Maître anonyme, Flandres (Gand ? Bruges ?),
David pleure la mort d’Abner, c.1500.
Miniature sur parchemin tirée du Miroir de l’humaine salvation,
manuscrit Français 139, f. 28 verso, Chantilly, Musée Condé
(cliché © RMN-GP-Domaine de Chantilly/René-Gabriel Ojéda)
Pour son nouveau projet discographique, qui paraît chez Æon à l’occasion de l’anniversaire de ses 20 ans d’existence, l’ensemble Diabolus in Musica a décidé de célébrer une grande figure dont il a coutume d’interpréter au concert un florilège de chansons profanes, Johannes Ockeghem. Plutôt qu’enregistrer une de ses œuvres, Antoine Guerber (dont on peut lire un entretien ici) et ses chantres ont adopté une démarche originale en choisissant de l’évoquer de manière indirecte, au travers des hommages qui lui furent rendus par ses contemporains de son vivant et après sa mort, un bouquet de louanges réunissant quelques-uns des plus grands musiciens de son temps.
Il existe un mystère Ockeghem. Ce compositeur universellement célébré et reconnu à son époque comme primus inter pares par ses confrères figure aujourd’hui parmi ceux que le public considère avec le plus de défiance, accordant plus volontiers ses suffrages, par exemple, à Guillaume Dufay ou Josquin des Prez. Sans doute faut-il voir dans ce léger mouvement de recul une conséquence de la réputation de difficulté qui s’attache à ses œuvres dont certaines, comme la Missa prolationum (Messe des prolations, qui exploite jusqu’au vertige les ressources de l’écriture canonique) ou la Missa cuiusvis toni (Messe dans n’importe quel ton, pensée pour pouvoir être exécutée dans tous les tons d’Église),
On n’attendit néanmoins pas qu’Ockeghem fût mort pour lui rendre hommage, ainsi que le montre l’œuvre qui forme le cœur de ce programme, la Missa Sicut spina rosam de Jacob Obrecht. Ce musicien, né à Gand vers 1457-58, eut une carrière assez instable, comme le montrent les différents postes qu’il tint successivement à Bergen op Zoom (1480-84), Cambrai (1484-85), Bruges (1485-92) et Anvers (1492-97), puis de nouveau à Bergen op Zoom (1497-98), Bruges (1498-1500) et Anvers (1501-03) avant de gagner la cour de Ferrare où il est documenté de 1504 à sa mort, au début de l’été 1505. Les musicologues ont longtemps pensé que la Missa Sicut spina rosam, qui contient des citations de la Missa Mi-Mi d’Ockeghem, avait été écrite à la suite de la disparition de ce dernier ; il semble néanmoins qu’elle date des années 1480, donc du tout début de la carrière d’Obrecht et que ce dernier ait souhaité faire sa révérence à l’un de ses modèles en écrivant une partition très travaillée rappelant sa manière avec ses couleurs plutôt sombres et d’une grande densité. Autre hommage à Ockeghem composé de son vivant, le motet In hydraulis, datant des années 1466-67, est dû à un musicien aujourd’hui trop négligé qui côtoya son prestigieux aîné lors de son séjour à Tours du début des années 1460 à 1465, Antoine Busnoys. Probablement originaire de l’Artois, l’homme était un doté d’un fort tempérament puisque la première mention de son nom, en 1461, le voit excommunié pour avoir frappé un prêtre jusqu’au sang.
Parmi les hommages posthumes dédiés à Ockeghem que propose ce programme, on trouve le très célèbre et touchant Nymphes des bois, sans doute une des œuvres les plus souvent enregistrées de Josquin des Prez (c.1450/5-1521), ainsi que deux partitions moins fréquentées, un bref mais très émouvant motet-chanson de Pierre de La Rue (c.1452-1518) dont l’incipit Plorer, gemir, crier donne son titre au disque, et le motet Ergone conticuit composé sur un texte d’Érasme par Lupus, un musicien à la biographie obscure – même son prénom est incertain – documenté entre 1518 et 1530, dont le style est proche de celui de Josquin ; le caractère tempéré voire légèrement indifférent de cette dernière composition, sans doute assez tardive, offre un excellent instantané du travail de distanciation mémorielle qui était alors en train de s’effectuer, conférant à Ockeghem la stature d’une référence déjà lointaine.
Cette nouvelle réalisation est une réussite supplémentaire à porter au crédit de Diabolus in Musica (photographie ci-dessous), dont l’apport à la discographie médiévale est décidément d’une qualité constante, en particulier dans le domaine de la musique sacrée. On pouvait craindre que le caractère quelque peu disparate du programme nuirait à la cohérence du résultat final, mais c’est tout le contraire qui se produit ; dès les premières mesures de Plorer, gemir, crier, judicieusement choisi comme ouverture, Antoine Guerber et ses chanteurs, tous masculins à l’exception de deux femmes dans le Credo de la Missa d’Obrecht, une première dans les enregistrements du répertoire religieux par l’ensemble que l’on aurait aimé voir justifiée dans le livret d’accompagnement mais qui fonctionne splendidement au point de constituer un des sommets du disque, instaurent une atmosphère de recueillement jamais pesante qui, même dans les moments les plus voilés de tristesse, reste baignée d’une lumière constante qui diffuse une intense sensation d’élévation et de réconfort.
Diabolus in Musica
Antoine Guerber, direction
1 CD [durée totale : 57’24”] Æon AECD 1226. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Jacob Obrecht, Missa Sicut spina rosam : Sanctus
2. Antoine Busnoys, In hydraulis
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Illustrations complémentaires :
Maître anonyme, France (Paris), Johannes Ockeghem et ses chantres chantant le Gloria, c.1519-1528. Miniature sur parchemin tirée des Chants royaux sur la conception couronnés au Puy de Rouen, manuscrit Français 1537, f. 58 verso, Paris, Bibliothèque Nationale de France
Jean Fouquet (Tours, c.1420/25-c.1478/81), Prise de Tours par Philippe Auguste, in Grandes Chroniques de France, c.1455-60. Miniature sur parchemin, 9,3 x 10,8 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France, manuscrit Français 6465, f. 236. (L’édifice religieux qui surplombe l’enceinte de la ville est la basilique Saint-Martin)
La photographie de l’ensemble Diabolus in Musica, prise durant les sessions d’enregistrement du disque en la collégiale de Bueil-en-Touraine, est de Benjamin Dubuis.
Suggestion d’écoute complémentaire :
En attendant sa lecture, annoncée chez agOgique cet automne et très attendue, de la Missa prolationum, il faut connaître le travail effectué par l’Ensemble Musica Nova sur la Missa cuiusvis toni d’Ockeghem, immortalisé par un ambitieux et courageux double disque qui est le seul à proposer, à ma connaissance, l’intégralité des quatre versions possibles – en ré, en fa, en mi et en sol – de cette œuvre. Un tour de force réussi par une équipe remarquable réunie autour du chanteur et directeur Lucien Kandel, qui sait apporter tout ce qu’il faut d’animation et de luminosité aux élaborations polyphoniques du compositeur pour en faire des vrais moments d’émotion et d’élévation spirituelle.
Ensemble Musica Nova
Lucien Kandel, contraténor & direction
2 CD Æon AECD0753. Incontournable Passée des Arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien et un extrait de chaque plage peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :