Ronan Le Mat, dit Ronnie, avait toujours rêvé de de devenir un champion. Il méritait son heure de gloire, le petit blond au visage parsemé de taches de rousseur. Physiquement costaud, courageux, il avait pratiqué la lutte bretonne à l’époque de l’école et du collège.
Il adorait les confrontations, L’esprit de défi du Gouren (lutte bretonne) lui convenait à merveille. Il savait aller au bout de lui-même et sortait des joutes exténué. Seul problème, cette discipline qu’il considérait comme le sport à l’état pur, celui où on ne triche pas, celui où la force physique, l’équilibre et la volonté s’expriment comme dans l’antiquité, ne lui rendait pas son amour. La lutte bretonne lui avait certes valu des victoires, mais aussi son lot de Lamm (l’équivalent de l’ippon en judo), de souffrances et d’humiliations, les épaules sauvagement plaquées au sol par un combattant plus efficace. Car s’il se montrait un adversaire coriace lorsqu’il chahutait avec ses copains, il n’était pas assez bon pour faire partie de l’élite. Juste un lutteur honnête dans son club et dans les tournois locaux. Au lieu de se servir de ses réflexes, il se laissait trop souvent entraîner dans les épreuves de force où celui qui a le plus de puissance soulève l’autre ou l’immobilise. Dès qu’il avait gagné un ou deux combats, les équipes adverses savaient qu’en lui opposant un lutteur aux bras de colosse, elles l’empêcheraient de remporter le maout, c’est-à-dire trois combats d’affilée. La lutte restait synonyme de frustration Chez Ronan.
Le jeune homme ne renonça pas pour autant à la gloire sportive. Il n’avait peur de rien. A 16 ans, il s’était lancé dans la course de côte à moto, un sport particulièrement dangereux. Il y connut de grandes joies, celles des victoires, mais aussi des frayeurs, des déceptions, la douleur physique après des chutes, une fracture ouverte d’un bras qui nécessita opération chirurgicale et rééducation.
L’accident l’avait touché au Tourist Trophy, une course de dingues organisée chaque année sur l’Ile de Man. Le TT, c’est une sorte de spéciale de rallye sur des routes habituellement ouvertes à la circulation, 60 kilomètres entre les obstacles naturels, rails, arbres, talus, murs… Ronnie s’était dit que s’il se classait dans les 5 premiers, il deviendrait un pilote qui compte, un caïd capable de trouver des partenaires qui le feraient monter en GP. Au départ, il se sentait bien. Dès les premiers mètres, il se battit comme un beau diable. Le chrono ne pouvait pas lui résister. Ronnie avait le sentiment de le dominer, comme un adversaire qu’on soulève de terre pour le porter en dehors de l’espace de lutte. Au bout de 34 kilomètres, le rêve s’était effondré. Un décollage mal maîtrisé sur un dos d’âne, l’éjection de la moto, le vol plané, la chute brutale sur le bitume, la glissade qui dure une éternité, les roulés boulés, un choc effrayant, une douleur atroce, le sang qui coulait dans sa combinaison, tout le corps transformé en hématome, l’hôpital, le rapatriement sanitaire… Cette fois, Ronnie n’était pas seulement blessé dans son amour propre, mais aussi dans sa chair. L’expression écorché vif prenait tout son sens. Plus question d’aller jouer sur deux roues dans la cour de Giacomo Agostini, Johnny Cecotto, Phil Read, Hideo Kanaya, Walter Villa…
Ronnie en pleura de rage sur son lit d’hôpital. Puis un nouveau plan avait mûri dans la tête du jeune homme acharné à se forger un destin hors du commun. Il allait courir sur quatre roues comme ses copains Éric, Freddy, Luc… Ils allaient voir ce qu’ils allaient voit, tous ceux qui doutaient qu’il soit né pour écrire une légende de champion. A Saint-Germain sur Ille dans la région de Rennes au mois d’avril1978, il était décidé à frapper un grand coup. Saint-Germain sur Ille, ce n’était pas à proprement parler sa course à domicile. Ronan travaillait et habitait à Lanester dans le Morbihan. Mais il aimait cette épreuve où il avait brillé à moto et surtout, il fallait qu’il parvienne à vaincre le signe indien qui lui gâchait la vie depuis l’hiver précédent.
