Magazine Culture

Lewis au pays de Caroll

Par Bscnews
Quoique imprimé, l’obélisque de la concorde n’est pas un livre.
D’après Pascal Quignard
Puisque c’est la rentrée littéraire, je ne vous parlerai pas de la rentrée littéraire. C’est la rentrée littéraire. 659 romans. Même pas un compte rond pour une opération marketing qui ne tourne pas rond. Pauvres libraires et pauvres tables. Aussi, à l’exception de Mémoires de Marc-Antoine Muret – humaniste renaissance et hédoniste baroque – de l’admirable Gérard Oberlé (chez Grasset), je n’irai guère chez les librairies durant l’époque bénie des vendanges. J’en profiterai, en revanche, pour me souvenir que tous les critiques littéraires ont oublié de parler l’an passé de Entre les poires et les faux mages (éditions des cendres), d’André Stas, surréaliste et trublion belge qui livra aux lecteurs attentifs un roman foutraque et vivifiant qui fait la part belle aux fous littéraires. Voilà mes credo. 659 romans, donc. Alors bon courage à ceux qui s’aventureront aux travers des rayons et qui, à défaut de soleil, risqueront peut-être le coup de torpeur. Pour ma part, je ne sors pas de l’ombre et continue à m’égarer les longs couloirs de l’Absurde et des petits chemins de la littérature…
«J’ouvre les livres pour apprendre, je les referme pour vivre» André Suarès.
«Derrière la vérité, il existe une autre vérité ; laquelle est la vérité ?» John B. Frogg
Si la Bibliophile n’est pas une science exacte, la Biblionomadie (*) est un état d’esprit improbable qui permet de suivre les petits cailloux blancs, comme s’il s’agissait d’Unica ou de livres rares. Et parce que la curiosité n’est jamais un vilain défaut, il est essentiel de s’aventurer dans les derniers rayons où il arrive souvent que l’on n’arrive jamais.
Le bon docteur Christian S, membre du Cénacle troglodyte (1), qui me garde avec conscience les magazines de médecine m’a apporté la semaine passé une revue ancienne - lu et relu, mais peu froissé -, contenant un article qui, disait-il, pouvait m’intéresser...
Il s’agissait, pour faire court avant de faire bien plus long, de L’histoire d’Alice au pays des « psyschomanitous » plutôt qu’à celui des merveilles. Le bon docteur connaissait mes goûts et mes propres pathologies, ma collectionnite forcenée et mes interrogations sur les syndromes suspects, méconnus ou, mieux, étranges ...
Et si Alice n’était que le fruit imaginé d’un créateur, fantasque certes, mais avant tout migraineux et atteint, peut-être, d’une perception modifiée de la réalité ?
Perception modifiée de la réalité... L’idée m’interpellait. Je m’étais déjà intéressé à la bipolarité de l’adulte et à celle d’un certain Docteur Jekyll, à la dysharmonie de l’enfant et au syndrome de Peter Pan qui affectent tous les apprentis héros qui ne souhaitent pas grandir...
Tous ces miroirs sans tain, qui reflétaient si mal ou si différemment, m’intéressaient au point de m’y observer puis de m’y aventurer.
De l’autre côté du Miroir - déformant.
Après quelques recherches et consultation auprès des disciples d’Esculape, je découvris qu’un certain John Todd, psychiatre de son état, avait énoncé ou défini, en 1955, le "syndrome d’Alice au pays des merveilles", à savoir, un ensemble de symptômes neurologiques désignés par les termes macrosomatognosie et microsomatognosie - ou plus simplement macropsies et micropsies - à savoir encore, des distorsions visuelles de la taille des objets (2).
« La microsomatognosie peut ainsi entraîner des hallucinations qui donnent à une tête réelle la taille d’une tête d’épingle. La macrosomatognosie, au contraire, peut donner la sensation que les membres s’allongent de façons inconsidérées et considérables. Les illusions semblent si certaines que les patients confondent le réel avec un miroir déformant et peuvent aller jusqu’à se peser afin de vérifier leur poids. », m’assura le bon docteur S. Pourtant, la thèse était plutôt controversée. Non par les médecins mais plutôt par les biographes puisque Charles Dodgdson - le véritable nom de Lewis Carroll - soi-même ne l’avait, à priori, jamais évoqué. On peut toutefois objecter qu’un écrivain, grand ou moins, n’est pas obligé de confier à ses carnets intimes ses maux de tête à répétition... Et là, nous en conviendrons ensemble, ceci peut expliquer cela... Le syndrome d’Alice nous concerne tous, à commencer bien sûr par les individus fascinés à la vue d’une miniature ou d’une maison de poupée. Invitons aussi les amateurs de bonzaïs, de bibliothèques géantes, de trompe-l’œil bien léchés, de maquettes anciennes ; et les lecteurs des Voyages de Gulliver à Liliput ou à Brobdingnag. Ah ! Le Voyage au Brobdingnag, second voyage de Gulliver, où les femmes sont de moeurs légères... mais c’est assez, vous reprendrez bien un peu de sérieux...
