Il y a environ 35 ans*, Jean-Noël Schifano rageait de voir le peu d'intérêt que ses compatriotes avaient, jusque dans les années soixante, pour le « domaine italien ». Les italianistes d'avant et d'alors, dont le champ d'étude s'arrêtait en général aux abords du XXe siècle, ne juraient que par la sainte trinité Dante, Pétrarque et Boccace, ainsi que les latins. Pour son plus grand enthousiasme, les décennies 60 & 70 ont apporté en France la découverte de la littérature contemporaine italienne, c'est-à-dire celle des cent dernières années (celle qui démarre avec Manzoni et Verga), avec une curiosité et une avidité somme toute assez farouche. Les annales de l'édition en France (catalogues, revues de presse, prix littéraires) peuvent témoigner de la chose, Schifano le rappelle bien. Mais Schifano ne veut pas être dupe et avertit : « Pour notre propre culture, il serait regrettable que l'Italie ne soit, en ces dernières années 70, qu'une vogue en France. Systématiquement [...] et non plus seulement dans la fièvre de "découvertes", souhaitons que les Français des années 80 explorent dans toute son étendue, ainsi qu'ils tendent à le faire maintenant, avec raison et passion, pour le continent sud-américain, une culture qui leur est à la fois si proche et qui leur reste encore si étrangère. »
Il semblerait que son vœu ait été en partie exaucé. Même si, comme Lazare l'a déjà pointé, les décennies 80, 90 et MM ont surtout vu imposer deux trois bricoles dans les mentalités, au détriment d'une littérature infiniment plus variée et originale que le roman noir sicilien et le roman historique cabalistique. Le règne d'Eco et de Camilleri n'a pas fini de souffler son haleine généreuse au visage des lecteurs, mais les générations ont, quant à elles, peut-être bien oublié l'objet de l'enthousiasme de Schifano. Et Il y a une génération qui est passée et une autre née depuis lors. Si les plus attentifs de cette jeunesse ont su relever les deux événements éditoriaux en France les plus marquants de ces dix dernières années (la publication du Zibaldone et la mise à l'arrêt en 2010 de TOUT (ou presque) Calvino en attendant que Gallimard se bouge le popotin), la plupart a dû se satisfaire de quelques noms respectés, respectables et bons vendeurs (Tabucchi, Sapienza, Barrico, De Luca, entre autres) pour entretenir leur bonne conscience littéraire, ou encore flairer les « champs de force » du Wu Ming et quelques pépites solaires et solitaires (Calaciura, Mateucci, Vasta...) — ou alors se complaire dans cette autre vogue : le roman mafieux au sens large, certes véritable sujet de société. La littérature italienne ne s'arrête évidemment pas à cela, j'en conviens, et il faut dire qu'il y a régulièrement des traductions qui paraissent ; mon « désir d'Italie » excède évidemment toute schématisation ou simplification, il se sait aussi éminemment humble devant la tâche de lecture à réaliser et la somme des connaissances à brasser pour paraître un tantinet sérieux.
Quoiqu'il en soit et c'est là que je veux en venir, d'explorer depuis quelques temps maintenant ce « domaine » et cette langue me fait me poser une tripotée de question. La première desquelles est : Alors qu'une vaste quantité de Gadda, Manganelli et Landolfi sont disponibles en français, pourquoi ces foutus héros nationaux (si seulement il n'y en avait que trois, cela simplifierait le boulot) sont inconnus dans les oreilles pleines de miel de la majorité de nos compatriotes (contrairement au « continent sud-américain », dont parle Schifano et qui a réussi à imposer quelques noms un peu plus durablement) ? On dirait que les vœux de Schifano (et de combien d'autres passeurs/traducteurs, Jean-Paul Manganaro, Philippe Di Meo, Jean-Baptiste Para, Monique Baccelli, Lise Chapuis, René de Ceccaty pour en citer quelques uns) sont à moitié tenus. Mais encore : Pourquoi, pourquoi donc Giuseppe Antonio Borgese, Antonio Pizzuto, Paolo Volponi, Stefano D'Arrigo, Giovanni Testori, Alberto Arbasino... sont quasi complètement relégués aux limbes des arrêts de commercialisation ou simplement victime du dédain le plus parfait ? Peut-être que les français attendent que les italiens s'occupent un peu de leur propre patrimoine : Horcynus Orca est épuisé là-bas malgré une réédition en 2003 (ce qui ne devrait aucunement empêcher CNL et autres autorités subventionneuses de s'atteler à l'édition française de ce monument, et je connais une traductrice de renom qui ne demande que s'occuper de la bête), Volponi connaît à peu près le même sort, tout comme Pizzuto, qui sont des auteurs que seuls les vieux libraires italiens connaissent encore. (Disons que c'est quand même leur boulot.) Ceci expliquerait cela, c'est l'implacable loi du marché. Je laisse à Lazare le soin de parler à l'occasion des jeunots... même si... malgré les efforts actuels de Serge Quadruppani ou de Vincent Raynaud, force est de constater que Giuseppe Genna ou Nicola Lagioia, pour en citer deux dont on a favorablement entendu parler, n'ont pas encore fait passer les Alpes à leurs romans les plus audacieux. Semble-t-il.