Le rêve de Ronnie
Ouvrier Carrossier, Ronnie n’avait pas réussi à s’offrir la voiture de ses rêves, une barquette Priceley équipée d’un moteur BMW 2 litres développant plus de 300 chevaux. Il y avait cru pourtant. Comme beaucoup de pilotes, il avait tout fait pour décrocher le sponsor providentiel, celui qui changerait sa vie, lui permettrait de courir dans de bonnes conditions, voire de devenir pro. Bon, à 25 ans, il savait que c’était foutu pour la F1. Mais pourquoi ne pas envisager une carrière comparable à celle de Jimmy Mieusset ou de Christian Debias ? Un programme complet en courses de côtes avec en plus, cerise sur le gâteau, les 24 Heures du Mans ?
L’enjeu transcendait Ronan. La chance semblait enfin frapper à sa porte. L’occasion de sa vie. Son copain Franck lui avait fait une proposition. Il paraissait très à l’aise financièrement grâce à son agence immobilière lorientaise, à son bar américain et, selon de méchantes langues, à des activités moins avouables. Ses entreprises les plus discrètes lui valaient le surnom évocateur de Monsieur Franck.
- Ronnie, j’ai envie de faire Le Mans, avait annoncé l’homme d’affaires, Je paye le tiers d’un proto et du budget du Mans. Le reste du temps, tu cours en côte avec le proto.
La proposition était alléchante. Ronnie avait proposé à son copain Éric Trélor d’intégrer l’équipage. Il avait accepté. C’était important l’accord de ce troisième acteur. Éric était un super pilote qui avait réalisé une saison 1977 exceptionnelle avec une Alfa 2000 GTV. Il s’adapterait encore plus vite que ses équipiers à un proto. Ses relations amicales, quasi fraternelles même, avec Freddy Vivien, pilote de Formule 1, donnaient de la crédibilité au défi. Éric s’entendait aussi parfaitement avec Franck dont il était l’avocat attitré. Il rembarrait avec morgue tous ceux qui dénigraient le businessman. Éric avait fait équipe une fois avec Franck sur une grosse Porsche. C’était aux 100 tours de Magny Cours. Il y avait tourné plus vite que le propriétaire de l’auto. En plus Éric, jeune avocat ambitieux, maîtrisait le milieu des affaires. Il avait géré le schéma de constitution des Automobiles Vivia (1), un nouveau constructeur breton d’automobiles de sport autour duquel Freddy Vivien et lui avaient fédéré des partenaires régionaux. Si Éric croyait au projet Le Mans, tous les espoirs étaient permis.
L’automne et l’hiver précédents, les trois pilotes s’étaient démenés pour finaliser le programme. Ronnie se disait que si tout roulait comme il l’espérait, il pourrait bientôt quitter son patron et vivre de la course, sa passion. Il était d’autant plus acharné que Luc Crillon, celui qu’il considérait comme le rival, semblait à deux doigts de trouver un volant sur une Porsche GT pour les 24 Heures. Luc était un petit brun à la carrure de rugbyman, Il dominait Ronnie au bras de fer, à la lutte, cet art que Ronan avait tant aimé, à vélo, en natation… Il fait dire que Luc était prof de sport et que physiquement, c’était une vraie bête. En 1977, il avait couru sur une Rallye 2, une auto plus efficace que la Simca 1200 S de Ronnie. Certes, ils ne s’engageaient pas dans la même catégorie et le carrossier avait remporté des victoires de classe tout en finissant derrière le prof au scratch, mais la dragée restait dure à avaler. Surtout que Luc se montrait volontiers ironique et provocateur. Malgré une réelle camaraderie, les deux garçons se charriaient tout le temps et Ronnie vivait ses déconfitures régulières à la lutte et dans d’autres affrontements comme autant d’offenses. Alors forcément, piloter une voiture avec laquelle il aurait écrasé Luc, c’était un vrai rêve.
Dans un premier temps, avant d’oser envisager le proto Priceley et Le Mans, Ronnie avait pensé racheter l’Alfa de son pote Éric. Une auto qu’il connaissait bien pour l’avoir réparée après que son pilote, dans un excès d’optimisme, ait détruit l’avant. « Un talus imprudent qui a traversé la route sans regarder», avait plaisanté le pilote Alfa, peu désireux de s’étendre sur l’erreur d’appréciation ayant entraîné un freinage trop tardif. Mais l’Alfa ne serait plus dans le coup en 1978. Les voitures de course sont comme les sportifs humains. Un jour, des rivales plus jeunes, plus musclées, mieux campées sur leurs appuis, les poussent à quitter le ring et à accepter la retraite sportive.