« Le conte médical est démarré et les jeux neurologiques sont ouverts... Les spécialistes y jouent, du reste avec constance. Apportez-nous le cerveau du bonhomme afin que l’on tire des distances imaginaires... » En écrivant ces quelques mots, je ne savais pas si bien écrire et je ne savais pas encore si bien croire...
Comme à défaut de formol et de vivisection, il est toujours possible - et utile - d’ouvrir de nouveau les ouvrages anciens. Les lecteurs sérieux, les curieux et les neurologues cultivés trouveront matière à en recoudre. C’est ce que je fis.
Nos personnages - enfin, ceux de Mr Carroll - ressemblaient à des freaks sortis d’un cabinet de curiosités médicales grandeur nature.
Humpdy Dumpty, mon favori, chauve et malicieux, à l’allure ovoïde et à la pédanterie certaine, avait décrété que les mots ont le sens qu’il leur donne (3 & 4) et, atteint sans doute de prosopagnosie, ne pouvait se souvenir des visages.
Mad Hatter - qui tient son nom de l’expression anglaise Mad a hatter, ainsi traduit fou comme un chapelier (5) - , pour qui le temps n’a plus cours ni plus sens puisqu’il consiste en un éternel tea time, me fit perdre mon temps ; je passai de longue heure à l ‘écouter, à l’étudier au lieu de poursuivre mon enquête....
Je ne fis pas attention aux cartes car, en dehors du jeu d’échecs qui m’obsède, je suis un bon joueur et chacun sait que pour gagner il faut en être un mauvais...
Alice m’occupa une longue partie de la nuit et je m’endormis avec son révérend et mathématicien de créateur.
Le lendemain, j’envoyai un véritable pigeon voyageur aux bons soins de Michel M. (6), qui me fit indiquer en retour la personne aimable susceptible d’éclairer mes lanternes. Miss Holly Golightly, près Inverness - Scotland. Michel M. l’avait prévenu et un rendez-vous londonien était pris.
À l’hôtel du chapelier fou.
Le pub de l’hôtel Mad hatter au cœur de Londres n’était pas encore bondé lorsque ma correspondante arriva. C’était une jeune femme enjouée, à l’érudition sans faille qui multipliait ses passions comme ses identités (7). Elle avait quelques révélations à me faire et possédait une pièce rare, à savoir un document dessiné de toute première importance. Il s’agissait, croyait-elle, d’une espèce de « demi autoportrait » de Lewis Carroll. Il manquait une partie d’un visage et la main gauche (8). Dessous il était écrit : "scotome migraineux, 1862."
Elle croyait que Lewis Carroll avait pu souffrir d’une migraine d’origine ophtalmique et exhiba pour preuve une lettre traduite pas ses soins.
« Ce matin, j’ai eu pour la seconde fois d’étranges visions et d’horribles maux de tête ». Seulement la lettre était datée de 1885 l’histoire d’Alice était écrite depuis déjà vingt ans. Elle m’apprit aussi que Carroll faisait mention dans son journal d’un rendez-vous chez un ophtalmologiste en vue afin qu’il l’aide à faire cesser ses visions étranges qui confinaient presque à l’hallucination.
Elle évoqua enfin des possibilités d’endormissement partielles et des expériences incontrôlables de rêve éveillé (voir note 2). À défaut de bailler, je me mis à sourire... Qui en effet, n’a jamais senti sa tête enfler, devenir lourde et se mettre à piquer du nez au théâtre ou dans une salle des ventes, par exemple (9).
L’Étrange cas du Révérend Dodgson
Avant de regagner Paris et de faire un détour obligé par la libraire Shakespeare & Co, je m’offris le luxe de dormir à l’hôtel Sherlock Holmes. J’avais pris froid à la sortie du pub et ma nuit ne fut qu’un mélange de fièvre et de rêves complexes.
Je ressemblai à Robert Louis Stevenson, l’enfant malingre qui frissonnait à la nuit tombée dans la sinistre maison d’Herriot Row, Edinburgh. Dans mon sommeil, j’essayai en vain d’attraper des livres dont les pages se déchiraient, des pièces d ‘échecs savonneuses et une boussole qui refusait le Nord et indiquait... Le Wonderland.
