Notre ami “Le pédagogue“, commentateur assidu et controversé de cet espace depuis bien longtemps, nous avait laissé entrevoir ses talents de chroniqueur du temps d’antan.
Il nous propose aujourd’hui un texte de son cru que je mets en ligne sans rien y changer, en vous laissant le découvrir et le commenter.
AIMER À EN RETROUVER LA RAISON
J’ai déjà parlé de cet amour.
À diverses reprises.
Je le fais chaque fois que j’en ai la possibilité.
Mes deux petits fils n’ont que quelques mois, mais sentent déjà que je vais beaucoup leur en parler.
Elle n’avait pas de salaire, pas de sécurité sociale, pas de mutuelle, pas d’allocation, pas de pension, pas de retraite, pas de compte en banque.
Elle n’avait pas son permis et ne savait pas conduire.
Elle n’avait jamais pris de train, de bateau, d’avion.
Elle n’avait pas de cuisinière, pas de micro-ondes, pas de réfrigérateur, pas de congélateur, pas de lave-vaisselle, pas de machine à laver, pas d’aspirateur, pas d’appareil ménager.
Elle n’avait pas de chaîne Hi Fi, pas de disques, pas de téléphone, pas de télévision, pas de magnétoscope, pas de caméscope, pas d’appareil photo, pas d’ordinateur, pas d’internet.
Elle ne savait pas lire et ne savait pas écrire.
Elle avait l’humilité, la générosité, la dignité, la noblesse.
La fidélité, la solidarité, l’hospitalité et autres faisaient partie d’elle.
Le pain qu’elle faisait, elle le préparait avec le blé semé et récolté par son mari qui, avec une fourche séparait les grains de la paille.
Il agissait ainsi à chaque moisson.
Elle moulait le grain à l’aide d’une meule (rrha) et s’adonnait à tout ce qu’entraînait cette activité en faisant ce qu’elle pouvait pour obtenir une bonne farine, extraire une bonne semoule, et avoir du bon son (nnkhkhala).
Elle cuisinait avec délicatesse des mets simples et appétissants, dans une dépendance de l’habitation attenante à l’étable (pour deux ou trois vaches).
Le tout construit par son époux, aidé par d’autres hommes.
À l’aube, elle libérait les moutons, les brebis et les agneaux, enfermés le soir, par son mari, dans un enclos circulaire, fait d’épines longues et dures (zriba).
Lorsqu’elle avait fini de traire, elle se chargeait d’extraire le beurre en secouant pendant un long moment l’outre en peau de chèvre (chchkwa) pleine de lait mis à cailler la veille, et récupérait le petit lait (llbene).
Elle s’occupait alors du premier repas du jour.
Son époux préparait le thé à la menthe.
Il se dirigeait ensuite vers les champs où le travail de la terre et ce qui en découlait, la surveillance de certains animaux et autres multiples activités lui demandaient, comme à son épouse, des efforts soutenus.
Après le petit-déjeuner, elle s’asseyait parfois sur un tapis, fait par elle, pour continuer le tissage d’une œuvre commencée, une couverture fine (lhndira) par exemple, souvent blanche avec des motifs où le bordeaux dominait, et d’autres traits colorés entre ces motifs. Couverture dont la femme se parait, en l’ajoutant sur ses vêtements à certaines occasions. C’était elle qui travaillait la laine, récupérée sur les moutons et les brebis pour les divers tissages où elle excellait.
Elle allait ramasser du bois et chercher l’eau dans le puits, creusé et entretenu par son mari, aidé par d’autres hommes.
Elle s’occupait également de préparer le déjeuner.
Pendant tous ces travaux, les enfants n’étaient pas oubliés bien sûr.
Surtout pas.
Elle prenait le temps de leur parler.
En langue tamazighte (berbère), parfois en langue arabe, toujours en langue d’amour.
Les enfants emmagasinaient ce qu’elle leur disait, sur la beauté du ciel, sur l’éclat du soleil, sur la lune, sur les étoiles, sur les nuages, sur la pluie, sur l’hiver, sur le printemps, sur l’été, sur l’automne, sur les arbres, sur les fleurs, sur les plantes, sur l’eau, sur les semailles, sur les récoltes, sur les oiseaux, sur les animaux, sur les chevaux, sur les femmes, sur les hommes, sur les garçons, sur les filles, sur les époux, sur les épouses, sur le père, sur la mère, sur les enfants.