Ronnie avait alors songé à une Golf GTI. Une voiture invincible dans sa catégorie, à l’aise en côte comme en rallye. Puis grâce à la mise de Franck, l’idée d’un proto avait germé. Cette Priceley représentait plus qu’une simple voiture, plus encore que l’obsession de chaque pilote de participer un jour aux 24 Heures du Mans. Ce proto, c’était une nouvelle vie, l’Eldorado, mieux que les rêves de gosse qui avaient été tour à tour détruits par la cruauté d’un destin impitoyable.
Les recherches de sponsors commencèrent plutôt bien. Les relations de Franck et d’Éric ainsi que le soutien affiché de Freddy Vivien amenèrent tout de suite quelques partenaires. Début décembre, le trio atteignait 50% du budget nécessaire à la saison qui incluait l’engagement de Ronnie à 12 courses de côtes en plus du Mans. La semaine avant Noël, Pierre Razin, un industriel vendéen spécialisé dans la fabrication de meubles en bois blanc donna son accord de principe. Une grosse pub sur une voiture au Mans, c’était ce qu’il lui fallait pour assurer sa notoriété et se positionner auprès des géants de la VPC.
- Le Père Noël avant l’heure, s’enthousiasmait Ronnie.
Seulement, tout le monde sait que le Père Noël n’existe pas. Fin janvier, les contrats n’étaient toujours pas signés malgré les promesses du PDG des meubles Razin et l’insistance du trio.
- Dans quinze jours, il faut payer un acompte sur l’engagement aux 24 Heures, fit observer Éric au directeur financier. En plus, je ne sais plus quoi dire à Tom Priceley pour qu’il nous réserve une de ses voitures. Un proto Priceley, ce n’est pas une R5. Il n’y en a plus que deux prêts à l’usine. Si nous ne confirmons pas notre option en payant le solde dans la semaine, la voiture que nous voulons va nous passer sous le nez.
Gêné, le directeur financier lui promit de reprendre contact. Et là, le Père fouettard succéda au Père Noël.
- J’ai une mauvaise nouvelle, annonça le directeur financier dès le lendemain. Les Meubles Razin ne vous soutiendront pas. Monsieur Razin n’est plus PDG. La société va être vendue. Moi-même, je m’en vais à la fin de la semaine.
Ceux qui résistent aux coups durs du sport automobile sont capables de survivre dans n’importe quelle jungle, assurent les vieux crocodiles du milieu. Dans ce monde, tout est amplifié, les joies comme les tristesses, les succès comme les échecs. Le retournement de Pierre Razin résultait d’un aléa qu’il n’avait pas prévu. Il entretenait une liaison avec une coiffeuse, sans songer à l’épouser. Seulement, la petite grue avait mis la pression en prévenant sa femme. Or, madame Razin et ses parents détenaient avec des amis de la famille 56% du capital de la société, donc le pouvoir. Le mari volage était mis en minorité, viré, sous le coup d’une procédure de divorce et contraint d’accepter le projet de sa future ex-femme, tout vendre à des concurrents. Après avoir encaissé le prix de ses actions, il n’aurait qu’à ouvrir un lupanar avec sa shampouineuse à Trifouilli les 3 canards ou à Suzon la Forêt pourvu que ce soit loin de la Vendée dont madame Razin entendait le chasser. Plus question de faire le beau en sponsorisant une auto de course. Monsieur Razin apprenait à ses dépens qu’une petite grue, ce n’est pas fiable et ça coûte autrement plus cher que la course automobile.
Ronnie, Franck et Éric étaient coincés. Il était trop tard pour trouver de nouveaux partenaires. Si Franck et Éric se firent une raison, Ronnie encaissa plus douloureusement l’uppercut. Ses chances de devenir professionnel s’effondraient. Il ne changerait pas de vie. Les filles ne le verraient jamais comme une star à séduire. Elles lui préféreraient Luc, plus extraverti, plus drôle, plus à l’aise dans ses baskets qui, en plus, assurait que son programme était en bonne voie.
- Tu y arriveras une autre année, plaisantait Luc. Et comme moi, je connaîtrai Le Mans, je te prodiguerai mes conseils avisés pour t’aider à ne pas être ridicule, voire à te qualifier. Bon, dans tous les sports, je suis le meilleur, mais je reconnais que tu progresses grâce à moi. Regarde, la première fois qu’on a fait la course à vélo, je t’ai mis minable. Maintenant, tu finis encore bien derrière, mais tu es presque à un niveau acceptable.