Au matin, avant de prendre la route en direction de Douvres, j’écrivis sur mon carnet :
« Des maux aux mots, il n’y avait peut-être qu’un saut de puce ou un miroir à traverser. En conséquence, nous sommes peut-être tous atteint du syndrome de (...) et capable alors d’écrire le même chef d’oeuvre, et sa suite... »
Alors à défaut de vous obliger chers lecteurs, et paraphrasant mon ami Flaubert qui écrivait a l’intention de qui vous savez, je reposai ma plume sur ces derniers mots :
« Alice au pays des Merveilles, c’est peut-être moi ! »
Épilogue
Quelques semaines plus tard, je reçus une lettre de Holly Golightly qui m’indiquait que l’on avait retrouvé à la mort de Lewis Carroll quantité d’ouvrages médicaux dans la bibliothèque de celui-ci. Un court traité sur les migraines du célèbre ornithologue et médecin John Latham était soigneusement rangé à côté de L’Étrange cas du Docteur Jekyll et de Mr Hyde, de Robert Louis Stevenson, l’auteur favori de Caroll lorsqu’il était enfant.
Les jours passèrent encore et le bon docteur S. se fit un malin plaisir de m’offrir un énorme lapin marron que j’offris, à mon tour, à ma fille.
Durant les absences de celle-ci, l’étrange animal trônait sur le bureau et, bien que pourtant muet comme une carpe, semblait vouloir me chuchoter quelques mots chaque fois que je prenais le stylo. Un matin où les mots me manquaient, je « croquai » le lapin à défaut de lui « étirer les oreilles » comme si j’étais moi-même un dessinateur atteint de distorsion visuelle. Sous l’étrange croquis, je repris quelques mots que Lewis Caroll avait un jour adressés à une amie chère : « Ne vous sentez pas obligée de croire tout ce qu’on vous raconte... Si vous vous forcez à tout croire... vous serez incapable d’admettre les vérités les plus simples. »
Eric Poindron

NOTES
La citation de John B. Frogg est extraite de Funestes Spicilèges (éditions M.Hesselius)
(*) - Biblionomadie - Itinérance à travers les livres, in Bibliolexique, à l’usage de l’amateur de livres, de Jean-Paul Fontaine (Éd de Cendres).
(1) - Voir, Le Magazine du Bibliophile N°71, mars 2008, Le Cénacle Troglodyte, une société Bibliophilique et secrète (texte sur simple demande).
(2) - Le docteur Todd émet ainsi que ces symptômes se manifestent à la suite de divers troubles cliniques... La migraine - nous l’avons déjà dit - les lésions cérébrales, les troubles de l’humeur, les psychoses, les maladies inflammatoires et sans, doute, d’autres symptômes que nous avons oubliés... La revue Cerveau & psycho pencherait quant à elle pour la thèse du "rêve éveillée", ces troubles du schéma corporel que l’on peut observer à l’instant de l’endormissement et sa conséquence : le rêve. Alors Lewis Carroll - écrivain, certes - fut-il un rêveur ? Comme nous tous ! Eveillé ? Comme bon nombre !...
(3) - « Quand j’utilise un mot, annonça Humpty Dumpty non sans gravité, il doit signifier précisément ce que j’ai décidé. C’est ainsi. » Traduction F de l’O.
(4) - Les bibliophiles ayant l’âme d’un détective, londonien ou non, essayeront de se procurer Humpty Dumpty’s memories, by John B. Frogg (Tweedledum & Tweedledee. Limited édition, 1898).
(5) - L’expression « fou comme un chapelier » viendrait de l’utilisation - naguère - du mercure dans la fabrication des chapeaux si chers à nos gentlemen anglais qui fréquentaient Loch & Co Hatters à Saint James Street.
Je ne peux m’empêcher ici d’évoquer le saturnisme qui touchait les protes et les ouvriers typographes en contact plus que de raison avec le plomb. Ce qui fit dire un jour à un médecin bien ou mal intentionné : « ce n’est le plomb qui tue le typo, c’est le zinc !... »
(6) - Michel M., est l’auteur d’une Histoire naturelle des dragons (Éd terre de Brumes). Ses activités et ses enquêtes sur les monstres lacustres le mènent à connaître de nombreux enquêteurs - et enquêtrices - de langue anglaise.
(7) - Sous une Identité française, Miss Holly Golightly est aussi la traductrice du Roman de Sir James Matthew Barrie, Le Petit oiseau blanc (Éd. Terre de brume)
Les lecteurs à l’humeur victorienne pourront aussi découvrir, avec la bienveillance de Miss Holly Golightly, trois sites et blogs littéraires - ou JIACO, Journal Intime à Ciel Ouvert - de grand intérêt. Le premier est consacré à Lewis Carroll et les autres à Sir James Matthew Barrie, l’auteur de Peter Pan, ou le Petit Garçon qui ne voulait pas grandir.
La chasse au snark :
http://chasseausnark.blogspot.com/
http://www.sirjmbarrie.com/
Roses de décembre :
http://rosesdedecembre.blogspot.com/
(8) - N’oublions pas que Lewis Carroll était gaucher.
- J’ai ainsi manqué de très beaux lots dont l’un contenait une photo de Gaston Leroux masqué, mimant Erik, Le fantôme de l’opéra. Jamais un coup de dés - ni de sommeil - n’abolira le hasard.


Retour à La Une de Logo Paperblog