L’après-midi, elle lavait, nettoyait, cousait, faisait mille et une choses et enchaînait en préparant le dîner.
Au coucher du soleil, son mari enfermait les moutons, les brebis et les agneaux.
Il ramenait l’âne et la mule et les entravait pour limiter leurs mouvements la nuit, et pour qu’ils restent près des chiens.
La volaille trouvait une place sur un tas de bois près de l’étable.
Lorsque les enfants dormaient, après avoir participé aux activités, l’époux et l’épouse se retrouvaient, devisaient en sirotant du thé à la menthe et se préparaient à une nouvelle nuit.
Parfois, les enfants veillaient et d’autres personnes étaient présentes.
Des hommes préparaient du méchoui (chchwa).
Des femmes faisaient le pain.
Les enfants s’amusaient, autour des parents, à la lumière du feu.
Leurs rires enchantaient la nuit.
Les échanges étaient animés.
Le verbe et le rythme sentaient l’aube de la vie.
Du temps succédait au temps.
Autrefois, à un moment de son parcours, elle avait senti qu’elle ne savait plus regarder la lumière.
Elle perdait la chaleur du cœur.
Les feuilles s’étaient étiolées.
Les branches s’étaient affaiblies.
L’arbre était à l’agonie.
Mais il y avait encore la sève.
Des saisons s’étaient consumées.
Des récoltes avaient succédé à d’autres récoltes.
Et lorsque la sève demeure, les feuilles renaissent, les branches se revitalisent et l’arbre, irrigué, renforce les racines et s’élève dans les cieux.
Le premier mariage ne s’était pas déroulé comme prévu.
Sa confiance avait été trahie.
Avec le divorce, les enfants lui avaient été arrachés.
Au bout d’un certain temps chez ses parents, un cousin s’était présenté avec des membres de la famille pour la demander en mariage.
Des années plus tard, il m’avait été donné de me rendre auprès d’elle.
J’étais arrivé à dos de mule, devancé par mon cœur.
C’était durant l’été où il était question de l’homme qui avait foulé le sol lunaire.
Le paysage était rude et désolé.
Il n’y avait pas un brin d’air.
La mule avançait dans une succession de cailloux et de touffes sèches.
Pour moi, c’était beaucoup plus important que l’exploit de l’astronaute.
Tout d’un coup, en haut d’une petite colline, à côté d’une humble demeure paysanne en pisé, des chiens s’étaient levés et aboyaient.
Une femme était apparue et les chiens avaient cessé d’aboyer.
À cet instant, rien ne me semblait plus cher que cette femme dont le prénom prononcé par son mari, n’a jamais quitté mon cœur.
Combien de temps m’avait-elle gardé dans ses bras ?
Le temps ne comptait plus.
Mon beau-père qui s’était chargé de me conduire sur le dos de la mule, était à côté.
Leurs enfants, mes sœurs et mon frère, m’avaient pris par les mains et ne me lâchaient plus.
Les yeux pleuraient alors que les cœurs débordaient de bonheur.
Le soir, la joie se répandait.
Les rires s’élevaient.
De temps à autre, j’observais ma mère.
Son humilité.
Sa générosité.
Sa dignité.
Sa noblesse.
Je sentais en moi le rythme des battements de son cœur.
Elle faisait du pain et ne perdait pas de vue ce qu’elle avait mis à mijoter.
Les étoiles qui embellissaient le ciel étaient dans ses yeux.
Du brasier montait l’odeur du méchoui dont s’occupait mon beau-père, élégant dans sa robe blanche (tchamir), sa cape noire (slhaame) et son turban (rzza), comme les autres hommes.
Les femmes, avec des vêtements de toutes les couleurs, égayaient l’espace.
Nous nous amusions, mes sœurs, mon frère, d’autres enfants et moi, à côté des flammes qui éclairaient des visages d’où se dégageait une paix des cœurs et des sens.
Tout sentait l’aube de la vie.
Il en était ainsi presque tous les soirs durant ma présence.
Je n’avais pas vu défiler les jours.
Le moment du départ était vite arrivé.
Ma mère m’avait serré, comme seule une mère sait le faire, et m’avait insufflé la force de repartir pour retrouver l’internat, mes autres frères et sœurs, ma belle-mère, mon père.”