Bien que n’étant pas d’un naturel jaloux, Ronnie n’apprécia pas trop la condescendance de son camarade qui appuyait cruellement sur un point qui faisait mal, son infériorité physique face à son rival. Alors que s’il était devenu pilote professionnel, il aurait remis ce crâneur de Luc à sa place.
Le choix des armes de Ronnie
Non seulement Ronnie ne ferait pas de la course son métier, mais par-dessus le marché, il n’avait pas de voiture pour la saison à venir. La Simca 1200 S de l’année précédente, à bout d’homologation, avait été vendue à un prix qui ne permettrait pas de la remplacer par une bête de course dernière génération. Le carrossier cauchemarda de saison blanche, ou au mieux d’une Autobianchi Abarth, une auto sympa mais peu puissante.
Avec l’Abarth, il lutterait dans sa classe, mais Luc qui, en plus du Mans sur Porsche, possédait une Rallye 3 pour les autres épreuves, se moquerait encore des secondes qu’il lui collerait au scratch.
Éric vint le premier à son secours. L’avocat commencerait la saison de rallyes et de courses de côtes sur une Kadett GTE 2 litres en attendant l’homologation de la nouvelle Vivia en GT, sans doute début mai. Vivia et les montres Time O’Clock, sponsors historiques de Freddy Vivien et d’Éric, fourniraient alors une Vivia à l’avocat pilote (1). En attendant, Freddy avait acheté avec Éric une Kadett GTE pour que ce dernier ne manque pas le début de saison. Time O’Clock n’avait pas suivi le programme Le Mans car la firme préférait concentrer ses efforts en circuit sur Freddy, mais à part cette exception, la firme se montrait généreuse avec Freddy et Éric. Fin mai au plus tard, une fois la Vivia homologuée, la Kadett GTE serait disponible. Freddy, copropriétaire de l’auto, était d’accord pour la prêter à Ronnie qu’il était disposé à aider.
Bien que reconnaissant à ses amis de lui remettre le pied à l’étrier, ou plutôt sur l’accélérateur, Ronnie n’était pas enchanté. Non seulement parce qu’il retombait sur terre après avoir plané sur des illusions merveilleuses, mais surtout parce qu’il savait très bien que la Kadett GTE, arme absolue en rallye, ne lui permettrait pas de résister aux Ford Escort 2000 RS en côte. Or, parmi les pilotes d’Escort figurait Jacques Dumoulin, le grand copain de Luc. Jacques était un bon pilote qui avait fait ses classes sur une Alfa 2000 GTV. Il avait mené la vie dure à Éric et l’avait même battu à certaines occasions. Ronnie, qui se considérait moins rapide qu’Éric, savait qu’il ne comblerait pas en pilotage pur l’infériorité de la Kadett GTE. Il allait encore essuyer son lot de railleries de la part de Jacques et Luc qui s’entendaient comme larrons en foire, surtout quand ils tombaient à bras raccourcis sur une cible à faire tourner en bourrique.
Une proposition intéressante tomba du ciel.
- J’ai une solution, lança Franck au début d’un dîner auquel il avait confié Ronnie et Éric. J’étais en Belgique pour affaires ces derniers jours. En rentrant je suis passé par le garage Van Der Laren à Spa. Ils ont une Camaro légèrement accidentée de l’avant. C’est une maxi groupe 1, parfaite pour la course de côte et le circuit. Ils veulent la vendre 45.000 Francs. Je peux les faire baisser un peu. Ronnie, si ça te dit, je te sponsorise l’auto et la saison avec l’agence et le bar. Qu’est-ce que tu en penses ?
- C’est un trop beau cadeau, soupira Ronnie. Je ne le mérite pas. Tu fais ça parce que tu as pitié de moi. Je ne peux pas accepter.
- Si, tu le mérites. Nous ferons des opérations de pub avec ma Porsche et ta Camaro. Et il y aura une autre contrepartie. A défaut des 24 heures du Mans, nous ferons ensemble les 2 Heures du Mans et les 24 Heures du Paul Ricard réservées aux voitures de production. Alors, ça t’intéresse ?
- Tu parles que ça m’intéresse, s’était enthousiasmé Ronnie avec des yeux aussi brillants que ceux d’un gamin qui découvre un circuit Scalextric sous le sapin de Noël.
