, dont le dernier mouvement regarde, certes de façon souvent à peine ébauchée, vers la future manière debussyste par ses nombreuses variations de climat, explorant un large spectre allant de l’abrupt à l’évanescent.
Le Trio Chausson (photographie ci-dessous) s’empare de ces partitions avec un enthousiasme et une maîtrise absolument réjouissants, et on sait gré aux musiciens de les investir avec un égal professionnalisme, sans tenir le moindre compte de la notoriété de leur auteur. Outre louer cette humilité face à la musique, on ne peut qu’applaudir les capacités d’écoute mutuelle et la complémentarité dont font preuve Philippe Talec, auquel on est reconnaissant d’offrir une sonorité de violon claire et généreuse qu’un dosage très précis du vibrato permet de ne jamais empâter, Antoine Landowski, dont le violoncelle chante avec une sensualité et une élégance remarquables, et Boris de Larochelambert qui sait tirer d’un jeu de piano particulièrement racé des climats d’une grande subtilité ; il est évident qu’en dépit de l’excellence de ses capacités techniques individuelles, nul n’est ici pour se hausser du col et c’est la musique qui est l’entière bénéficiaire de cette belle harmonie. Ici, en effet, tout respire avec un naturel admirable, les phrasés sont souples et vivants, les atmosphères parfaitement définies, les contrastes rendus avec beaucoup de richesse, sans jamais que cette attention accordée jusqu’aux plus petites inflexions se solde par un éparpillement qui amoindrirait le souffle dont peut se prévaloir cette interprétation. Car il faut souligner qu’une autre de ses grandes qualités est de prendre des risques, celui de chanter, celui de fanfaronner, celui de taquiner, celui de s’émouvoir, bref, celui de laisser affleurer toutes les émotions dont ces musiques, qui ne rougissent jamais d’être romantiques, sont pleines. Le Trio Chausson a eu raison de faire confiance aux œuvres et de s’abandonner à ce qu’elles ont à lui et à nous dire tout en restant parfaitement conscient de ses moyens et ferme sur la direction à donner à sa lecture : elle y gagne une absolue justesse de ton, ainsi qu’une sincérité et un élan qui en font un superbe moment de musique, enregistré avec ce qu’il faut de présence et de finesse, vers lequel on va avec plaisir et que l’on quitte à regrets en se promettant d’y revenir très vite.
Je conseille donc à tous les amoureux du répertoire de chambre de se procurer sans tarder ce magnifique disque qui réussit le pari de proposer un programme passionnant dans une interprétation pleine d’intelligence et de sensibilité. On espère maintenant que le Palazzetto Bru Zane, qui n’est jamais à court de bonnes idées, va continuer à proposer au Trio Chausson d’autres projets de ce type, car il ne fait guère de doute qu’il a beaucoup à offrir dans cette musique du dernier quart du XIXe siècle. On rêve déjà des Trios d’Alexis de Castillon, d’Henri-Napoléon Reber ou d’Albéric Magnard qu’ils auront peut-être un jour la chance d’enregistrer.
Cécile Chaminade (1857-1944), Trio n°2 en la mineur opus 34, Claude Debussy (1862-1918), Trio en sol majeur, René Lenormand (1846-1932), Trio en sol mineur opus 30
Trio Chausson :
Philippe Talec, violon, Antoine Landowski, violoncelle, Boris de Larochelambert, piano
1 CD [durée totale : 72’14”] Mirare MIR 163. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. René Lenormand : Trio op. 30 :
[I] Allegro
2. Cécile Chaminade : Trio n°2 op. 34 :
[II] Lento
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Chaminade Debussy & Lenormand: Piano Trios | René Lenormand par Trio ChaussonIllustrations complémentaires :
Marcel Baschet (Gagny, 1862-Paris, 1941), Claude Debussy, 1884. Pastel, pierre noire et encre de Chine sur papier, 29,6 x 26,1 cm, Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon (cliché © RMN-GP/Gérard Blot).
Hayman Selig Mendelssohn (Pologne, c.1849 ?-Londres ?, après 1908), Cécile Chaminade, 1890. Photographie, 19 x 24,5 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France.
La photographie du Trio Chausson, sans mention de crédit d’auteur, est tirée du site Internet de l’ensemble.