Bon. Tout ça pour dire qu'il est bien temps de mettre le nez dans le vif du sujet, et qu'on ne se permettra pas de se laisser submerger par les vagues de l'oubli.
Et sinon, la réalité ?
L'Astrologo meridiano — Alberto Savinio (1929)
On m'avait toujours dit que Landolfi, c'était excellent. Je transmets. Le « dandy romantique » des lettres italiennes (l'expression existe, autant l'emprunter) réserve cette surprise à tout lecteur qui veut bien aller à sa rencontre.
Issue d'une famille noble et après des études de langues, il devient traducteur du russe, de l'allemand, du français : Gogol, Pouchkine, Tolstoi, mais aussi Hofmannstahl et Novalis, Mérimée et Nodier. Il écrit ses petites fantaisies sans faire fi des courants et cercles qui se dessinent tout le long du siècle (né en 1908, il meurt en 1979) — même s'il a des copains dans la branche. Ce qu'il aime, c'est écrire, les petits voyages, la littérature romantique et ce qui pourrait plaire à pas mal de monde si les moyens le permettaient : le jeu. Pas pour rien qu'entre Rome, le Pico familial et la Toscane, ses destinations de prédilection sont San Remo, Venise ou Monaco. Et de manière fascinante, certains textes de Sinon la réalité permettent de rendre compte de l'intérêt tout transcendantal que peut avoir la maison de jeu pour lui (au-delà du fait de pouvoir y perdre sa chemise, bien entendu).
Alors, l'écrivain, romancier, nouvelliste, poète, essayiste, traducteur et journaliste — cumulard de toutes les casquettes possibles, on est dandy ou on ne l'est pas — compose une œuvre hybride, d'une extrême élégance et bourrée de culture jusque dans les manches de son costume trois-pièces. Il se pourrait bien que Sinon la réalité (publié en 1960) soit une belle porte d'entrée dans son petit monde qui contient autant d'inquiétude que de passion, d'ironie que de curiosité. Voilà, les vingt-et-un textes (comment les appeler autrement, récits ? essais autobiographiques ? reportages ? nouvelles ?) sont des petites miniatures succulentes d'une dizaine de pages, le genre de friandise qu'on aimerait être capable de pondre dans le train du retour de vacances, capable de faire perdurer le goût magique du petit séjour ailleurs, par exemple dans une ville de Campanie ou un village des Abruzzes. C'est truffé d'anecdotes idiotes et inutiles mais jamais encombrantes, puis de réflexions à peine reliées à ces premières... Le plaisir de cette simplicité, de cette approche des petits riens (la rencontre de personnages, la bêtise des touristes, la crânerie des congénères, l'observation des détails, le particularisme si particulier du régionalisme italien...) joue à une séduction maximale, et la posture parfaitement dilettante de l'auteur, comme la classe stylistique qui l'accompagne ne sont pas pour peu dans cette affaire. Je l'ai dit, élégance, mais aussi raffinement de la langue qui ne se prive aucunement de quelques jeux de mots et marques d'humour quand cela est nécessaire. Très drôle, son implacable diagnostic — cela n'a fait qu'empirer avec les années — sur le tourisme de masse et l'illusion de culture brassée avec lui. Au point de pester avec éclat contre les maudites « culture populaire, la culture touristique, l'instruction obligatoire et toutes les idées du même genre qui ont pu germer dans l'esprit des démagogues ou des chevaliers d'industrie. » En effet, qu'on laisse visiter la maison de Pétrarque à celui qui veut, sans l'inclure dans un circuit touristique, « car s'il y a une engeance nuisible à la vraie culture, violemment et jamais trop détestée, c'est bien celle des touristes. » On y pensera à deux fois la prochainement fois qu'en vacances, on passera devant une plaque commémorative d'écrivain ou d'artiste à Paris, Madrid, Rome ou sur la cité Malsherbes.
Enfin, que dire de plus qu'un vif encouragement ? Peut-être un mot** du poète lui-même, pour m'aider à boucler cette chronique. Un mot qui rappelle que la passion et l'humour possède au revers ce que Landolfi a aussi toujours porté en son sein, l'angoisse et l'inquiétude. Ici je m'approprie la parole bienvenue :
...purché sia fine e non principio nuovo.
...Pourvu que ce soit la fin, pas un nouveau début.
* * *
*« ... Ou des inconnus - un italien, un japonais - » in Désir d'Italie (nouvelle édition augmentée) de Jean-Noël Schifano, coll. folio, éd. Gallimard, 1996. L'article a été publié en 1978.
** Dolcezza delle cose a fine volte in La Trahison précédé de Viole de mort, traduit par Monique Baccelli, coll. Orphée, éd. La Différence, 1991.