L’affaire avait été conclue tambour battant, la Camaro ramenée à Lorient, réparée, affutée, redécorée, essayée.
Ronan se réjouissait des sensations que lui offraient sa nouvelle bête de course.
- Dans la Camaro, la cavalerie du gros V8 fait vibrer le bitume quand tu écrases le champignon. L’échappement tonne comme un avion à réaction. T’es collé au siège à l’accélération. En sortie de virage, tu contrôles les ruades du train arrière à coups d’accélérateur. Bon, si tu mets trop de gaz, les pneus fument et c’est moyen pour le chrono, mais au moins, tu fais plaisir au public.
Une stratégie guerrière
Ronnie inaugura sa nouvelle voiture de course à Hébécrevon. Cette épreuve présente la particularité de se dérouler sur une piste très large (c’était le cas sur toute sa longueur jusqu’en 1980). Un tracé en principe favorable à la puissante Camaro. L’arme principale de Ronnie, c’était son gros cœur. Il avait reçu le surnom de Ronnie en raison de son sens de l’attaque hors de commun. Ronnie s’inspirait du Suédois Ronnie Peterson, un des plus grands attaquants de toute l’histoire de la Formule 1. Il freinait tard, il prenait de gros appuis, n’hésitait pas à provoquer de larges dérives du train arrière à la ré-accélération.
Ronnie attendait beaucoup de cette première course de côte de la saison. Avec la puissante Chevrolet, il ne doutait pas de survoler la catégorie des voitures de tourisme. Énorme déception après les essais. Il ne pointait qu’en cinquième position derrière la Kadett GTE d’Éric, une Triumph Dolomite et deux Escort 2000 RS. Les pilotes d’Escort étaient eux-aussi déçus de la prestation, Jacques en tête. Ils réalisaient que l’Escort exigeait une période d’adaptation et de mise au point avant une bonne exploitation et la lutte pour engranger les victoires.
Dépité, Ronnie attaqua les montées de course le couteau entre les dents. La Camaro enchaînait de longues glissades en contrebraquage dans des angles impressionnants de courbe en courbe. Les pneus fumèrent à plusieurs reprises tant le pilote mettait d’énergie à appuyer sur le champignon. Le public l’applaudit chaleureusement. C’était lui qui faisait le spectacle. Le dimanche soir, les spectateurs se rappelaient de son nom alors que la plupart avaient déjà oublié les pilotes de protos et de monoplaces qui se disputaient la victoire au scratch. Mais Ronnie avait le moral dans les chaussettes. Sur la feuille des temps, il avait rétrogradé à la septième place. Comble de la honte, la Rallye 3 de Luc, une 1300 cm3, le devançait de trois dixièmes. Naturellement, Luc et Jacques ne le ratèrent pas.
- T’as oublié les recettes du pilotage pendant l’hiver ? rigola Luc.
- Non, ricana Jacques. C’est juste que la Camaro, c’est trop rapide pour lui. Tu as eu les yeux plus gros que le ventre, mon petit Ronnie. Troque la contre une Autobianchi ou reconvertis-toi dans la pêche à la ligne. Même si tu rentres bredouille, tu auras l’air moins ridicule.
Luc planta une nouvelle banderille.
- Ouais, la saison va être dure pour notre Ronnie, on dirait.
Ronan baissait la tête, incapable de soutenir la joute verbale, vaincu par l’ironie de Luc et de son allié. Franck serra les poings et jeta un regard noir aux moqueurs. Éric jugea prudent d’intervenir avant que les choses dégénèrent. Il utilisa son talent de débatteur. Difficile de mettre Luc en boite. Il remportait la catégorie des voitures de moins de 1300 cm3. Mais Jacques, c’était une autre affaire.
- Dis-donc Jacques, je serais toi, je ne la ramènerais pas trop, tu vois. Parce que si on regarde le classement en groupe 1, non seulement je gagne et je te colle une valise avec ma Kadett préparée pour le rallye, mais tu es aussi derrière la Dolomite de Christine Verrec, une Commodore et une autre Escort. Autrement dit, tu ne sais pas la conduire, ton Escort.
Le pilote de la Ford n’était pas très fier. Son grand copain Luc lui fit observer qu’il le talonnait et qu’il était bien meilleur pilote que lui. Jacques, requin blessé, devait fuir le champ de bataille pour ne pas se faire mettre en pièces sous les sarcasmes d’un Luc excité par l’odeur du sang (virtuel). Les deux compères abandonnèrent leur proie. Ronnie en conçut un vrai soulagement et Franck desserra les poings.
En visionnant des photos et un film super 8 de l’épreuve, Éric comprit les raisons de la mauvaise performance de Ronnie. Outre quelques réglages de suspensions perfectibles, le pilote de la Camaro attaquait tellement qu’il se freinait en glissant à outrance. Il entreprit de le lui expliquer afin de rectifier le tir avant l’épreuve suivante, la fameuse course de côte de Saint-Germain sur Ille. Ronnie faisait souvent preuve d’une susceptibilité à fleur de peau. Seules deux personnes pouvaient tout lui dire sans qu’il se vexe, Éric et Franck. Il accepta donc les conseils de son ami et se promit de prendre sa revanche à Saint-Germain.
Ronnie aborda le week-end avec un nœud à l’estomac. Et si, en suivant les conseils d’Éric, c’était encore pire ? S’il terminait encore plus loin ? Si Luc l’humiliait une nouvelle fois avec sa petite Rallye 3 ? Si les railleries de Jacques reflétaient la vérité ? S’il n’était qu’un pilote normal, médiocre ? S’il échouait en course automobile comme jadis en lutte ? S’il n’était qu’un type moyen, ou pire, un éternel perdant ? Ses amis finiraient par s’en rendre compte, le rejeter, rallier le camp de ceux qui se moquaient de lui. Jamais une fille bien n’accepterait de partager sa vie. « Je dois me battre, réagit-il. Il faut que je leur montre à tous que je mérite qu’on m’aime et qu’on me respecte ».
Éric lui répéta plusieurs fois ses conseils.
- Tu te concentres sur tes trajectoires, tu évites de faire patiner les roues, tu glisses le moins possible et tout ira bien. En faisant ça, tu peux gagner le groupe ici.
Gagner, gagner, Ronnie n’y croyait pas trop. Faire un temps convenable, il l’espérait.
Les essais avaient lieu le dimanche matin. Deux montées par pilote. Comme Ronnie s’y attendait, Éric domina les débats. Sa Kadett GTE volait de virage en virage. Dans la première courbe à droite, il faisait légèrement décoller les deux roues intérieures au passage du point de corde puis frôlait le rail extérieur en sortie. Au pont, il engageait la voiture avec une précision de métronome et réaccélérait une fraction de seconde avant tous ses adversaires. Dans le gauche à la fin de la montée, il passait en légère dérive des quatre roues, comme à un exercice d’école de pilotage. A l’épingle de la poste, le dernier virage, il sortait presque en appui contre les bottes de paille. Au final, le chrono traduisait sa position de favori. Mais surprise, le deuxième, c’était Ronnie, devant toutes les Escort, devant les Golf GTI, devant Luc !
- Tu vois, quand tu modères ton enthousiasme, tu joues les gros bras devant, encouragea Éric à l’heure du déjeuner.
Ronnie se sentait un peu rassuré. En plus, la sono du circuit diffusait J’ai oublié de vivre, un tube de Johnny, son chanteur préféré. Il avala son sandwich du déjeuner avec un meilleur appétit qu’à Hébécrevon.
La première montée de course réserva une nouvelle surprise. Éric et Ronnie signèrent exactement le même temps, au centième de seconde près. Ils laissaient tous leurs adversaires à près d’une seconde. Ronnie n’en croyait pas ses yeux. Avant d’aller se ranger sur la ligne de départ avant l’ultime montée, celle qui désignerait le vainqueur de leur catégorie, Éric lui donna une tape amicale dans le dos.
- Tu restes calme, tu te concentres, tu ne fais pas de complexe et tu doses ton attaque. J’ai confiance en tes capacités. Tu es un super bon. Si j’en avais douté, je n’aurais pas essayé de faire Le Mans avec toi.
Revalorisé, Ronnie reprit confiance en lui. Quoi qu’il arrive, il avait des amis qui ne le mépriseraient pas, qui ne l’abandonneraient pas. D’ailleurs, Franck, à qui il restait un peu de temps avant d’amener sa Porsche au départ, venait aussi l’encourager. Rarement, Ronnie s’était senti aussi bien dans sa tête.
Malgré son amitié pour Ronnie, Éric ne lui fit pas de cadeau à la dernière montée. Il attaqua si fort qu’il gagna cinq centièmes sur son temps précédent. « Ce sera dur de faire mieux », se dit-il lorsqu’après avoir garé sa voiture dans le village. Il resta auprès de la Kadett GTE, écoutant les commentaires du speaker officiel pendant que Ronnie était en piste.
- Très beau passage de Le Mat dans le gauche en fer à cheval, hurlait le commentateur au micro. Après sa déconvenue d’Hébécrevon, Ronnie a bien trouvé le mode d’emploi de sa Camaro. Attention à l’épingle de la Poste. Il freine tard le pilote de la Camaro. Mais ça passe. Légère dérive à l’accélération, sans faire fumer les pneus ni perdre du temps comme il y a quinze jours, et c’est fini. Le Mat a franchi la ligne d’arrivée. Mesdames, messieurs, impossible à l’œil nu de déterminer qui a fait la plus forte impression de Le Mat ou de Trélor. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ces deux garçons étaient les hommes forts du groupe 1 aujourd’hui. Nous attendons le verdict du chrono.
Ronnie gara la Camaro derrière la Kadett GTE. Il enleva son casque, déboucla son harnais et rejoignit Éric. Ils attendirent l’annonce du classement côte à côte.
- Voilà, le temps de Le Mat vient tombe à l’instant, reprit le speaker. Il améliore son précédent chrono de 8 centièmes, ce qui fait qu’il devance Trélor de 3 centièmes. Trélor remporte tout de même la catégorie des voitures de moins de 2 litres.
Ronnie tomba dans les bras d’Éric avec l’enthousiasme d’un footballeur de Ligue 1 qui vient de marquer le but qui assure le gain du championnat. Jamais, il ne s’était senti aussi heureux. Franck avait eu raison de lui faire confiance, tout comme Éric, comme Freddy aussi qui lui assurait que même s’il restait un gentleman driver, il était un vrai pilote.
A la remise des prix ce soir-là, Ronnie ne baissa pas la tête, au contraire. Beau joueur, Luc le félicita de bon cœur. Il se doutait bien que la déroute d’Hébécrevon ne se reproduirait pas et que son camarade redresserait la barre. Jacques, lui, n’était pas resté à la cérémonie. Il avait loupé sa course et se classait derrière la Rallye 3 de Luc. Il n’arrivait décidément pas à trouver le mode d’emploi de l’Escort 2000 RS.
Cette édition de la Course de côte de Saint-Germain sur Ille réservait encore une jolie surprise à Ronnie, la photo de sa voiture dans Échappement, le magazine qui suivait régulièrement le sport automobile en France. Ironie du sort, c’était celui du mois de juin qui consacrait un dossier spécial aux… 24 Heures du Mans. Une petite consolation pour Ronnie que les dieux de la course automobile n’avaient pas tout à fait abandonné. D’autant que Luc ne prit pas non plus le départ des 24 Heures comme il l’avait longtemps laissé croire.
- C’était du bluff, avoua-t-il une semaine avant la classique mancelle. Je savais depuis début janvier que je n’aurais pas le budget. Je voulais juste faire enrager Ronnie.
QUELQUES LIENS A SUIVRE
Si vous avez trouvé que Ronnie est un personnage attachant, découvrez dans Les injustices commencent dès l’école, une des fictions qui composent 7 nouvelles pimentées, mon dernier ouvrage. En lisant cette nouvelle, vous découvrirez au travers des souffrances de Ronan pendant son enfance les raisons de sa sensibilité d’écorché vif et de ses doutes. Quant aux six autres nouvelles du recueil, elles mettent en scène d’autres personnages et devraient vous plaire aussi :
http://sebsarraude.tumblr.com/post/28291502256/7-nouvelles-pimentees
(1) Un flash-back sur l’histoire des Automobiles Vivia figure dans Chicanes et Dérapages de Lorient au Mans, un polar signé Thierry Le Bras, présenté sur le site de la Fédération Française de Sport Automobile
http://www.ffsa.org/article.php?comite=comite12&titre_url=chicanes-et-derapages-de-lorient-au-mans&id=13352
La course de côte de Saint-Germain sur Ille où se conclut cette fiction renaît cette année sous forme de montée historique.
http://anciennes-etang-apigne.over-blog.com/article-course-de-cote-st-germain-classic-103032812.html
Cette course est également régulièrement évoquée sur
http://circuitmortel.hautetfort.com/
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Thierry Le Bras